Cet ouvrage collectif propose d’étudier le mouvement paradoxal entre emprise et disparition des normes. La psychanalyse est particulièrement concernée car elle dérange depuis Freud à nos jours toute notion de normalité.
Alors que les ‘nouvelles’ psychothérapies s’inscrivent dans des références et des normes précisément définies, la psychanalyse se situe dans un paradoxe entre norme et hors norme : à savoir la psychanalyse instaure une norme (formation, cadre, règle fondamentale) pour que se déploie le hors norme (discours associatif). La psychanalyse permet l’émergence d’une forme de folie contenue dans un cadre strictement normé dont le respect est essentiel. Les règles analytiques, où le refusement a une place centrale, sont propices à la mise en place du processus analytique. Ceci va évidemment à l’encontre de l’évaluation normative qui sévit seulement dans le domaine de la santé. La ‘folie de la norme’ ne laisse plus de place à la créativité, improvisation, singularité, initiative personnelle et à l’expérience car l’esprit des pratiques normatives est binaire et abrase le singulier, la diversité et l’imprévu.
Les lois constituent des normes par excellence mais elles peuvent être perverties comme c’est le cas dans les dictatures et au niveau de la mondialisation où la normativité est un éparpillement des normes qui provoque une perte de cohérence et des repères. Le juriste autrichien Kelsen, contemporain de Freud, s’intéressa à l’apport de la psychanalyse sur la conception de l’Etat et l’ordre juridique. Ainsi, le ‘Moi et le ça’, en développant les contraintes internes dues au surmoi, instance qui joue le rôle du juge et du législateur, pourrait être vu comme une réponse aux idées de Kelsen. Celui-ci insiste sur la séparation entre être et devoir être, bafouée dans le totalitarisme où existe également une dissolution des repères. Dans cette uniformisation totalitaire, le ‘je’ s’engloutit dans le ‘on’.
Actuellement l’ordre juridique se caractérise par l’éparpillement et la surabondance où le droit comme bien commun disparaît laissant place aux droits individuels. L’individu doit se conformer aux normes et abdiquer son jugement dans une société infantilisante. De la même manière il y a confusion entre ce qui est obligatoire et recommandé. Le conformisme entre en collision avec l’éparpillement des appartenances communautaires fermées et hostiles les unes envers les autres. La tyrannie de la norme sociale se superpose à la confusion juridique.
Il est intéressant de remarquer que le terme identité est actuellement omniprésent dans tous les domaines avec un grand flou. La clinique actuelle est confrontée aux troubles identitaires sous-tendus par une problématique narcissique, elle-même liée à une perte de repères.
Une réflexion sur la phrase de Buffon, le style c’est l’homme, touche à l’identité et à la norme par le biais de la particularité de l’individu à laquelle cette notion fait référence. Le style de l’homme ce serait comme son caractère. Cependant le style n’est pas vecteur d’identité dans l’idée où tel fait expressif donne tel sens.
Dans la cure, le vacillement identitaire avec sa sensation d’inquiétante étrangeté est un moment fécond de déliaison permettant de découvrir le caractère aléatoire et incertain de l’être.
Dans le domaine de la sexualité, le hors norme prend la tournure d’une revendication de choix aussi bien dans le cadre de l’hermaphrodisme que celui du changement de sexe dont l’adulte ou l’adolescent est mécontent. Ceci mène à la notion de genre. Le hors norme se situe dans ce dernier cas non au niveau anatomique mais au niveau psychique. C’est là que la psychanalyse est confrontée à la norme et aux conséquences psychiques de la solution chirurgicale. Une défaillance des normes primaires, indispensables pour penser l’humain et en humain, semble participer du trouble de genre sous-tendu par la haine de soi. Le meurtre archaïque permet l’installation du refoulement originaire, fondateur de la première norme à la base de l’humain.
La norme est étroitement dépendante de chaque peuple et de son histoire. La loi instituée en régnant souverainement permet l’autonomie. De la même manière, la liberté d’expression n’est possible qu’en se soumettant à la loi du langage. La normativité est l’accord sur la signification des mots, des actes et des conduites ; par contre la normalisation aboutit au conformisme aux normes instituées. La normalité, elle, est conquise au prix d’une lutte incessante.
La normalité est structurante si chacun s’approprie la norme ayant fait un accord entre humains. La folie de la norme devient injonction sans négociation dans le cadre de la normalisation. La folie de la norme se caractérise par le nombre et passe par une novlangue managériale. Cette normalisation gestionnaire est bien à l’origine d’une souffrance au travail, actuellement si répandue. Ceci renvoie également à la normopathie définie par l’absence de conflit par rapport à la servitude volontaire, ce qui fait réfléchir sur l’avenir et le rôle de la psychanalyse.
Le nombre de sources et des acteurs publics et privés définissant des normes est en perpétuelle augmentation ; en même temps beaucoup de normes sont floues, elles vont dans le sens d’un assouplissement ; l’ébranlement des dogmes affecte la légitimité de la norme. Des hypothèses de dégagement s’offrent en tenant compte de ces trois éléments.
Un exemple d’un personnage hors norme est l’artiste contemporain Grayson Perry qui s’adresse à un large public en questionnant des sujets humains et universels.
Au total, cet ouvrage, passionnant à lire, permet de comprendre l’actuel engouement pour les normes ainsi que les motions sous-jacentes.
Rénate Eiber (juillet 2021)