Jeanne Favret-Saada, ici anthropologue, nous dit que son expérience de terrain l’a conduite à explorer les mille aspects de l’opacité essentielle du sujet à lui-même. Pionnière de l’anthropologie “symétrique”, elle déploie dans les six chapitres du présent ouvrage toute une suite élaborative de cette expérience de terrain dans une région bocagère du Nord-Ouest de la France qu’elle fit de 1969 à 1972 en tant que chercheur au CNRS - qui donna lieu à deux précédents ouvrages relatifs aux pratiques de sorcellerie: “Les mots, la mort, les sorts” (1977), et “Corps pour corps” (1981).
C’est au désorcèlement qu’elle s’attache ici, reprenant les matériaux d’une dizaine d’articles écrits de 1981 à 1987, dont certains en collaboration avec Josée Contreras. Elle articule ces textes dans la visée de faire du présent travail une analyse générale du désorcèlement et de proposer “des conclusions épistémologiques de cette ethnographie des sorts commencée il y a quarante ans”. Le quatrième chapitre est central à plusieurs titres: intitulé “Ah, la féline, la sale voisine”, il propose, à partir d’un reste non-travaillé des ouvrages précédents – un élément du dispositif formel en séance d’une désorceleuse travaillant à partir du maniement et de l’interprétation des cartes - que la “guérison” des ensorcelés se ferait à partir d’un “embrayeur de violence”, dispositif destiné à compromettre à leur insu les consultants-ensorcelés (se vivant comme innocents accablés de malheurs répétés et incompréhensibles, et dépourvus de la force échue au sorcier) avec le mal, la violence, et le sorcier. Le désorcèlement vise à faire récupérer aux ensorcelés de la” force” en leur enseignant le maniement de la violence indirecte. Dans les récits exemplaires, la théorie du désorcèlement dissimule les ressorts de son efficacité.
Plus généralement, c’est donc une thérapie sans le savoir (ch. 2) qu’elle voit dans ces pratiques de désorcèlement, et, au-delà de la reconnaissance de l’efficacité symbolique largement relevée par les anthropologues, elle en tient pour le terme de cure (une cure “d’espèce inférieure”, avec recours aux actes, concède-t-elle aux psychanalystes) en ce qui concerne les pratiques de désenvoûtement, et pour celui de thérapeutes pour qualifier les désorceleurs ruraux du Bocage de l’Ouest français. Les ratés de l’ordre symbolique (ch. 5) que traitent les désorcèlements, ces “institutions de rattrapage”, exigent l’établissement d’une relation à la fois durable et investie entre le thérapeute et ses clients, et ne peut être réduite ni aux rituels ni aux prescriptions. Le désorcèlement par sa durée, le jeu qu’il met en branle dans les rapports entre les sexes et les générations, et les rapports de force entre frères, “guérit” en s’adossant au “leurre” que constitue l’accusation du “voisin” qui permet d’échapper aux haines de familles.
J. Favret-Saada montre, dans un chapitre ” d’exercice historique” (ch. 3) que l’invention de cette thérapie est le produit d’un authentique travail culturel, et n’est pas en 1970 le résidu de croyances et de techniques pourvues ”‘d’une faible plasticité” comme le pensait Levi-Strauss. Enfin, elle conclut ce court ouvrage par l’élaboration où l’a conduite une reconsidération de la notion d’affect, mouvement dont l’ambition est triple. Les modalités “d’être affecté” lors du travail de l’ethnologue sur le terrain, dimension centrale dit-elle, traitée de façon paradoxale par la littérature scientifique - les affects étant soit considérés purs produits d’une construction culturelle, soit ayant pour seul destin possible (comme en un certaine psychanalyse) le passage dans le registe de la représentation – ont pris pour elle la forme d’un “être prise” (selon l’expression en cours dans la croyance) qui ne permettait l’élaboration d’un certain savoir que dans l’après-coup d’un dispositif méthodologique permettant le contact du chercheur avec l’affect non-représenté. Cette acceptation par le chercheur est au risque de l’évanouissement de son projet de connaissance. La seconde ambition évoquée en début de ce dernier chapitre est celle d’ouvrir à une anthropologie des thérapies , tant “sauvages” que “savantes”, et la troisième celle de repenser l’anthropologie. Ambitions dont ce court ouvrage serait le prélude.