[restrict]Guy Cabrol Spp le 16/06/20
Forum Spp commentaire à la présentation de Lucia Touati
La réalité actuelle du monde extérieur avec sa destructivité potentielle et les injonctions d’un surmoi de la culture ambivalent posent un défi à la psychanalyse avec le questionnement de ses fondamentaux, cadre et processus élaborés depuis plus d’un siècle par des générations d’analystes et d’analystes-chercheurs et défricheurs. Sa validité scientifique et épistémologique a survécu à plus d’un désastre mais résistera t elle à cette banale pandémie aux effets imprévisibles et révolutionnaires avec son cortège d’angoisses schizo-paranoïdes et dépressive ? That is the question.
Dans l’actualité où règne cette destructivité, sa confusion et son actuel, la créativité de chacun est très sollicitée à l’instar du tranquille et remarquable témoignage offert par Lucia Touati, psychanalyste du centre Alfred Binet et porte-parole de sa petite patiente. Elle nous montre face à cette contrainte du destin tous ses réaménagements de fortune inventifs du couple analytique pris dans une turbulence émotionnelle. On pourrait l’entendre dans un jeu de désorganisation-réorganisation d’un dispositif pour préserver le processus en cours, voir l’enrichir de cette expérience inédite vécue en commun mais chacun avec une histoire singulière et ses zones d’ombres, une symétrie de surface qui pourrait être trompeuse. La fonction, notre fonction Nebenmensch, fonction asymétrique, est là pour nous le rappeler à toutes et tous, l’asymétrie fondatrice, comme la psychanalyse de l’enfant nous le démontre ici dans ce dernier forum où elle était à l’honneur, même si étrangement elle n’a toujours pas sa pleine place dans notre formation de psychanalyste, encore à la marge, presque en franc-tireur même si on parle de l’infantile et de l’enfant dans l’adulte, sa sexualité infantile, des phantasmes originaires et même si un Winnicott entre autres est devenu aujourd’hui une référence obligée.
Ce que nous (re)démontre l’analyse d’enfant est le potentiel créatif et de jeu en chacun de nous quelque fut son destin et sa nécessité. Comment l’analyste peut il être et rester le garant de cette aire de jeu, la séance, un jeu pris très au sérieux, en créant, co-créant les conditions de cette illusion créatrice pour que le processus transformationnel se mette ou se remette enjeu alors qu’il fut, voir qu’il reste entravé dans la séance dans une compulsion de répétition qui sollicite le contretransfert de l’analyste parfois jusqu’à la désespérance et la résignation.
La position contre transférentielle de base de l’analyste est un acte de foi sur la croissance psychique de l’enfant et de l’adulte ; parfois pris dans sa propre dépressivité il se voit interpellé par le sujet naissant qui, lui, croit inconsciemment toujours en la psychanalyse....
Ainsi une patiente trentenaire, devenue maman d’un petit garçon, professeur de philosophie n’ayant jamais pu enseigner, récemment diagnostiquée «Asperger de haut niveau» est aux prises à des conflits insolubles de son monde interne, et des imagos paradoxales confusionnantes avec des défenses intellectuelles redoutables de survie psychique. Elle fut étrangement privée dans l’enfance de ses potentialités de jeu. Elle s’autorisa dans le contexte d’impasse où elle se trouvait à prendre le risque de rencontrer un psychanalyste... Le moment venu elle s’autorisa même à prendre le risque… d’apprendre à jouer en présence d’un autre et à expérimenter cette (re)découverte malgré la pandémie qui fit irruption, et elle désira la poursuivre en ma seule présence téléphonique, à savoir JOUER. Elle imagine et se raconte des histoires, les écrit, me les raconte, elle m’écrit des contes mais sans compte à rendre : des histoires animalières complexes conjuguées à ses rêves avec une mise en scène psychodramatique symbolisante de ses imagos et des conflits vécus jusqu’à ce jour. Émerveillé plus que séduit, j’ai été en capacité d’accueillir un tel mouvement psychique et de l’accepter dans une illusion créatrice partagée, telle la contemplation d’une œuvre d’art. Chaque séance ne serait-elle pas un chef d’œuvre en péril ? comme ces dessins offerts à l’analyste et ces squiggles, gribouillis informes, une précieuse et authentique tentative d’élaboration psychique. L’analyse est un art autant qu’une science.
Une condition me semble importante : comment garder l’émerveillement et la beauté de chaque séance, dans cet espace d’intimité préservée, comme celui des premières fois, trouver-créer, recréer l’objet esthétique découvert et décrit par Meltzer (1988) et pouvoir en contenir et en respecter toute la conflictualité et destructivité.
Je suis de ceux qui pensent que l’expérience de toutes les variations du cadre rendues nécessaires dans de telles situations analytiques, «imposée » à un moment donné, ne sont pas à considérer comme la preuve éventuelle d’une insuffisance de la théorie et de la cure analytique mais le temps nécessaire et le passage obligé pour permettre à l’analyste, en personne, de faire l’expérience de zones psychiques obscures, étrangères à lui-même terra incognita, qu’il sera progressivement ou non en capacité d’intégrer dans son cadre interne et en alimenter le processus, expérience et théorie, y compris de sa propre destructivité et envie. Le psychanalyste est aussi un artisan de l’autoanalyse à vie....
La familiarité de la rencontre avec les bébés, les enfants, les adolescents, les fous, les groupes, le corps, les médiations culturelles diverses enrichissent les potentialités du travail analytique. Elles sont loin de l’annuler ou de le disqualifier. J’ai toujours eu du mal à entendre que là où la cure analytique «échouait» d’autres dispositifs feraient des «miracles». Tout en reconnaissant les limites de tout situation analysante, je l’entends souvent comme une haine, une attaque envieuse, contretransferentielle de l’objet-analyse aux sources inconscientes, telle une douleur clivée d’une déception primaire profonde, des cicatrices d’un objet resté peu secourable, insuffisant, voir défaillant, en tout un chacun. Les pires ennemis de la psychanalyse et les plus redoutables risquent parfois d’être les psychanalystes eux-mêmes.
Certains prônent aujourd’hui une psychanalyse postmoderne avec une révolution épistémologique et de nouveaux paradigmes. Nous en sommes déjà à la psychanalyse postbionienne, et pourquoi pas post freudienne sur la grande scène internationale. Ce que j’ai entendu à ce forum me réconforte sur le devenir de la psychanalyse et de cette merveilleuse aventure pour qu’advienne un sujet avec sa complexité et sa personnalité, ici une petite fille qui a la chance de rencontrer une psychanalyste. Ça donnerait la nostalgie, dans un après-coup auto-analytique, de ne pas avoir eu cette chance, enfant, bénéficier d’une telle rencontre dans un tel centre... au risque de ne pas devenir psychanalyste... et alors.
Cependant, ma préoccupation demeure aujourd’hui que, séduits, obnubilés par le chant des sirènes, nous restions fascinés par ces possibilités d’analyse augmentée à distance, loin des corps, et jusqu’à être en capacité d’argumenter, en brillant théoricien sur les réelles avancées théoriques et pratiques qu’elles nous permettent : un accès à la Vérité plus vrai que le vrai, plus blanc que le blanc. Alors une psychanalyse transhumaniste est en marche et il faudrait savoir vivre avec notre modernité qui n’est plus une nostalgie viennoise, fin de siècle...
Comme je le suggérais précédemment l’expérience choisie et surtout imposée aujourd’hui, de l’utilisation de l’objet, qu’on aurait pu rêver objet transitionnel, objet malléable, cet objet augmenté, voir phallique, avec ses prothèses technologiques séduisantes permet déjà l’emprise du virtuel sur le réel avec une contamination virale des psychés, il comporte le risque de mise à l’écart, voir la mise à mort du sujet et accessoirement du psychanalyste à la Freud et pourquoi pas ? Nul ne peut arrêter le progrès, flattant notre narcissisme grandiose sauf, peut-être aujourd’hui, cette pandémie, cette catastrophe, véritable insulte à notre mégalomanie. J’y vois une chance historique, l’espace d’un instant, instant de vacillement, de dérangement, un interlude, elle nous interpelle dans nos certitudes et fait l’éloge de l’incertitude, de la complexité.
À terme l’humain, cette anomalie historique du monde vivant, avatar des écosystèmes, risquerait d’être marginalisée, au mieux tolérée au profit d’humanoïdes robotisés dialoguant avec voix humaine empathique, compréhensive, interactive et capable de mémoire et d’affects programmés par de l’intelligence artificielle. De tels robots sont déjà une réalité opérationnelle... ceci n’est plus de la science fiction....
Mais cette pandémie dans ces effets paradoxaux serait aussi la chance inespérée de remettre le vivant et même l’humain au cœur des préoccupations de nos sociétés postmodernes qui se sont arrêtées de fonctionner, un instant, dans cette course folle pour prendre le temps de... soigner et de… prendre soin de l’humain… une vraie folie… pour nos sociétés modernes et… Quel qu’en soit le coût...!».
La psychanalyse, cette soi-disant malaimée, pourrait y prendre toute sa place, mais que sa place, dans cette prise en compte si spécifique, de la relation à l’Autre, du psychique et de l’âme enfantine en devenir comme vient de nous l’illustrer si généreusement Lucia Touati et le centre Alfred Binet avec toute cette liberté et créativité nécessaire pour le déroulement du processus.
La séance analytique n’existe que dans la conjonction subtile entre le prendre soin et le soin psychique, entre le « care et le cure.»
C’est aussi une grande leçon pour les analystes d’adultes que de pouvoir nous «autoriser» à une telle créativité tranquille dans certaines situations analytiques d’adultes et d’adolescents.[/restrict]