Les trente dernières années du vingtième siècle auront été les témoins d’un bouleversement de la parenté et des idées sur la parenté. Les mutations des pratiques, des mentalités et des institutions sont profondes. Les mutations de la réflexion anthropologique sur la parenté ne le sont pas moins, dans la mesure où les perspectives de Claude Lévi-Strauss sur les rapports de parenté ne peuvent désormais apparaître que comme un aspect, partiel voire discutable, de l’ensemble des problématiques de parenté. Définir la filiation devient plus compliqué, tant dans la vie des individus actuels que dans la saisie anthropologique des formes de parenté les plus traditionnelles.
Directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, Maurice Godelier, – sous une forme d’abord très concrète et narrative, puisqu’il nous relate toutes ses découvertes, progressives, auprès des Baruyas de Nouvelle Guinée –, se propose d’introduire ses lecteurs à la complexité de la compréhension de la parenté, reliant la compréhension des paradoxes actuels dans le système de parenté dit cognatique qui est le nôtre à l’ensemble de l’apport de l’anthropologie pour penser la parenté. De Morgan le fondateur en passant par la vision globale de Lévi-Strauss et ses critiques par Leach et Schneider, Maurice Godelier montre la nécessité de repenser la parenté.
Après un premier chapitre consacré à ses séjours chez les Baruyas, l’auteur présente les composantes de la parenté, qui seront ensuite étudiées systématiquement : la première composante est la filiation (descendance), la deuxième l’alliance, mais la troisième, la résidence n’est pas moins importante (et engage une grande part des rapports entre parenté et économie). La quatrième composante est cognitive et fait partie intégrante de l’expérience de la parenté : ce sont les terminologies de la parenté – et l’on sait leur importance dans la capacité de représentation et de symbolisation, y compris aujourd’hui, lorsque l’enfant commence à se situer dans la famille et à distinguer entre les grand-parents, les oncles, les cousins, etc. Les fonctions de la parenté et le champ de la parentalité sont ainsi plus étendus et complexes qu’on ne le pense généralement. La cinquième composante, plus surprenante tient à la distinction entre des humains « ordinaires » et des humains « extraordinaires », ceux qui se distinguent parfois des dominés par ce qu’ils font, voire par ce qu’ils mangent. Ainsi chez les Kako du Gabon, pour qu’un homme ait le droit de manger de l’homme et fasse partie des « cruels », il faut qu’il en ait beaucoup tués. Que l’on soit homme fait dieu ou dieu fait homme, que l’on grandisse en cannibalisant les autres ou en se laissant consommer, il faut que l’être d’exception, inhumain et surhumain, prouve qu’il a droit à la dévotion et à la soumission des humains ordinaires en leur apportant l’abondance, la santé et la force, ou au contraire en leur ôtant la santé et la vie, en les anéantissant de sa colère. Donner la vie ou la reprendre manifeste l’essence divine.
De tout cela, on peut dégager des propositions théoriques de portée plus générale, prenant en compte le corps sexué, mais aussi le fait que l’enfant humain ne naît pas seulement d’un homme et d’une femme – qui fabriquent un fœtus – mais de multiples agents insaisissables qui coopèrent avec eux, défunts, ancêtres, divinités qui seules peuvent donner un esprit ou une âme, ce dont témoigne le nom. Il est toujours une théorie du corps, de l’âme, de la pensée, Il faut aussi prendre en compte les dimensions imaginaires des substances corporelles. Dans toutes les sociétés, certains usages du sexe sont interdits – l’inceste certes, mais pas seulement lui – parce que l’on pense qu’ils mettent en danger la reproduction de la société, voire celle de l’univers ; telle est la sixième composante de la parenté. Confrontant Freud et Lévi-Strauss Maurice Godelier reprend la discussion des origines de la prohibition de l’inceste ; contrairement à ce que pensait Lévi-Strauss, l’existence de la société ne repose pas sur un seul mécanisme, l’échange, et sur un seul principe, le don réciproque, mais sur un double mécanisme et deux principes : s’obliger à donner et s’obliger à ne pas donner ce qu’il faut conserver pour le transmettre, car transmettre, c’est donner sans retour possible, sans réciproque directe possible ; Lévi Strauss a laissé dans l’ombre les formes de dons non réciproques, de même que l’axe de la filiation et de la descendance pour mettre en avant et privilégier celui de l’alliance et de l’affinité. C’est donc un scénario plus complexe qui nous est nécessaire pour penser la parenté sans en exclure les logiques de filiation, ni le lien entre l’individuel et le social, entre l’économique et l ’imaginaire – et donc l’histoire, la terre, la parentalité, les sexes et le désir. Il importe de comprendre un passé qui s’étend jusqu’à nous, y compris pour percevoir les enjeux des transformations de la parenté auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.
Cette étude magistrale, dont nous n’avons pu qu’esquisser les apports, est désormais incontournable.