“ Fragments de mémoire et de contemplation ” : tels sont les premiers mots par lesquels Aharon Appelfeld présente son récit, “ une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine ”.
Un père bientôt assombri par l’approche des malheurs, la prière à la synagogue auprès du grand-père, le violon donné par l’oncle Félix, la maison des parents et la campagne où habitent les grand-parents, l’allemand et le yiddish, tout cela se vit et s’inscrit avant l’âge de sept ans ; c’est ensuite la vie de misère au ghetto (“ Dans le ghetto, les enfants et les fous étaient amis ”), l’assassinat de sa mère, le camp de concentration puis l’errance des années de guerre, avec sa contemplation salvatrice de la nature extérieure et celle des bouffées de souvenirs et d’espoirs. Cet enfant livré à lui-même vit difficilement aussi ses premières années en Israël, l’apprentissage de l’hébreu, l’effort paradoxal pour oublier et pour ne pas oublier, la reprise des études – d’abord le yiddish –, l’entrée en littérature.
Ces “ taches de mémoire ” au ton si juste et aux racines ancrées dans le corps sont d’une force stupéfiante, signant l’irréductibilité de celui que rien n’a pu durablement écraser ni soumettre, et qui, adulte, est allé sans faiblir à la rencontre de lui-même – par une nécessité intérieure qu’il relie à la contemplation ainsi qu’à l’attachement à la culture associé à ses parents. “ Tu seras instruit ”, lui avait dit sa mère. Les débuts de chapitres sont autant d’incipit qui ouvrent sobrement mais délibérément des perspectives abyssales ; par exemple : “ J’ai rencontré des gens merveilleux pendant les longues années de guerre ” ou encore : “ Il est des visions qu’un homme ne peut oublier facilement ” Citons encore ce trait qui dit tant du regard du survivant, et qu’il semble appliquer aussi à lui-même : “ Déjà dans ma petite enfance, j’observais les gens et les choses avec attention et méfiance. ”
Marthe Coppel nous montrait récemment (lors du congrès des psychanalystes de langue française sur la sublimation, en mai dernier) comment et pourquoi Aharon Appelfeld s’était d’abord exprimé sur la guerre par les poèmes et la fiction avant d’en venir à ce récit sur lui-même (qui n’est pas une biographie, au sens où tout est fait pour y éviter la rationalisation créatrice de cohérence apparente, relecture faussement unificatrice). Pour A. Appelfeld, la littérature est fondamentale, vitale : “ Un véritable écrivain écrit à partir de lui-même. /…/ La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle. ” “ La littérature, si elle est littérature et vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue. ”
Celui qui écrit cela a connu des moments quasi mutiques : “ La guerre s’était terrée dans mon corps, pas dans ma mémoire ”. En amont, le psychanalyste sera peut-être particulièrement sensible à la violence de la lutte de l’auteur pour retrouver et construire son rapport au langage, malgré ses difficultés pour apprendre l’hébreu ; sa réflexion sur les rapports entre langue maternelle et mémoire ne peut que nous toucher profondément. A l’armée, “ il m’apparut clairement que le monde que j’avais laissé derrière moi – les parents, la maison, la rue et la ville – était vivant et présent en moi, et tout ce qui m’arrivait, ou m’arriverait à l’avenir, était relié au monde qui m’avait engendré ”. Aharon Appelfeld put alors devenir “ un homme qui avait prise sur le monde ” et non plus “ un orphelin qui traînait sa condition ”.
Et pourtant, le constat reste dur : “ Même si j’avais pu alors formuler mes pensées, cela n’aurait pas aidé ” car “ les êtres ne changent pas. Même des guerres terribles ne les changent pas. /…/ Les pulsions sont toujours plus fortes que les valeurs et les croyances ”. Paradoxalement, le sens et l’esprit du récit d’Aharon Appelfeld sont aux antipodes du pessimisme que l’on pourrait en déduire ; nous ne pouvons que le laisser les commenter lui-même, admirablement : “ ce qui avait été conservé dans la mémoire était justement les instants les plus clairs et les plus humains /…/ Ces instants rares ne faisaient pas qu’élever une lumière dans l’obscurité, ils ancraient en vous la foi en l’idée que l’homme n’est pas un insecte. ”