La beauté du livre est fidèle à l’esthétique sobre à laquelle est attaché son auteur.
Avec humour envers les attentes que notre époque place dans les images virtuelles, Michel Neyraut insère au cœur de son ouvrage, une image composite déclinant un œil en tant qu’organe anatomique, miroir de reflets et lieu d’une image virtuelle renvoyant aussi bien à l’objet du regard qu’à la production psychique visuelle qui le sature. Cette mise en abîme condense le regard qui voit une scène, les scènes vues et l’origine de ces scènes ; une autre façon de suggérer les fenêtres de l’âme de Baudelaire.
Dès les premières lignes, le style de Michel Neyraut, ciselé, évocateur, recherchant la justesse de la formule, toujours à la recherche des effets de beauté et de vérité, emboîte le pas à la grande tradition littéraire. Son texte se réfère abondement aux arts et s’y inscrit dans le même mouvement, avec facilité, sans ostentation, les références culturelles convoquées découlant de la familiarité de leur fréquentation, de la curiosité de l’auteur, de son originalité pour s’étonner et entr’apercevoir le sens psychique dissimulé.
Ce détour par la culture exprime chez Michel Neyraut tout à la fois son aspiration à l’universel – il est alors identifié à cette même aspiration qu’il détecte chez les auteurs auxquels il se réfère –, et sa méthode de substitution du matériel clinique relevant de son activité de psychanalyste. C’est ainsi qu’il laisse deviner son travail de clinicien en plaçant discrètement ses patients en analogie avec les œuvres littéraires, respectant ce faisant la règle éthique énoncée par Freud : « sincérité totale contre discrétion absolue ». La culture devient ici une déformation de confidentialité, sans occulter l’écart entre la clinique vivante et les matériaux remaniés par la sublimation.
Les 10 chapitres du livre, annoncé par un préambule, déclinent le titre en latin (choix significatif de tout ce qui n’étant pas représentable ne peut être que désigné). L’auteur nous transmet ainsi d’office un message, sur la place qu’il reconnaît en sa pensée au non représentable et à l’objet perdu ; deux qualités qui vont participer au paradoxe définissant le fait identificatoire. Car l’ouvrage est une étude de l’identification, de ce procès psychique qui octroie de l’identité, et à la personne qui en est l’auteur et le lieu, et à l’objet concerné ; ego, alter et alter ego dans un seul et même mouvement.
Un titre latent s’impose à la lecture : L’identification en son principe. Pour atteindre ce dernier, le parcours explore les facettes multiples des expressions et des modalités de cette procédure, l’hétérogénéité des identifications à l’œuvre en un sujet. Le thème de l’identité et le rôle qu’y jouent les identifications est en fait la suite logique du premier livre de Michel Neyraut, Le transfert, qui identifie des éléments internes inconscients à la personne qui accepte d’en être momentanément le support discret.
L’expression alter ego renvoie certes au sujet, à son identité, mais elle s’adresse tout autant au moi qu’à l’autre. Le titre est donc une condensation désignant un projet, saisir la complexité d’une subjectivité en train de s’édifier. Un des paradoxes, et non des moindres, qui réunira autour de lui tous les autres abordés au fil de l’ouvrage, est le paradoxe de l’édification, de la composition d’une personnalité ; le fait qu’il lui faille passer par alter pour former ego, le je devenant de ce détour un alter ego.
Tout l’ouvrage va se déployer sur ce paradoxe de fond, selon lequel la singularité ne peut émerger que par la fréquentation du détour consistant à devenir un autre. Ce paradoxe est au fondement des opérations par lesquelles se réalise la procédure identificatoire et qui donnent à l’identification son statut psychanalytique proprement dit de procédure à double sens. Celle-ci repose en effet sur des opérations de désexualisation promouvant une séparation, productrice d’un attachement qui s’avère une voie possible de liaison sexuelle. L’identification a valeur tout à la fois de séparation et d’union, elle contient en elle-même la transvaluation de ce qui la contraint à se réaliser et s’exécuter. Michel Neyraut développe avec bonheur les multiples dimensions à partir desquels la psyché va construire toutes les néo-identités les plus inédites, les plus bizarres ; ce qui l’amène à consacrer des lignes remarquables au référentiel identificatoire qu’est l’idéal dont il explore quelques avatars ainsi que les ravalements qui en découlent. Puis il revient et s’attache au vécu de singularité, ce sentiment de permanence pris dans les feux de l’instabilité en tant qu’il n’est pas seulement un artifice construit par le travail de rêve, mais qu’il correspond à une vérité historique, à la nécessité interne pour le moi naissant de se saisir régulièrement, le temps de quelque instant, dans sa fonction de s’opposer à ce qui tend à sa propre disparition. L’identème désigne une réalité concrète en laquelle, à un moment précis le moi idéal se reconnaît, et qui a vocation de lui assurer son existence. Cette notion est au mieux représentée par le prénom d’un sujet, quand il est prononcé avec tendresse. Tous les arts réinventent la concrétude qu’ils représentent et ainsi fournissent des identèmes à ceux qui savent y reconnaître leur ressemblance. Michel Neyraut nous fait ainsi éprouver la permanence et l’instabilité des traces du poème de l’identité.