Sophie Freud, fille de Martin et Esti Freud, a 14 ans en 1938 lorsque elle émigre avec ses parents grâce aux quelques sauf-conduits fournis à Freud au moment de son propre départ pour Londres; à charge pour lui d’en choisir les bénéficiaires. De ce « Choix de Sophie » (les sœurs de Freud, âgées, laissées en arrière, ont toutes péri en déportation) découle probablement une partie de ce livre qui vise à réhabiliter autant, sa mère aux yeux de Freud, que son grand-père aux yeux de sa mère. Car Esti, la belle fille du « maître » s’estimait mal aimée de la famille Freud.
Pour le lecteur d’aujourd’hui cet imbroglio familial paraît anecdotique et l’intérêt du livre est ailleurs. C’est qu’à travers le compte rendu méthodique de l’errance de sa famille dans toute l’Europe jusqu’à leur installation en Amérique à partir de 1943, Sophie Freud fait revivre de manière très actuelle le quotidien souvent invraisemblable d’une époque chaotique et dangereuse.
La confrontation des lettres de ses parents à ses propres souvenirs rend poignant le récit des dernières semaines de la famille Freud à Vienne sous la menace et la persécution des séides nazis. Et si l’installation de sa mère comme orthophoniste à Paris en 1939 est officiellement annoncée dans la presse, photo à l’appui, comme un événement remarquable, la famille se retrouve fin 1941, comme tant d’autres, à attendre désespérément à Marseille un passage pour le Maroc dans la crainte d’une nouvelle avancée des armées allemandes.
L’une des qualités du travail de Sophie Freud c’est d’y renouer avec sa vitalité d’adolescente dans une période troublée. La joie de vivre, les anecdotes, les amitiés plus ou moins torturantes du jeune âge, rendent très vivante cette traversée de l’histoire à laquelle elle nous convie.
Le livre, parti du monde d’autrefois et des règles compassées de la bourgeoisie aisée d’avant guerre nous fait déboucher soudain sur une société totalement transformée. Au fond, quoique sur un mode plus intimiste et plus près du quotidien, le livre de Sophie Freud suit la même pente que le dernier livre de Stefan Zweig, Le monde d’avant (auquel Martha Freud fait allusion dans une lettre à sa petite fille), et dans lequel il cherchait, par le récit et la reprise historique, à introduire une cohérence dans un passé dominé par le sentiment énigmatique de la haine et de l’absurde.