Le projet de ce livre est aimablement totalitaire. Il s’agit d’embrasser l’ensemble des éléments psychiques que la maison mobilise et symbolise. Vaste sujet donc que ce livre un peu touffus mais agréable et bien écrit de Patrick Avrane. Il se décline en autant de chapitres qui traitent tantôt de la construction de l’image du corps, de sa projection dans l’espace de la maison, mais aussi du familier et de l’étranger, à travers une multitude d’exemples pris dans la culture et son expérience d’analyste.Ainsi se construit l’inconscient de la maison nous dit-il.
La maison est d’abord l’enveloppe protectrice qui représente notre corps affecté et en relation. D’emblée la délimitation intérieur/ extérieur permet de rejeter menaces et angoisses au dehors. Mais c’est aussi l’espace interne de la maison qui progressivement et au cours de âges trouve à se spécialiser, se distinguer, se séparer. Selon les familles, l’usage des cloisonnements internes et des spécialisations des espaces, dessinera une ambiance, une tonalité de la vie partagée, une vie de famille, à chaque fois singulière et où se joue le théâtre des désirs de chacun. La protection des enveloppes est l’objet de soins attentifs, tant l’intrusion ou le cambriolage, de la maison équivalent au viol du corps de ses habitants. Un cas particulier étant celui que connaissent bien nombre d’analystes : lorsque la maison est aussi l’espace de travail.
Cette spécialisation de la maison ne s’est dégagée historiquement que progressivement. La horde originelle ne semble pas avoir d’habitation. P. Avrane nous rappelle aussi qu’initialement, et différemment selon les classes sociales, les lieux internes, les couchages, n’étaient aucunement séparés et la plus grande promiscuité, autour d’un foyer entretenu pas les femmes, la norme. L’auteur retrace ainsi une histoire de la maison et des façons de l’habiter, y compris dans ses ouvertures et la fonction du vitrage s’appuyant sur l’histoire de l’art depuis les représentations de la renaissance jusqu’aux maisons largement vitrées du peintre Edward Hopper. On passe ainsi déjà avec Proust et le palais Guermantes, d’une maison fortement délimitée en espaces privés et publics qui protègent l’intime, à une maison transparente ouverte sur l’extérieur dont il fait l’hypothèse justement qu’il leur manque un espace, l’espace des rencontres. Des maisons où l’on s’ignore.
Au 19° siècle apparait la séparation des espaces privés de la famille de ceux de la domesticité, et qui assure, à l’intérieur de la maison, des espaces étanches, ce pourquoi ce modèle architectural correspond bien à l’exercice de l’analyste. De là, Avrane retrace l’évolution de la famille Freud dans ses propres murs au gré de ses déménagements jusqu’à l’appartement du « 19 Berggasse ». Certains des exemples personnels de Freud dans L’interprétation des rêves, y trouvent leur décor à commencer par celui dit de l’injection faite à Irma. Mais peut être les traces de la vie de ses occupants est-il plus constitutif du cadre silencieux que représente la maison. Les multiples collections d’antiques deFreud, qui l’ont suivi jusqu’en Angleterre en témoignent. Néanmoins, les maisons « traversent le temps ; elles constituent toujours dans notre civilisation, le premier bien transmis par héritage, leur
disparition soudaine provoque l’effroi, la détresse. » Une empreinte négative.
Car la maison protège l’individu et soutient sa capacité de rêverie : « elle permet de rêver en paix » dit Bachelard. D’autant plus qu’elle est une image du corps, une image que les enfants représentent vivante, ne serait-ce que d’en faire fumer la cheminée. Avrane distingue là l’image du corps, forme imaginaire liée à l’idéal, du schéma corporel tel qu’il s’élabore dans les dessins d’enfants.« L’inconscient de la maison » y transparait. C’est toute l’ambiguïté d’un habitat conçu selon des principes préétablis comme celui de le Corbusier que leurs habitants réels n’ont eu de cesse de réaménager et déconstruire pour se les approprier. Une maison inexorablement figée (comme le Manderley de Rebecca) est une maison narcissique, celle d’un narcisse qui refuse la décrépitude.
La maison est encore le lieu du familier, celui qui permet de s’éprouver seul en présence de l’autre, capacité à être seul disait Winnicott et qui n’est pas donné d’emblée. Mais une propriété qui peut, dans certaines circonstances, basculer brutalement dans son contraire, l’inquiétant, l’étranger, le Unheimlich. Il contient les traces, les vestiges de l’absence : les bras accueillants d’un fauteuil gardent la mémoire d’un occupant disparu. La voix des parents, des ancêtres résonnent dans les tentures. Ces qualités sont celles que le patient espère recréer chez son analyste, un cadre devenu familier qui lui permet de penser : « fais ce qui te plait, tu es chez toi », et surtout de retrouver le chemin d’un passé perdu.
Mais l’espace commun de la maison doit aussi être partagé entre ses habitants qui règlent leurs conduites communes sur des règles implicites qui autorisent le respect de l’intimité de chacun. Elles dressent le portrait d’un certain état de fait du fonctionnement familial. Et ce jusqu’au choix d’un vivre ensemble-séparé, comme l’avait défendu le couple de Sartre et de Beauvoir, théorisant ainsi une façon de protéger radicalement le narcissisme de l’individu du partage de l’intime et des misères des corps.
Le livre s’achève sur l’œuvre d’une créatrice américaine, Frances Glessner, fabriquant des maisons miniatures, maquettes reproduites dans plus infimes détails et qui ont servi à la police scientifique pour l’étude de certains crimes. P. Avrane entrevoit bien la dimension de réification du vivant de cette entreprise, où l’on retrouve d’ailleurs la maquette, ce représentant de la dévitalisation si chère à la pensée autiste.