Le patronyme Warburg évoque pour nous une grandiose bibliothèque d’histoire de l’art plus que l’épisode de psychose aigu d’un célèbre interprète d’iconographie… Gombrich n’en parle pas dans la biographie intellectuelle qu’il fit de Warburg. Un jour de novembre 1918, responsable dit-il de la défaite de l’Allemagne, Aby Warburg, 52 ans, spécialiste reconnu d’histoire de l’art et d’iconologie… après avoir menacé de tuer ses proches et de se tuer avec un revolver, est pris en charge à la clinique universitaire psychiatrique d’Iéna par le Dr Hans Berger. En 1921 il est hospitalisé, pour la première fois, à la clinique Bellevue à Kreuzlingen. Le pronostic de Ludwig Binswanger est très pessimiste, et il s’accorde à partager l’avis de Hans Berger : « C’est vraiment une pitié de voir qu’il ne pourra probablement plus rien puiser ni dans le trésor de son savoir, ni dans son immense bibliothèque ». Le diagnostic figurant sur le dossier médical à l’admission est celui de schizophrénie. La famille fait appel à Kraepelin : celui-ci parle d’un « état mixte maniaco-dépressif » et émet « un pronostic absolument favorable ». Cinq ans plus tard, Binswanger rangé à cet avis pourra parler de « guérison complète » de son célèbre patient, considérant que celui-ci ayant réussi à faire de « la sphère pathologique » de la vie un “objet”, à « voir en transparence sa sphère de vie malade” » était donc sauf. L’histoire du célèbre malade de célèbres médecins est donc une histoire “avec happy end” comme l’exprime Davide Stimilli dans son texte introductif à la collecte de documents que nous livre cette traduction en français d’une histoire clinique parue en 2005 en Italie aux Éditions Neri Pozza (les textes allemands ayant été traduit directement pour l’édition française). C’est également Davide Stimilli qui a rédigé l’ensemble des annotations, toujours bienvenues pour un lecteur pas forcément au fait de l’histoire psychiatrique en général.
On y trouve, outre cette longue introduction qui retrace l’histoire de la maladie, quelque chose comme une histoire de la guérison, un récit à voix multiples. L’histoire clinique – rédigée par Ludwig Binswanger ou différents rédacteurs du dossier médical (lettres des médecins traitants, notes de l’infirmière, rapport de Kraepelin…), depuis le 16 avril 1921, jour de l’arrivée du patient avec son psychiatre à la clinique Bellevue à Kreuzlingen, jusqu’au 12 août 1924, jour de sa sortie –, précède une seconde partie regroupant les lettres d’Aby Warburg et deux fragments autobiographiques rédigés durant son hospitalisation : ceux-ci sont d’un grand intérêt, témoignages d’un homme qui « quand il tombe lui-même malade, apporte à son propre mal toute sa curiosité scientifique » (Nietzsche dans sa Préface au Gai Savoir). La quatrième partie de l’ouvrage retranscrit la correspondance amicale qu’entretinrent, de 1924 jusqu’à la mort de Warburg en octobre 1929, Ludwig Binswanger et Aby Warburg (“Cher Fesseur”, écrit plaisamment Binswanger en adresse à cet ancien patient devenu un ami cher et admiré) : celui-ci ressent son retour à la vie normale à Hambourg comme unheimlich et s’y définit comme un revenant. Il qualifiera ses dernières années de vie (sa première conférence “d’après” à Hambourg sera consacré à Nietzsche) de « moisson du foin pendant l’orage ».
On trouvera en outre dans une courte troisième partie des « Notes sur Kreuzlingen » rédigées à trois dates espacées au cours de l’hospitalisation par Fritz Saxl, “l’adlatus” comme il se définit, fils d’un « rude père saturnien », n’abandonnant pas le combat pour faire reconnaître Warburg comme scientifique – et assez lucide sur l’ambivalence de Binswanger vis-à-vis de son patient. Et une Postface critique de Chantal Marazia, qui souligne la complexité de l’évaluation de ce dossier polyphonique et revient sur le concept de guérison chez Binswanger, s’interrogeant au final sur la différence d’intérêt et la subdivision tacite qu’opérait Binswanger entre catégories de patients selon des critères d’intelligence et d’utilité socioculturelle.
En tout état de cause, l’ancien pensionnaire de « l’enfer de Kreuzlingen » (ainsi qu’il l’évoquait en 1922), écrivait, lui, parlant de son autoguérison : « Symbol tut wohl » (« le symbole, ça panse »). Il avait prononcé le 21 avril 1923 à la clinique, devant les autres patients de Bellevue, sa célèbre conférence Le rituel du serpent sur les danses des serpents chez les Indiens Sioux.
J. Press ouvre son rapport sur les Constructions en analyse, au prochain Congrès des psychanalystes de langue française à Genève sur l'évocation d'Aby Warburg, tour à tour (c'est la question) patient délirant et grand intellectuel.