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Claire Maurice
J’emprunte ces termes de « grande honte » et de « petite honte » aux travaux de Claude Janin sur la honte et ses destins[1] dont les réflexions conduisent à revisiter, avec grand intérêt, les différentes formes que revêt ce sentiment. En effet, si pour tout un chacun, la « petite honte » renvoie aux réminiscences de sa sexualité infantile tel le « rêve typique de nudité », le surgissement de la « grande honte » au sein de la cure traduit davantage un affect de détresse, un débordement de nature traumatique. Dans ces situations où l’économique prime sur le sens, l’énoncé de la règle analytique pose d’emblée problème. En effet, « Dire ce qui vient à l’esprit » peut confronter à un violent sentiment de honte qui pousse à l’agir de parole, au pervertissement de la règle fondamentale où dire devient « tout dire ». Comment, dès lors, dans de telles configurations, écouter la sexualité infantile en séance ? Et avec quels aménagements ? En libéral, en institution comme au CCTP avec le double cadre ?
Ces questions se poseront, dès ma rencontre avec Romane, une femme d’à peine 30 ans, intelligente, issue d’un très jeune couple de 18/ 19 ans au moment de sa naissance. Romane avait elle-même 18 ans lorsque ses parents se sont séparés. Elle est restée vivre avec sa mère dont elle se sent toujours très proche, « fusionnelle », me précise-t-il-elle. Son père lui a refait sa vie avec une femme dont il aura deux enfants. Romane consulte, aujourd’hui, au Centre Jean Favreau, après avoir rencontré une psychiatre comportementaliste, laquelle avait nommé pour la première fois ce dont elle avait souffert à savoir une anorexieassez sévère, déclarée dès ses 8/ 9 ans et accentuée au moment de la puberté vers 12/ 13 ans. Ces symptômes auraient été totalement déniés par l’entourage familial de Romane, en particulier par la mère qui, complice de la maigreur de sa fille, étaitobnubilée par ses performances sportives. Romane, enfant, excellaiten gymnastique. Ses très bons résultats scolaires répondaient, par ailleurs, à un idéal maternel de perfection. Romane me dit avoir grandi avec des parents « non finis », elle a d’ailleurs été souvent confiée à ses grands parents paternels puis maternels selon les déménagements du jeune couple parental.
C’est au moment où Romane, alors âgée de 22 ans, part à l’étranger pour terminer ses études et s’éloigner ainsi du foyer maternel qu’elle confie à son père avoir fait cette anorexie. Ce dernier « réagit » en lui « avouant » avoir été « abusé sexuellement quand il était enfant », on ne sait pas vraiment par qui, une cousine éloignée. Il aurait alors évoqué ses craintes durant toute l’enfance de Romane de reproduire avec elle ce que lui-même avait subi, mettant à distance dès le début, le corps de sa fille, le dénigrant, le moquant, le sexualisant de façon outrancière. La mère et la fille étaient mises dans le même « sac » ; quelque chose de « dégoûtant » pour le père pour nommer tout ce qui sort du corps féminin : « du pipi/ caca jusqu’aux règles ». Dans ce contexte incestuel, tout m’apparaît, dès lors, sujet à confusion : confusion des corps, confusion des zones érogènes, confusion entre sexualité infantile et sexualité génitale adulte, confusion des registres entre fantasme de séduction et séduction intrusive/ effractive : « la passion de l’adulte comme réponse à la demande de tendresse des enfants », aurait dit Ferenczi.
C’est pourtant le cadre de l’analyse qui est proposé à Romane par son consultant et non la psychothérapie. Un choix que je questionne d’emblée mais auquel je souscris face aux capacités de cette jeune femme à s’interroger sur elle-même et cela malgré les difficultés liées à la violence du discours, au contexte traumatique. Le double cadre du CCTP apparaît ici comme l’une des conditions possibles pour commencer directement l’analyse. Romane est, de fait, très vite happée par l’excitation liée à l’engagement transférentiel. Elle se sent très vite « dissociée », comme dédoublée par l’énoncé de la règle analytique à laquelle elle tente de se conformer par un discours très construit, très précis mais sans pause, un discours coupé de son corps, de ses affects comme de ses émotions. Son corps parle pourtant mais au travers de troubles du sommeil - surtout des cauchemars -et de maux de ventre récurrents mêlant constipation et mycose vaginale, l’anal et le génital. Romane associe pourtant mais sans discontinuité. Les souvenirs sont nombreux, précis, distincts, caractérisés par une dimension voyeuriste/ exhibitionniste : je suis prise à témoin d’une forme de « pédopornographie » venant de l’ensemble de la famille paternelle. Le discours de Romane devient difficilement soutenable, sans filtre ni pare-excitation. Toute intervention s’avère si excitante que, lorsqu’il est question pour moi d’évoquer les difficultés contre-transférentielles inhérentes à un tel matériel, je réalise à quel point je me sens potentiellement envahie d’un grand embarras. A mon tour, en miroir de Romane, serais-je dans l’exhibition ? Même les souvenirs d’enfance, ceux de l’infantile, sont noyés dans l’excès comme en témoigne cette séquence où Romane revient sur une scène de jeu avec sa cousine, la fille de son oncle paternel qu’elle voyait régulièrement chez ses grands-parents. Elle a 8 ans ; sa cousine de 10 ans dort chez Romane. Elles jouent ensemble « au papa et à la maman » puis la scène devient confuse, l’excitation du jeu s’emballe. Est-ce un jeu ? Est-ce un viol ? Lui reviennent les vifs sentiments de honte et de culpabilité qui l’ont assailli au réveil quand sa mère lui a reproché d’avoir mis sa culotte de pyjama à l’envers. Mais ce qui pourrait devenir un fil associatif à travers ces souvenirs de jeux érotiques bascule dans des questionnements excités, confus et répétitifs : Romane fait de nombreux cauchemars de tonalité incestueuse où elle se sent coupable, criminelle, sur fond de questionnement lancinant : aurait-elle été abusée ? Elle-même serait-elle devenue « abuseur » en reproduisant ces jeux chez sa grand-mère paternelle, avec une copine de 6 ans qu’elle dit avoir failli étrangler ? Son discours devient tellement logorrhéique que je me sens en difficulté pour arrêter les séances.
Elle me dit : « l’inceste était érigé comme un mode d’éducation de façon insidieuse, et c’était pareil du côté maternel mais ma mère était juste dans le déni de ce qui se passait chez mes grands-parents paternels. De toute façon si j’essayais de lui en parler, elle me faisait comprendre que j’étais une criminelle, il fallait ne rien dire. »
Prise de cours, je lui dis : « Dire ce serait faire ? »
Romane : « Non, j’ai peur surtout de ne pas être crue, c’était des jeux d’enfants, juste des jeux d’enfants »
Moi : « Vous auriez peur que je n’entende pas ? Que je mélange moi-aussi les jeux d’enfants avec la sexualité des adultes comme s’il n’y avait plus de limites entre les uns et les autres ? » Et je lui fais remarquer qu’il est bien difficile d’arrêter les séances depuis quelques temps alors qu’il y a un cadre temporel à la séance.
Romane rit, me signifiant ainsi qu’elle m’a « entendue ».
Je choisis de recentrer mon intervention sur cette limite temporelle, très attentive à maintenir coûte que coûte le cadre, malgré ou du fait des enjeux de séduction massive induits par la parole couchée. Cette manière d’intervenir me permet de me décaler en faisant appel à la fonction paternelle du cadre analytique, « en contre » du discours incestueux de Romane. Ce qui soulage Romane, son rire en témoigne, tel un premier mouvement de désexualisation. Nous sommes 9 mois après le début de sa cure.
Romane redevient pourtant logorrhéique, de façon quasi-maniaque, à chaque interruption de séance : elle est envahie par la peur de l’inceste ou par la crainte massive de l’homosexualité. Toute intervention sur les contenus m’apparaît comme venant redoubler ces vécus d’intrusion. Et tandis qu’elle s’interroge sur mes absences, je lui fais remarquer au sein d’une formulation paradoxale, que ce n’est pas tant mon absence qu’elle redoute mais bien ma présence. Je me sens, en revanche, interdite de nommer l’excitation homosexuelle, entre le trop de l’hypersexualisation actualisée dans le transfert et le vide lié à la faillite d’un objet primaire qui, par son empiètement réitéré, a entravé la constitution de tout auto-érotisme propre.
L’accalmie véritable viendra après la scansion des premières vacances d’été, soit un an après le début de son analyse. Romane, au terme d’une année de télétravail chez elle, avait trouvé un emploi à Paris juste avant les vacances d’été. Elle avait pu investir un « ailleurs », favorisant des mouvements de désexualisation. Dès lors ses séances d’analyse ne constituent plus la seule scansion de son emploi du temps, elle a aussi d’autres investissements valorisés et valorisants pour elle. Ce travail de transformation amène Romane à me dire « qu’elle a dorénavant le sentiment qu’il existe à l’intérieur d’elle-même des films transparents (trans-parents ?) qui lui permettent de garder une certaine distance à l’égard des remarques désobligeantes venant de son entourage, de son père en particulier ».
Dans ce contexte, Romane peut me parler de Pierre, son ami qu’elle a rencontré par l’intermédiaire d’une application, juste avant le début de son analyse. Pierre est un jeune homme de son âge qu’elle décrit comme « un esthète », « un idéaliste ». Il a fait des études brillantes mais travaille peu. Très exigeant sur les projets auxquels il pourrait proposer ses services professionnels, Pierre vit chez Romane, sans véritable indépendance financière. Romane s’interroge souvent sur son couple : ils ont peu de rapports intimes, elle ne le désire pas, elle se sent souvent dissociée quand elle fait l’amour avec lui. Elle craint surtout de me parler des questions qu’elle se pose à propos de Pierre: ne vais-je pas le juger comme le ferait sa mère ? Ou si elle se met à critiquer certaines de ses attitudes, ne va-t-elle à son tour reproduire le discours maternel, à l’identique ? Serait-elle dans une disqualification permanente à propos des hommes ?
Romane me dit avoir souvent « enfilé les lunettes de sa mère » (selon son expression), pour regarder le monde. Il lui arrive encore de le faire. Durant certaines séances, alors qu’elle me rapporte une discussion téléphonique avec sa mère, je note que sa voix change, se métamorphose : dans ces moments Romane n’est plus seule en séance, elle est deux, « l’enclave imagoïque » s’incarne dans cette voix maternelle moqueuse, sans véritable filtre, inquiétante. Et pourtant depuis qu’elle est en couple avec Pierre, sa prise de distance avec le regard maternel se creuse. Romane est un peu perdue, partagée entre inquiétude et agressivité. Dans ce processus d’éloignement psychique qui lui permet de s’approprier ses propres mouvements, elle constate, en effet, que sa mère va de plus en plus mal : elle a « les yeux fous », me dit Romane quand elle va la voir dans sa région d’origine. Ces yeux fous, Romane m’en avait donné un aperçu lorsqu’elle m’avait décrit le délire à bas bruit de cette femme, convaincue d’être espionnée par son ordinateur en étant la proie de fantasmes délirants de « viol ». Plus récemment, la détérioration de l’état psychique devient criante. C’est effectivement au moment où Romane commence à « vouloir exister pour elle-même » selon ses mots, que la mère de Romane décompense, de façon manifeste. La thématique délirante est crue, massive, hypersexualisée. Romane est tiraillée, agacée devant le refus de sa mère de tout soin. Ni l’une, ni l’autre ne semble prendre la mesure de ce qui se passe.
Je suis de mon côté sidérée devant cette éclosion psychotique bruyante et me retrouve aux limites d’un contre-agir, avec la tentation d’intervenir auprès de Romane pour lui dire qu’il s’agit d’une décompensation psychotique grave, bien au-delà d’un « seul brin de folie ». Je ne comprends pas ces pensées confuses qui m’éloignent du processus analytique. « Cette mère » ne devrait-elle pas être hospitalisée ? En même temps, sous couvert de ce questionnement, je m’interroge sur mes propres contre-investissements violents, haineux -meurtriers- à l’égard de la mère de Romane qui par sa thématique délirante à ciel ouvert, hypersexualisé vient redoubler l’effraction de mon écoute déjà saturée par des mois de grande tension. Nous sommes un an et demi après le début de l’analyse de Romane. Je choisis pourtant de ne pas directement intervenir, plus exactement de rester dans cette réserve silencieuse que je vis comme paradoxalement très active : un véritable renoncement.
C’est lorsque Romane me fera part de sa difficulté à penser que sa mère est vraiment malade que je réaliserai que mes inquiétudes font écho au déni de Romane. Ainsi Romane sait-elle que sa mère va très mal, depuis d’ailleurs bien longtemps, mais elle ne veut pas le savoir, si ce n’est dans le clivage instauré : être à la fois la mère de sa mère tout en perpétuant une indifférenciation mère-fille. En restant silencieuse, serais-je, dès lors, mise à mon tour dans « le même sac dégoûtant » d’avec la mère et la fille ? Je profiterai d’un questionnement de Romane sur l’opportunité d’avertir sa grand-mère maternelle de cette situation, pour m’étonner de ce silence qui m’apparaît comme un pacte dénégatif sur trois générations ; un pacte qui lie les femmes entre elles, dans la haine ; une haine qui assimile la sexualité féminine à un étron, à un déchet jusqu’à la haine de toute différence, de toute altérité.
Dès lors, peut-on penser, après-coup, que « l’exhibition affichée », dès le début de la cure de Romane, a consisté selon la proposition de Claude Janin « à transformer du traumatique (du non sexuel) en quelque chose de sexuel » ? S’agit-il d’une forme de co-excitation sexuelle visant à sexualiser du traumatique ?
M’arrimer à un tiers, cet analyste homme que représente Claude Janin tiendrait lieu, dans ce contexte de violence de l’excitation homosexuelle, de garde-fou d’essence paternelle.
« Penser/ Panser » la honte, « la petite » comme « la grande » consisterait aussi à faire appel à une activité théorisante qui tente de lier l’excitation à la détresse primaire.
Une séquence clinique particulièrement dense va éclairer cette hypothèse.
Nous sommes deux ans après le début de l’analyse, juste avant les vacances d’été, séparation que Romane a déjà expérimentée lors de la première année d’analyse. Romane me prévient tardivement qu’elle partira en vacances avant mes congés. Elle est surprise que je lui fasse remarquer qu’elle part avant moi, elle n’avait pas pensé au fait que son analyste puisse la laisser pendant ces vacances. Romane vient pourtant de faire un rêve :
« Elle était dans un grand bureau blanc, beaucoup plus grand que celui où nous nous trouvons. Elle réalisait que nous étions en séance. Elle était assise sur une chaise pivotante. Nous discutions mais en face à face. Elle s’excusait puis se retournait en regardant par la fenêtre. J’allais m’assoir près d’elle, de dos, me mettais à la tutoyer et à lui parler de façon très directive en lui disant ce qu’elle devait faire ».
Romane s’est réveillée mal à l’aise. Elle me dit :
« Il y a trop de proximité entre vous et moi, je n’aime pas ça. Je repense à ce lien avec vous, cette dépendance, je ne la souhaite pas, cela m’embarrasse de dire que j’aurais besoin de vous voir ».
Romane poursuit avec un autre rêve fait cette même nuit, un rêve avec son grand-père paternel. Elle se voyait sur un écran comme filmée par une Webcam, la culotte déplacée, avec le regard excité de son grand-père à l’arrière-plan. L’intervention du père en deuxième partie du rêve tentait de créer une alliance père-fille les identifiant tous deux comme victimes d’abus. Romane, sans transition, ajoute avoir fait un autre rêve la semaine précédente : Y figurait son grand-père cette fois-ci maternel, déjà évoqué en séance, décrit comme « détraqué sexuellement », vivant seul depuis sa séparation d’avec la grand-mère de Romane. Dans ce rêve, sa mère et sa grand-mère étaient toutes deux allongées sur le corps de ce grand-père comme des tranches de saumon sur des toasts.
Romane constate que ces rêves d’inceste avaient disparu mais restent comme au fond d’une cuve : « ces souvenirs », me dit-elle « remontent » au moment des vacances. Pourtant, aujourd’hui, Romane est convaincue que le problème central concerne son grand-père maternel. « Tout le monde sait qu’il est « détraqué sexuellement » mais il est tabou d’en parler », me précise-t-elle. On racontait à l’époque que son grand-père, âgé d’une cinquantaine d’années, employé à l’entretien de la voirie, couchait avec des mineures de 14 ans qui rentraient chez elles. Romane, en apprenant cela, s’était indignée auprès de son père qui lui aurait « avoué » avoir eu, lui aussi, des doutes. Romane fait alors un lien : elle me dit que son anorexie a commencé quand elle a vécu chez ce grand-père entre 8 et 10 ans. Elle avait déjà évoqué le fait qu’il se levait la nuit alors qu’elle dormait sur une mezzanine ; il éructait des « salopes » en se faisant un café. Elle, elle restait vigilante. Elle avait, par ailleurs, découvert un matelas dans sa camionnette avec des tas de préservatifs dans la boîte à gants.
Romane ajoute qu’avec tout cela, elle n’arrive pas à faire l’amour avec Pierre, elle se sent coupée, ne ressent rien. Et puis elle s’est demandé comment elle pourrait me parler de sa sexualité en séance ; elle éprouve une certaine gêne. Je la sens hésiter un peu. Romane poursuit sur le fait qu’elle se sent impudique de parler de tout cela. Contre-transférentiellement, j’en suis soulagée.
Puis alors que Romane semble prendre des précautions, elle se met à parler très vite de la masturbation dont elle me dit qu’elle en a une pratique compulsive. Elle ajoute regarder des films porno en boucle tout en se masturbant. Dans ces moments-là, elle n’a pas vraiment d’érotisme dans sa tête. Elle se sent vide. Romane continue de parler sans pause.
J’ai de nouveau du mal à clore la séance. Je suis restée en retrait dans l’attente d’un après-coup. Romane m’annonce pourtant, à la fin de cette séquence que ce sera finalement la dernière séance avant l’été, alors qu’il était question que l’on se revoie le lendemain avant sa pause estivale. Je me sens confuse. Qu’entendre dans ce matériel ? Je penserai tout l’été à cette séance en me questionnant sur ce mouvement paradoxal de Romane qui profite de cette interruption pour livrer des éléments extrêmement denses, aussi violents qu’intimes et qui me privent de toute réaction.
A la rentrée, lorsque je vais chercher Romane, je réalise que je suis tendue et que mon écoute reste distante. Romane revient d’emblée sur cette séance d’avant les vacances, cette séance qui ne l’a pas vraiment quittée, elle non plus. Elle ne sait vraiment pas quoi dire mais elle a ressenti comme « une note de violence » (selon ses termes) à laquelle elle a pensé durant ces vacances. Je constate néanmoins que Romane me noie de nouveau par un discours prolixe sur ses parents, son père puis sa mère, les lectures de cet été, mêlant une forme de violence à un évitement du lien transférentiel. Et tandis que je cherche à intervenir sur « cette note de violence » qui m’est adressée, je reste finalement en retrait, dans une forme d’inconfort face à ce flot de paroles.
Lors de la séance suivante, je me surprends à être beaucoup plus active. Peut-être parce que Romane revient d’elle-même sur la séance de la veille en me disant qu’elle a été un vrai moulin à paroles. Ainsi me laisse-t-elle la possibilité d’un pas de côté par rapport à ce qui se joue, et à elle la possibilité d’un mouvement réflexif. Romane constate en effet qu’elle a le sentiment d’avoir déversé toute la charge de cet été, elle avait d’ailleurs peur, après la séance, que je ne la juge par rapport à tout ce qu’elle évoque qui est assez intime. En même temps- ajoute-telle- elle ne sait pas bien « me » parler de ce qui est intime. Romane poursuit sur son analyse qu’elle trouve difficile. « Peut-être faudrait-il qu’elle me parle davantage du présent ? S’ensuit une plainte : le fait de me parler sans avoir une personne en face d’elle la place face à elle-même.
Elle ajoute : « en face à face, on peut voir les mimiques des gens, un regard, des gestes; sur le divan je suis confrontée à moi-même et je trouve que ce n’est pas confortable, je vous disais hier que j’étais ambivalente… j’ai cette crainte d’être jugée, d’être devant une instance qui sait beaucoup plus de choses que moi. Je me suis sentie bête après la séance d’hier en évoquant les lectures de cet été. J’ai longtemps été comme ça avec ma mère, collée, un collage physique où ma mère me dit que nous avons les mêmes bras ou les mêmes traits. Cela me dégoûte ».
J’interviens : « ou bien on est collées et c’est dégoûtant ou bien c’est l’arrachement avec cette « note de violence » que vous avez évoquée au retour des vacances d’été à propos de la dernière séance d’avant les vacances ? ».
Romane s’anime : « Ah oui ! Hier j’ai le sentiment d’avoir vomi tout cet été et d’avoir exprimé ma colère par rapport à tous ces rêves incestueux qui sont revenus ; je vous l’ai dit, que j’étais ambivalente… J’aurais parfois envie de tout arrêter. C’est du travail pour l’égo de parler de toute cette folie familiale, de cette étrangeté que je perçois et qui m’habite depuis l’enfance, de ma mère qui se comporte tellement étrangement avec moi entre ce qu’elle me dit : « tu n’es plus ma fille » comme un infanticide et cette manière de vouloir me séduire… C’est une séduction presque amoureuse ! Je ressens beaucoup de confusion et cela me joue des tours dans mes relations amicales : avec les filles, j’ai tout de suite peur d’être homosexuelle. (Pause) Je n’arrive pas à vous parler en vous disant « vous ». Je parle plus volontiers de l’analyse comme pour esquiver, j’aurais peur d’être dans une grande confusion si je commençais à m’attacher. »
Lors de la séance suivante, elle revient sur cette idée qu’elle pourrait arrêter l’analyse ou poursuivre autrement. Elle me dit :
« Depuis que j’ai commencé il y a deux ans, j’ai l’impression de m’être dégagée d’un certain nombre de choses, de voir surtout que le nœud du problème concerne ma mère, je le vois de façon plus objective, je peux en parler mais ce qui me manque maintenant c’est d’avoir un nouveau travail et de développer un réseau amical, c’est-à-dire de parler au présent. J’ai le sentiment que le face à face me permettrait d’avoir un échange interpersonnel qui me permettrait de me faciliter les échanges à l’extérieur. J’ai besoin de plus de paroles : qu’en pensez-vous ? »
Je me sens embarrassée par cette demande directe, je choisis dans un premier temps de rester silencieuse. Me reviennent pourtant les échanges affirmés qu’elle a eus avec sa mère cet été, tel un « face à face » musclé et qui fait suite à cette note de violence très actuelle.
Je lui dis : « Un face à face comme une confrontation ? » Romane réplique : « Ce terme de confrontation fait un peu agressif. Non ce serait comme un échange, pas la caricature du coach mais une manière de discuter autrement, je ne sais pas si c’est possible avec vous mais je ne me vois pas recommencer une thérapie ; je pense aux thérapies cognitives, en même temps, si vous me donniez des conseils alors que je me pose des questions, j’aurais peut-être le même sentiment que d’être de nouveau sous le contrôle de quelqu’un. »
Je rebondis : « Un face à face pour éviter de laisser venir, sans les contrôler, des choses entre vous et moi ? ».
Romane poursuit sur le sentiment de solitude qui l’habite du fait de la dissymétrie divan-fauteuil. Elle sent bien l’importance de cette parole mais elle sait aussi que les mots dans son histoire ont pris « une telle force » comme « s’ils étaient déformés » qu’elle se demande si elle n’aurait pas besoin d’autre chose. Me revient, dès lors, ce qu’elle avait évoqué en début de séance, à savoir des séances de relaxation qu’elle effectue chez elle, en écoutant des sons qui sont comme des bruits - une voix chuchotée, des tapotements sur un micro, le bruit d’une brosse frottée… - qui lui font tellement de bien… Me viennent des figurations sensorielles, des images, celles des premières sensations entre une mère et son bébé, un bruit, une odeur.
Je lui formule : « vous me demandez un face à face à un moment où effectivement il est question de pouvoir vous séparer de votre mère, au moment où vous pouvez vous sentir très triste par rapport à ce décollement ».
Romane, pour la première fois, pleure et évoque la douleur qu’elle ressent. Elle associe sur la mélancolie des séances. Quand elle vient, me dit-elle, elle ne pense qu’à ce lieu où l’on parle du passé. C’est difficile en ce moment, elle ressent bien cette tristesse, elle se sent vraiment seule. S’ensuit un long silence.
Ultérieurement, Romane me dit avoir fait un rêve :
Elle était en séance, allongée sur le divan ; je n’étais pas derrière elle mais devant (elle me le montre avec un geste). Elle ne ressentait aucune gêne contrairement à d’autres rêves qu’elle a pu faire dans cette situation de face à face.
Romane me parlera du soulagement de la dernière séance et s’étonnera du pouvoir de la parole par rapport au fait de sentir les choses différemment sans que le dispositif ne soit changé. A partir de là, la question de pouvoir poursuivre son analyse tout en commençant un nouveau travail sera au-devant de la scène : pourra-t-elle évoquer ses contraintes liées à l’analyse ? Elle a peur de ressentir de la honte…
Si la honte reste au premier plan, elle change pourtant de nature. Son dernier rêve illustre, en effet, la manière dont Romane, à travers la désexualisation du transfert homosexuel, commence à pouvoir jouer avec des représentations internes, introjecter son analyste et transformer la libido objectale en libido narcissique tel un véritable renversement auto-érotique au cœur même du processus identificatoire. La ligne de crête reste pourtant étroite et nécessite une écoute attentive, parfois critique, mettant singulièrement à l’épreuve le contre-transfert. Et pourtant, pour Romane, c’est bien à travers l’expérience du divan qu’il devient possible progressivement de parler de l’intime, à travers la perlaboration douloureuse de son lien au maternel : un lien teinté de folie privée mêlant tout à la fois des enjeux de honte dévastatrice à des enjeux de honte « plus ordinaire » où le dégoût, la pudeur soutiennent l’accès à une forme de latence fantasmatique. Dès lors, dans de telles configurations, l’analyse deviendrait-elle le garant de l’écoute de la sexualité infantile ?
[1] Claude Janin, 2007 : La honte, ses figures, ses destins, Paris, PUF.
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