[restrict]Rencontres de la SPP 12-13 Mars 2022 – Le sexuel infantile dans la dynamique processuelle.
Amélie de Cazanove - « Perdre connaissance dans le transfert… »
Son prénom, Camille, plutôt accordé de nos jours aux filles, ne lui a jamais caché le désir contrarié de ses parents d’avoir souhaité une fille après la naissance de leur fils ainé. Cette assignation identificatoire traversée par la bisexualité et les interrogations sur la différence des sexes, va questionner d’emblée sa place dans la fratrie. Etre le second d’une fratrie de deux garçons nés à 13 mois d’intervalle, d’un couple de très jeunes parents ambitieux.
Lorsque je le rencontre il est âgé d’une cinquantaine d’années. Père de trois enfants issus d’un premier mariage, aujourd’hui jeunes adultes, il est remarié et travaille beaucoup dans l’ombre de ses clients importants.
Il lui manque quelque chose qu’il ne saisit pas très bien mais qui se révèle dans une encombrante conscience de culpabilité, de sévères insomnies et des angoisses sans nom. Il affectionne la discrétion monastique qu’exige de lui son métier mais butte contre un insatiable besoin de reconnaissance.
Il demande une vraie analyse, et précise à plusieurs séances. Son associativité et son intérêt pour son fonctionnement m’entrainent à penser qu’il fait partie de ces patients à avoir un talent pour celle-ci…
A la recherche du sexuel infantile, dans cette cure qui a débuté il y a trois ans, deux idées me sont venues très tôt en y réfléchissant :
La première concerne les traces les plus évidentes du sexuel infantile, qui semblent réactivées avec l’appui de la curiosité sexuelle (et souvent dans une forme dénégative). Sans doute en lien avec la seconde idée : sa relation au frère ainé qui va occuper une place centrale ouvrant sur l’importance d’un complexe fraternel.
Je me le représente ainsi : une conflictualité à ciel ouvert, très tôt refoulée, où la route de l’Œdipe semble empêchée, barrée par un rival, double et semblable, qui enchaine Camille à l’impossibilité de se jouer de l’ambivalence en neutralisant toute forme d’agressivité. Camille se vit comme l’intrus et l’objet de son frère, le second en toute chose, Frère du précèdent comme chez Pontalis, place spéculaire où amour et envie sont tout autant étroitement liés que la haine et la mort.
Les débuts…
Dès la première séance, il propose de lui-même le cadre de l’orthodoxie analytique et raconte avoir été en analyse pendant 14 ans avec un psychiatre, qu’il surnommait « Monsieur Toc », gentil et rassurant qui le recevait à la demande en face à face. Il aimerait faire une analyse dans les règles de l’art. Homme de comparaison, il a beaucoup échangé sur ces questions avec ses proches, eux même en analyse et profite de ce que son précédent psy ne puisse plus le recevoir pour me demander une véritable analyse. Il insiste.
C’est par l’intermédiaire de l’analyste de son frère qu’il a eu mes coordonnées. Il s’est posé quantité de questions et notamment le sens d’entamer une analyse avec une femme. Il a aussi vu que j’étais membre d’une Société freudienne, autour de lui on va plutôt chez des lacaniens. Il précise que ça l’intéresse, bien qu’il ajoute, ne rien y comprendre, maniant ainsi tentative de séduction et menace de la concurrence.
Malgré sa demande, au moment de poser le cadre, une précaution intuitive me conduit à proposer d’abord deux séances sur le divan. A ce moment-là, j’imagine cette retenue pour ne pas trop entrer en écho avec cette séduction d’emblée présente…Mais c’est seulement une fois qu’il sera sur le divan, que je comprends le sens de l’euphémisme à propos de l’analyste précédent ne pouvant plus le recevoir, celui-ci était en fait mort subitement. Il ne l’apprend lui-même que par hasard, par un de ces amis avec qui il partageait son thérapeute. Camille n’a pas éprouvé le besoin de vérifier mais a pensé que c’était une bonne occasion pour changer de psy et s’est mis en recherche dans les jours qui ont suivis. Surprise par l’absence de tonalité affective, semblant ne traduire ni perte ni deuil, je lui dis :
-Alors à la mort du gentil Monsieur toc, en recherche d’une orthodoxe Madame éthique…
Surpris, à la fois amusé et effrayé ; il dit se sentir enfin en analyse !
Dans les premiers temps les rationalisations envahissent les séances ; abandonner l’intellectualisation et la connaissance au profit du sensible demande un effort constant. Il s’y emploie mais se retrouve perdu tant l’investissent du savoir a été structurant.
Il me livre ses petites questions, résidus de l’enfance adressées au père, témoignant de la recherche et de l’investigation, premiers repérages du sexuel infantile … « Pourquoi la terre est ronde ? » « Pourquoi les voitures roulent et les trains glissent ? », « Pourquoi les sous-marins en remontant à la surface font-ils des bulles ? ». Le père semble implacable et lui dit « Ne te fais pas plus bête que tu n’es ! » et surtout « réfléchis fais un effort ! », accompagné des ricanements du frère ainé.
Lors de la première analyse, il a beaucoup été question de sa place dans sa famille, entre une mère dont il cherchait à être aimé mais qui lui préférait ouvertement son frère. … Et un père qui incarnait, puissance, réussite et savoir.
Les parents, tous deux pris dans des enjeux d’ascension sociale, mettent l’accent sur l’investissement scolaire et les meilleures filières. Mais « Tout était faux » pourra-t-il dire, « le couple inexistant, séparés bien avant de l’être réellement. Pas de rapprochement, ni marques de tendresse. »
Camille décrit son père pris ailleurs, rentrant tard le soir et mobilisé les week-ends par ses investissements divers, et sa mère qui, épuisée par ses propres ambitions, finit par s’écrouler avachie devant Dallas. Il conserve avoir compris enfant que quelque chose ne tourne pas rond chez elle lorsqu’il se souvient l’avoir observée, perdue dans la contemplation de sa belle moquette de laine, allongée sur le sol du salon, armée d’un ciseau à ongles pour en égaliser les défauts.
Et puis il y a surtout cette relation extrêmement narcissique au frère ainé, double, presque jumeau, tout autant adoré que craint pour ses explosions de colères, et qui jouait à terroriser son petit frère.
Une scène centrale : L’ainé plaquant le plus jeune au sol avec ses genoux retenant les bras au niveau des épaules de Camille, placé ainsi en-dessous, impuissant et sans force. L’ainé mordait nez et oreilles à le faire pleurer, lui susurrait tu es très laid, le traitant de chochotte quand par hasard on en venait à les séparer et l’accusant de l’avoir provoqué. Mensonges et mauvaise foi maniés par cet ainé avec brio…
« Peu importe tout ça !», banalise Camille, puisqu’aujourd’hui ils sont les meilleurs amis du monde. Très intimes, ils partagent même leur bande d’amis, et Camile ne sait comment empêcher cet ainé d’éprouver de la culpabilité en face de ces jeux enfantins sans gravité…
Il s’appuie sur le lexique de la psychanalyse. Il évoque « son Oedipe », « sa névrose obsessionnelle » ou encore « son inconscient ». Il dit s’être normalement questionné sur « son homosexualité » mais balaye rapidement. Il veut me montrer qu’il sait de quoi on parle comme un bon élève. Il redoute que je puisse le prendre par surprise. Dans ce mouvement, il peut dire « avec mon précédent psy, le transfert était évidemment paternel. En décidant de faire une analyse avec une femme, je pensais que le transfert allait être évidemment maternel, mais je m’aperçois que je vous fais porter le costume de mon papa ! ». L’utilisation plutôt réservée au vocatif de « mon papa », qui surgit ici comme pour abaisser la tension, m’intrigue, me conduit à lui proposer :
-« papa-maman donc… » .
Ouverture qui se solde par un sentiment désagréable chez lui :
-« comme une chose inexistante, papa mon frère/ maman mon frère …et moi toujours à côté, en dessous… ».
La figuration de l’absence de représentation du couple parental, presque comme une dénégation de l’Oedipe, où le frère occupe toutes les places, témoigne d’une tentative d’organiser une scène primitive dont il est l’exclu. Sa plainte se prend dans ses ruminations et la pensée activement investie reflète dès le début les enjeux de la passivité et du masochisme.
Je privilégie alors un questionnement prudent pour tenter une certaine déconstruction de ses certitudes analytiques, déjouer la défense par l’intellectualisation et les formations réactionnelles qui empêchent l’émergence de toute trace de haine, mais aussi plus généralement, d’affects … « je ne ressens rien, je ne connais que l’angoisse » sera son mantra des premiers temps. Si je lui propose de m’en dire plus, il répond : « Je ne comprends pas le sens. J’ai l’impression que vous me dites, comme mon père, : réfléchis fais un effort ! »
Le passage à trois séances est décidé après quelques mois, calé à la rentrée de petites vacances. Camille éprouve une certaine impatience, il en parle beaucoup mais m’annonce qu’il sera absent pour un peu plus d’une semaine, avant ces vacances. Nous devons donc nous retrouver trois semaines plus tard avec cette troisième séance tant attendue. Ce qu’il me rappelle à la fin de la séance. Je lui dis, agacée sans doute par cette absence que je découvre comme un fait accompli, et en référence au cadre : « Moi, je serai là ».
Je m’étonne donc, de le voir arriver à la séance suivante, quatre jours plus tard. Il me raconte une histoire bien singulière, qu’entre la séance où il m’annonce son départ et celle-ci, il a dû aller chez le médecin récupérer une ordonnance pour son voyage. Le généraliste l’examine et s’inquiète d’une grosseur, l’envoie chez un spécialiste qui décèle une forme de leucémie. Forme pour laquelle il apprend dans les jours suivants qu’il existe un traitement.
Il évoque l’étrangeté d’avoir quasiment appris sa mort et sa résurrection en l’espace de quelques jours. Il s’est accroché à la phrase que je lui ai dite, que je l’attendrai malgré son absence signifiée.
A la veille de ce tournant de la troisième séance, « trois séances comme mon frère », cet événement fait irruption et place l’analyse sous le sceau d’une énigme qui comporte une évidente dimension mortifère et traumatique. Un danger de mort réel plane et encombre l’élaboration du contre transfert et la possibilité interprétative.
C’est comme dans un scénario d’Hitchcock, quand un pistolet émerge dans une scène, c’est qu’il va à un moment ou à un autre devoir servir à l’intrigue…Danger de mort, meurtre possible, mais de quel meurtre s’agit-il ?
La maladie, rapidement circonscrite par un traitement à vie met à jour des figurations sans fin de la culpabilité, où la mère occupe la place d’un mauvais objet, le père d’un objet indifférent et le frère, par ailleurs médecin, de l’objet plein de sollicitude soignante. Il verbalise auto accusations et dénigrements, évoquant un besoin de se faire pardonner d’avoir occupé le devant de la scène, quelque chose d’inauthentique s’en échappe.
Il réalise la terreur de son frère à l’annonce de son diagnostic. Il s’en veut de lui avoir fait si peur. Les vœux meurtriers ne sont jamais loin, et le renversement, « c’est mon frère qui aurait pu mourir en me pensant en danger de mort », témoigne de la complexité de ce nouage et peut être d’autant lorsqu’il y a danger de mort réel…Au fond dans cette histoire Cain et Abel ont des places interchangeables. Et d’ailleurs je ne sais plus très bien qui tue qui, dans l’histoire biblique ?
Dans la suite, la maladie sera un non sujet : évoquée rarement, en demie teinte comme une péripétie. Il s’agit de ne jamais m’inquiéter dans une adresse transférentielle où tout parait amorti. Il coupe court en rappelant qu’il était tellement rassuré de savoir que je l’attendais.
Il se met à beaucoup évoquer son travail. C’est une période où il me noie sous des détails de contrats à rédiger …
Le confinement
Lorsque le confinement est annoncé, je lui propose de poursuivre les séances par téléphone. Il m’en remercie comme si je lui faisais une faveur à lui seul…
Très vite, je perçois un changement de tonalité. Le discours s’accélère et devient plus aigu. Là où il m’avait habitué à un débit tranquille mâtiné du contre investissement de son agressivité, apparait un déchainement sur ses associés et plus particulièrement l’un d’eux, double, alter égo professionnel, comme un frère. J’assiste au réveil de la haine pour le rival dans un déplacement sur l’associé dont je n’avais pas mesuré l’étendue jusque-là.
Surprise par ses diatribes qui semblent surgir des profondeurs de sa psyché, je m’interroge sur pourquoi elles émergent à ce moment-là …
Il se dit agacé/ provoqué par l’écran du zoom qui remplace leur réunion d’associés quotidienne. L’image, lui renvoie la perception de leurs positions par l’intermédiaire de la fenêtre où chacun apparait à l’écran, souvent 4, en-dessous/ au-dessus.
A la fois la sollicitation perceptive de se voir, de les voir et surtout de LE voir, semble exciter chez lui une rage nouvelle et mon écoute en dehors de la présence physique, offrent les conditions d’un relâchement des défenses. Ce dispositif semble provoquer une levée de refoulement où enfin il peut adresser à l’analyste une demande de reconnaissance. Je lui traduis sa plainte vers l’associé (frère) comme « Je me plains de sa mauvaise foi, du narcissisme exacerbé, et vous devez m’écouter sans me dire : débrouillez-vous tous les deux, je ne veux pas d’histoires ».
Je me sens (CT)l’oreille rêvée et complice de la mère en face du petit dernier qui se plaint des frasques de l’ainé. Je prononce simplement le mot rivalité, qui le laisse suspendu, en proie à des ruminations où il déploie des angoisses de mort et de responsabilité. Sur fond de culpabilité c’est l’expression d’un masochisme moral, exacerbé…
Rapidement la honte se réveille au contact des rêves :
-« J’ai fait un rêve, depuis ce matin je suis angoissé, je ne vais pas pouvoir vous le raconter mais je sais que je dois… Le rêve met en scène deux de mes associés qui plaisantent sur la taille de leur sexe, je ne suis pas avec eux mais je suis spectateur. L’un des deux défait sa braguette et en sort…(long silence) … un bout de tuyau d’arrosage. Je pense dans le rêve que ça n’est que de la vantardise ce dont je suis incapable, c’est comme me mettre à poil dans un sauna…
Il associe sur la honte et l’idée gênante de la taille du sexe. Il raconte interroger ses partenaires pour savoir s’il est dans la norme. Il ajoute qu’aucune femme ne s’est plaint …et se sent subitement ridicule.
Il se débat et la difficulté qu’il a à verbaliser le bout de tuyau d’arrosage, représentation faible mais sans équivoque, arbre qui cache la forêt ou montagne qui accouche d’une souris, laisse entendre derrière la honte, le réveil de l’infantile, avec la dénégation du mouvement mégalomaniaque (Je ne suis pas un vantard), comme celle des fantasmes homosexuels (ne pas se dénuder dans un sauna).
Dans la suite des associations c’est le retour de l’adolescence, la curiosité envers la sexualité du frère et les interdits pleins d’ambiguïtés de la mère qui dit « attention pas de bêtises !», et son désir sans arrêt brimé dans son premier mariage.
Puis il fait appel au transfert : « Je me prémunis contre votre jugement, j’ai le souci d’être cohérent, bon élève, correct. Je vous envisage mais je ne vous incarne pas. Je ne comprends rien. Je veux être transparent avec vous, mais j’ai peur de me sentir infantilisé. J’ai peur de laisser mon inconscient prendre le pouvoir et devenir avec l’analyse l’incarnation du fameux mâle blanc hétérosexuel tant décrié, de laisser libre cours à mon désir..
Je lui dis : -Je ne crois pas que l’inconscient parle la langue du politiquement correct
-Ma mère est impardonnable, comment lui dire ? L’analyse pourrait débrider la morale oui et ça me fait peur. J’ai dompté et enchainé l’inconscient, je voulais être un type bien, j’ai peur d’être un sale bonhomme. L’inconscient c’est exactement pas l’endroit où mon père m’a placé. Intelligence et réussite, ne surtout pas chercher du sens là où il n’y en a pas ! Parvenir ici c’est le plus grand pied de nez que je pouvais lui faire. Pour ma mère l’inconscient c’est le mal poli, le mal pensant, celui qui désire, qui regarde…attention pas de bêtises ! »
Dans une tentative de dédoublement, Il se met à nommer son inconscient « le malotru » ce que j’entends dans une première version comme le double qui dit des gros mots, le frère plus hardi, l’autre qui fait perdre le contrôle. Ce double qui réveille par le biais du rêve, la fantasmatique homosexuelle, et le masochisme.
Dans une autre version, qui m’apparait plus tardivement alors que je partage la référence culturelle, c’est un personnage de série, en identification à une virilité pleine de masques, d’héroïsmes en trahisons, d’identités multiples en dédoublements, qui vient épaissir toute la complexité de sa fantasmatique autour du masculin.
Plusieurs séances plus tard ; un rêve encore : « Une cour pavée qui fait un coude et découvre une personne sur le trottoir. Cette personne est pianiste et dispose d’un instrument extraordinaire. En touchant les pavés, elle fait sortir avec dextérité une musique magnifique dans le renfoncement de la chaussée. C’est curieux la musique est offerte à tous mais on ne la voit pas jouer…
Sans doute c’est vous cette personne.
-offerte à tous dans un renfoncement de trottoir, sans exclusivité ?
(Saisi, long silence)
- pas très correct, cela me perturbe que vous puissiez penser que je pense ça…qu’il y ait du désir derrière mon rêve.
-un désir peut en cacher un autre …
Il associe - J’ai fait un truc que je n’avais jamais fait, je vous ai googlisé…vous savez ce que c’est sur internet une info en apporte une autre et je suis tombé par hasard sur votre nom. Je n’ai rien vu de particulier… non non… ! Ah si qqch qui aurait fasciné ma mère. Ce qu’elle appelait le capital social qui dispose de tous les codes : votre origine. La peur et la fascination du notable, la province et paris, une généalogie impeccable ! »
Nul doute quant à la nature sexuelle de son investigation du côté des origines de l’analyste, un sexuel plein de négations, pour éviter le contact trop séducteur du transfert et réveiller une tonalité incestueuse. Au fond c’est comme si la représentation érotisée offerte par l’interprétation était balayée, effacée, au profit d’un anoblissement dont il pourrait bénéficier à mon contact et se laver ainsi de toute l’indignité du sexuel infantile.
La séance suivante en réponse à la précédente, ouvre sur des souvenirs d’école primaire tenue par des religieuses, et des phrases de catéchisme dont « ne nous soumets pas à la tentation ». La coloration de séduction du rêve, la curiosité pour l’analyste, l’envie et la comparaison. Et la menace est là : il n’est jamais loin le sadisme des femmes puissantes et autoritaires qui le renvoie à son statut de petit garçon et à un masochisme très érogène…
Retour en présence
Retour au cabinet après trois mois de séances par téléphone :
Il revient sur des souvenirs de sa petite enfance indissociablement liée avec celle de son frère, où la mère demeurait pour lui, inaccessible.
Il évoque la passion amoureuse de la mère pour son ainé, qui tournera au désastre puisque le frère et la mère ne se parlent plus. Le frère accusant celle-ci d’abus. Camille aujourd’hui joue le rôle de messager entre les deux entretenant désormais une place privilégiée mais d’où il entend surtout la plainte maternelle confrontée au silence de l’ainé. Pour Camille cette histoire d’abus est une énigme, et il se refuse à imaginer, à questionner son frère. La mère aimait trop le frère voilà tout. Je lui dis : « Pourquoi lui… », il répond dans le même mouvement « …et pas moi ! », laissant entendre l’ambivalent désir, une déclinaison de Un enfant est battu avec l’identification et le renversement masochique, mais aussi un puissant interdit autour de l’énigme incestueuse et de la recherche de sens.
Une séance :
« -Le mardi le divan est chaud. Quelqu’un de lourd était là avant moi. Réveille l’idée de devoir vous partager. Avec ma mère la place était déjà prise, mon frère était arrivé avant moi. J’ai abdiqué.
Aux yeux de ma mère je devais menacer la place de mon frère. J’aurais été une petite fille ça n’aurait pas posé de problème. Il parait que je ne parlais pas les trois premières années de ma vie. Ils se demandaient si je n’étais pas demeuré. Je ne savais dire que « moi aussi » pour dire que j’allais faire comme mon frère. Nous étions habillés comme des jumeaux.
Je repense à une photo, ma mère très belle en maillot de bain, mon frère sous son bras et moi de l’autre côté qui essaye de la regarder. Ça n’était pas moi qui était attendu, né 13 mois plus tard ça a un côté petit accident ! Ma jeunesse a été encapsulée dans celle de mon frère. »
A la séance suivante, il vient, avec un conséquent paquet barré en rouge d’une mention « fragile ». Celui-ci trône subitement au milieu de mon cabinet au pied du divan.
Il associe sur la précédente séance avec l’image du petit garçon en quête d’attention, et d’une affection qui ne vient pas. Il a l’impression de ressentir une impatience jalouse, d’être en attente et en demande qu’on vienne le chercher. Il associe sur son gout pour les amours impossibles et avortés dans son adolescence et ajoute « on m’a souvent laissé à la porte »
Je lui dis :
-« Hier la sensation du divan chaud qui vous aura fait penser devoir me partager qui fait revenir le risque d’être laissé à la porte…Alors aujourd’hui un paquet fragile pour me signifier qu’il faut vous protéger de toute cette rivalité qui pourrait bien revenir même ici .
Il s’étonne après un silence :
-un paquet fragile ? ah oui ça ? Ça n’est rien juste un miroir pour l’appartement, je ne pouvais tout de même pas le laisser dans la salle d’attente..
Je lui dis : il était donc bien question de miroir !
-Même ici je fais l’intéressant ! Cet autre qui occupait le divan, forcément un gabarit masculin, en compétition pour votre attention. »
Il poursuit : « Je cherche à plaire à mon père par l’intelligence et ça ne fonctionne pas. Ma mère c’est sûr ; elle m’a mal aimé…tellement noyée dans ses névroses. Je n’ai pas eu ma part, mon frère a été l’objet de sa passion abusive ». M’appuyant sur ce terme, je lui dis : « être épargné de l’abus, mais le désirer aussi »
Il associe sur le souvenir des disputes fraternelles où le frère avait le dessus « Je crie et personne ne vient. Et quand enfin quelqu’un arrive, mon frère dit que c’était pour rire. Je me sens humilié, écrasé sans défense. 13 mois de plus et 11 kg de plus surtout ! »
A la fin de la séance, il évoque le début de l’entente totale entre les deux frères. « A 17 ans je deviens bon en math et plus costaud. Un jour on s’engueule et ça devient physique. Il me pousse, je donne un coup de pied très violent. Stupéfaction réciproque, et après, terminé la violence ! Nos oppositions se jouent sur le terrain intellectuel et nous nous reconnaissons mutuellement des territoires de connaissances ».
Le retour de la rivalité par le biais du transfert réactive toutes les positions infantiles, et en permet l’élaboration. Est-il nécessaire d’ajouter que l’autre du divan est en fait une jeune femme plutôt frêle ?
La puissance du refoulement de la fantasmatique homosexuelle réveillée par la présence d’un autre qui chauffe la place met en jeu les positions passives et masochiques, et fait le lit de la bisexualité : Au paquet fragile répond être costaud, au faible, le fort et le solide, au féminin, le masculin…. Les enjeux incestueux s’expriment, dont le désir barré d’un interdit surmoïque très puissant, n’est pas si simple à organiser d’autant qu’il est redoublé dans la réalité par la suspicion d’abus maternel à l’égard du frère.
Poursuivre
S’il m’attribue dans le transfert consciemment et répétitivement la place du père, cela m’apparait souvent artificiel et défensif face aux émergences des imagos redoutables.
L’idéal n’est jamais loin ; aussi après avoir été identifiée à une pythie désincarnée, il peut dire à la veille de vacances d’été :
-« C’est le bénéfice de l’analyse, ce voyage en archéologie et le côté initiatique. Et comme vous me l’avez rappelé la séance a lieu même quand je ne suis pas là. J’expérimente les bénéfices de vous identifier à Pénélope ! »
L’analyse se déploie vers plus de conflictualité. La question du territoire en jeu dans les identifications entre les deux frères occupe une place plus significative. La thématique du double se réorganise, et engendre la question de la différence, et de l’autre. Il évoque avec humour la rencontre quelques jours plus tôt avec un voisin âgé dans le village de son enfance, qui lui demande : « Vous êtes l’ainé ou l’autre ? ».
Une séance récente, il s’inquiète de m’avoir contrarié lorsqu’il m’a annoncé avoir préféré (hors cadre hors confinement) me régler par virement pour le mois dernier.
Il dit : « -Je me sens en faute, en situation d’échec, mais je suis rassuré de pouvoir dire mon inquiétude de vous avoir contrarié. J’ai un souci de vous impressionner, de me cacher derrière le masque de quelqu’un que je ne serai pas. Vous cacher cette partie imbécile. Je me sens contraint de vous montrer que ça avance, que je progresse. Le transfert est assez clair, c’est l’étiquette paternelle ! »
Il associe sur les déjeuners réguliers avec son père et son frère depuis 30 ans où il se sent vite mis de côté comme si on lui disait très aimablement, laisse parler les grands.
Je lui dis « : En pensant me contrarier, je pourrais vous exclure ? »
Il se plaint des pensées puériles qui l’assaillent : pensées autour de sa femme qui prend en ce moment un verre avec un collègue homme. Il disqualifie son régime associatif se trouvant arrogant de penser que sa femme lui appartiendrait. Au raclement de gorge que j’émets, il répond :
« oui je sais toujours dans l’autoflagellation ! ».
Et il se met alors à se gratter férocement sur le divan.
« Je me gratte ! C’est la gratouille comme disait mon père…. Surtout je penserai à cet homme, ce collègue quand je coucherai avec elle…. Là ce sont les bulles du malotru qui remontent à la surface. Les bulles préviennent la surface qu’il se passe qqch en profondeur comme dans mon explication pour les sous-marins ».
Le passage par le corps et ce qu’il nomme la gratouille, renvoie aux autoérotismes, mais aussi à ses théories infantiles. Le corps et sa surface…les profondeurs et ses dangers. Et ce qui remonte à la surface, c’est la fantasmatique homosexuelle dans la scène à trois. L’autre homme, le rival prend toute la place. Se gratter c’est être prévenu que l’inconscient fait des siennes, qu’il a de « mauvaises pensées ». Le tout pris dans une intense curiosité, pulsion scopique, recherche théorisante : voir, comprendre, se faire son cinéma, et se gratter de plaisir jusqu’au sang, du plaisir au déplaisir.
La séance suivante, il évoque une crise d’angoisse après avoir reçu un message d’un client qui met un terme à leur collaboration :
-« Congédié comme un larbin ! C’est ma faute c’est la position paradoxale dans laquelle je me mets, dedans, dehors, entre deux, pas à l’endroit. Je suis le cul entre deux chaises.
Je vis dans une fiction. Je veux tout et son contraire, m’adapter à tous les codes mais n’appartenir à aucun groupe. Mon père me voulait polytechnicien, ça n’est pas le cas, une certaine idée de l’échec.
Puis Cette sensation de l’angoisse, une déferlante, un coup de poing dans le foie. » Sensation qu’il associe avec une autre plus ancienne, lorsqu’il apprit que son ex-femme le trompait et qu’il se représentait la scène d’infidélité.
« Et là, terminé la fiction du couple idéal ! Ce dont je me souviens de l’enfance, les moments tristes, les conflits avec mon frère, pas des moments de joie. Ce dont je me souviens de mon enfance c’est l’attente. Attendre que ma mère revienne, attendre que mon père rentre, attendre que mon frère arrête de me chercher et qu’il veuille jouer avec moi. J’ai l’image de moi regardant la rue derrière la fenêtre.
Je lui dis alors
-A l’abri derrière la jalousie… »
Il rit et associe sur d’autres souvenirs où l’ainé se débrouille pour que le plus jeune se fasse gronder à sa place. « Et le pire », dit-il « c’est que j’en redemandais toujours ! ».
Cette jalousie « découverte » par l’analyse, grâce au double sens témoigne de l’investissement de la pulsion de voir, et dégage de l’identification aliénante au frère. Le complexe fraternel dont l’élaboration est entreprise semble permettre de transformer le masochisme moral partiellement inopérant en un masochisme plus libidinalisé, révélant ainsi une dimension plus authentique et réflexive et éloignant peut-être le recours à la somatisation ?
La fragilité de ses représentations construites comme des digues fictionnelles, aurait dû effacer l’enfance triste, la solitude et les angoisses de mort. Tout comme son obsessionalité revendiquée qui aurait dû conserver à l’abri la violence du pulsionnel au profit d’un aménagement intellectuel pur et noble.
Mais l’analyse ramène ce qui ne peut se penser dans cette dynamique, où la seule pensée fantasmatique des enjeux meurtriers renvoie à un meurtre réel. Comment comprendre sinon, cette énigme autour de la mort, celle du premier analyste, ou la sienne annoncée au moment du passage à trois séances, y compris dans sa version fratricide et de l’impossibilité de répondre de la perte et du manque, d’intégrer douleur et deuil ?
La figure maternelle, très empêchée dans sa capacité, figure récurrente d’effondrement, renvoie à la défaillance de l’objet primaire.
Le lien au frère, substitut paternel dans ses voies masochiques, a sans doute été essentiel pour parer à la fragilité de l’objet primaire et son impossibilité d’organiser la perte. La violence du lien agi fraternel seul autorisé à figurer le danger de la confrontation, en épargnant la problématique paternelle, a sans doute eu aussi une fonction anti dépressive en face du manque de l’amour maternel et une fonction protectrice au risque du trop de cet amour.
L’affect jusque-là anesthésié cherche une voie d’expression ; le détour par un transfert paternel sur un(e) analyste femme rend peut-être plus acceptable l’exploration de la fantasmatique homosexuelle, le retour à Pénélope se jouant de la bisexualité, tout en s’épargnant pour l’instant la confrontation au transfert sur un maternel archaïque effrayant.
Et la réalité fait retour. Dans une séance récente, il vient d’apprendre quelques minutes avant la séance, la mort brutale de son père. Il me l’annonce ainsi :
« Il s’est plaint d’une douleur au bras, les secours ont été appelé. Il est monté dans l’ambulance, il n’est jamais arrivé à l’hôpital. Il a perdu connaissance dans le transfert. ».
Emergence réjouissante de l’inconscient malotru qui nous détourne de la dramatisation du moment en nous rappelant à quel point sa cure jusque-là aura bousculé la question de la perte comme celle de la connaissance.
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