La trilogie des jumeaux ou la radiographie d’un trauma.
Une rupture brutale se produit dans la vie bien rangée et harmonieuse de deux jumeaux de quatre ans, élevés jusque là par des parents qu’on devine aimants et cultivant les plus nobles valeurs morales et intellectuelles. La IIe guerre mondiale éclate dans un pays d’Europe de l’Est, obligeant les parents à confier les enfants à leur grand-mère maternelle, pour les mettre à l’abri. Cette paysanne grossière et inculte les traite d’une manière inhumaine, négligeant leurs besoins fondamentaux d’amour et d’éducation. Pour se défendre de ce double trauma (la séparation des parents et l’exposition à la perversion de la grand-mère) ils développent un clivage. D’une part, ils se fixent un programme auto-éducatif comportant des exercices d’endurcissement volontaire, affectif et corporel, destinés à les rendre insensibles à la douleur morale et physique. Ceci les conduit à une abrasion affective et surmoïque qui leur permettra de s’adonner à tous les excès sadomasochistes, culminant par un assassinat prémédité. D’autre part, leurs pulsions d’amour trouveront des voies sublimatoires dans la poursuite d’une instruction autodidacte et dans l’écriture d’un journal intime.
Mais le trauma ne se satisfait pas de frapper une fois, et cherche à se répéter, aussi une deuxième séparation est agie : l’un des jumeaux, Lucas, demeurera dans le pays communiste de l’après-guerre, alors que l’autre, Claus, s’enfuira au delà de la frontière, dans le monde libre. L’auteur décrit le déchirement interne vécu par Lucas, celui qui reste. Les deux frères, séparés pendant près de quarante ans, ne vivent que dans l’attente de se retrouver un jour. Jusqu’à ce que, après la chute du régime communiste, les frontières s’ouvrent et Claus revient dans sa ville natale pour retrouver Lucas.
Les choses se compliquent alors pour le lecteur, car les deux histoires individuelles s’entrecroisent au point qu’il n’est plus possible de savoir qui est qui des deux protagonistes, et lequel d’entre eux est le narrateur. Le lecteur perd les traces de la « vérité historique » dans le récit, et se trouve plongé dans une seule réalité psychique individuelle clivée et chaotique, dominée par le déni et l’hallucination: voilà le fruit du trauma, et plus encore de traumas multiples.
Y-a-t-il deux jumeaux, dont l’un parviendrait finalement à dénier l’existence de l’autre pour survivre ? Ou encore, deux jumeaux dont l’un serait mort ? Le destin du survivant serait donc celui de demeurer à jamais l’impuissant consolateur de leur mère endeuillée ? Le jumeau, serait-il autre chose que l’hallucination d’une mère folle, le fils idéalisé et inexistant dont elle attend le retour, réduisant l’enfant vivant près d’elle à une rivalité impossible ?
« Quoi que je fasse, ce n’est jamais bien pour Mère. Qu’un petit pois tombe dans mon assiette, elle dit : ‘Tu n’apprendras jamais à manger proprement. Regarde Lucas [l’enfant halluciné], il ne salit jamais la nappe. ».
Ou bien s’agit-il d’un seul et même individu qui se serait créé un double imaginaire pour pouvoir survivre ? Lucas et Claus sont-ils deux personnes ou bien s’agit-il d’un seul personnage, un « Klaus » hybride, étonnante métaphore de ce que confusion identitaire veut dire ? Le trauma social (la guerre, chaude et froide) n’est plus alors qu’un trauma de couverture, un paravent, la tentative tragique pour « Klaus » de réinventer son passé par une fiction littéraire, de donner un sens et une objectivité à son histoire personnelle, de masquer la véritable nature du trauma subi, qui n’est autre qu’un cataclysme individuel et familial impossible à métaboliser ?
« Je n’ai pas encore trouvé le mot pour qualifier ce qui nous est arrivé. Je pourrais dire drame, tragédie, catastrophe, mais dans ma tête j’appelle cela simplement « la chose » pour laquelle il n’y a pas de mot. ».
« Je me couche et avant de m’endormir je parle dans ma tête à Lucas, comme je le fais depuis de nombreuses années. Ce que je lui dis, c’est à peu près la même chose que d’habitude. Je lui dis que, s’il est mort, il a de la chance et que j’aimerais bien être à sa place. Je lui dis qu’il a eu la meilleure part, c’est moi qui dois porter la charge la plus lourde. Je lui dis que la vie est d’une inutilité totale, elle est non-sens, aberration, souffrance infinie, l’invention d’un Non-Dieu dont la méchanceté dépasse l’entendement. ».
Par une écriture crue qui nous laisse à bout de souffle, la trilogie des jumeaux, offre au lecteur profane une magistrale vision de ce qu’est le trauma psychique, tel que le psychanalyste peut l’observer en séance. D’autre part, cette œuvre pourrait bien être pour le psychanalyste un exemple original d’écriture de cas, mêlant (déontologie oblige) les éléments cliniques à la fiction littéraire. Nous savons bien à quel point la réalité clinique dépasse la fiction littéraire. Pourtant, aucun récit clinique de psychanalyste, quand bien même celui-ci aurait le talent littéraire nécessaire, ne pourrait mieux rendre compte, dans un langage aussi intelligible, des ravages que le trauma produit dans la psyché d’un enfant, avec autant de vérité, de force, et de précision que le fait A. Kristof dans cette trilogie romanesque.