Conférence que Bernard Chervet a donnée vendredi le 15 janvier 2021 dans le cadre d’une réunion préparatoire au Colloque de St Malo qui aura lieu les 25 et 26 septembre 2021.
Le thème sera : "L’après-coup et le « en-deux-temps » de la pensée humaine et du désir".
Bonjour à toutes et tous.
Je voudrais commencer en m’étonnant au sens le plus positif du terme, en m’émerveillant de la vie psychique, de ses capacités à produire une infinité, une diversité et une vitalité de contenus les plus imprévisibles, depuis les pensées-représentations, les pensées-affects, pensées-émotions, pensées-sentiments, les pensées-sensations, les pensées-sensualité et érogénéité. J’accorde à ces dernières une place en exergue car c’est la plus oubliée alors qu’elle est à la naissance de la psychanalyse par le biais de l’hystérie.
Du point de vue de la pensée, la psychanalyse présente plus que toute autre science, une étroite proximité avec son objet d’étude puisque celui-ci, la pensée, utilise comme outil pour mener cette étude, l’appareil à penser, et comme méthode, la pensée elle-même. Il n’y a certainement aucune autre science où l’on puisse retrouver cet isomorphisme entre l’étudié, l’étudiant et l’étude. Il s’agit donc de la pensée pensant le penser. Cette réalité est à reconnaitre plutôt que d’en tirer argument pour exclure la vie psychique des sciences de la nature. Un des effets de cet isomorphisme est de renforcer le travail de déformation propre à la vie psychique, travail sur ce qui est actif en son sein tout en étant hétérogène à ce qui s’implique dans ses expressions.
Toutes ces modalités du penser n’existent véritablement que dans la mesure où elles peuvent être énoncées, donc liées aux mots. Leur inscription n’existe que par ce lien au langage, en fait un lien potentiel au langage que la psychanalyse souhaite rendre efficient en l’obligeant à devenir manifeste en séance, lien qui continue évidemment d’exister lorsque la pensée se fait en silence, et qui signale ses limites lors de certaines situations de la vie dans lesquels les mots viennent à manquer.
Donc mon étonnement et mon émerveillement pour les capacités du psychisme à produire des après-coups les plus inattendus, qu’il s’agisse de symptômes ou d’œuvres appelées à devenir immortelles.
Cette façon de concevoir les productions du psychisme signifie que le monde des humains est un immense champ séméiologique au sein duquel se différencient les après-coups en fonction de l’accomplissement plus ou moins abouti du procès de l’après-coup, par lequel sera réalisé la modification de l’économie régressive, l’utilisation des tendances extinctives et le déploiement des impératifs d’inscription jusqu’à la production d’une prime de désir ouverte selon des destins multiples, aux objets et au monde.
Mon émerveillement tient aussi au fait que ce procès nous fonde, qu’il est le même chez tout un chacun, et qu’en même temps nous n’aboutissons pas tous aux mêmes résultats. Qu’avec des éléments de base semblables, se réalisent des destins si différents. Il est possible d’envisager que nous sommes surtout égaux par les nécessités qui nous occupent, et que nous nous différencions par les réponses que nous pouvons accorder à celles-ci. Bien sûr des différences au sein de ces nécessités peuvent être envisagées telles que l’intensité et la force des attractions réductrices et des extensions infinies propres aux pulsions ; notre sensibilité à ces attractions négatives sont certainement différentes ; toutefois les différences majeures semblent surtout tenir à nos impératifs d’inscription. Si les processus engagés dans le travail de l’après-coup ne relèvent pas du moi, ils ne s’installent que par un détour identificatoire à un autre, à sa processualité psychique qui participe à la surdétermination de leur production.
L’émerveillement signalé à plusieurs reprises vient donc du fait que pour une grande part le procès de l’après-coup se déroule dans la passivité, une passivité néanmoins orientée par son objectif ; la cause finale ou l’accomplissement sont des attracteurs impliqués.
Les processus eux-mêmes, ceux engagés au sein de l’après-coup, échappent au moi et nous constituent en même temps en tant que sujet. Les mécanismes du rêve ne dépendent en effet pas de notre volonté ni de notre histoire. Mais la réalisation même de ces processus par le biais du procès de l’après-coup implique notre histoire et notre volonté, ce que l’on peut qualifier de courage.
Venons-en au procès de l’après-coup lui-même, la Nachträglichkeit. Je vais utiliser l’histoire de ce concept en tant que réalité clinique afin de vous transmettre ma façon de penser le fonctionnement psychique, c’est à dire ce qui fonde la pensée et le désir.
Nachträglichkeit
Le substantif Nachträglichkeit est l’un des concepts majeurs créés par Freud et appartenant au corpus théorique le plus fondamental de la métapsychologie.
En français, il est traduit par « l’après-coup ». Le mot français est parfois utilisé dans la littérature psychanalytique anglophone car il n’y pas de bonne traduction en anglais - idem dans d’autres langues, l’italien, l’espagnol, le portugais. En fait la traduction française n’est pas meilleure, mais son histoire fait qu’il est identifié comme une spécificité de la psychanalyse française du fait de sa renaissance par Lacan mais surtout du fait qu’il trouve ses premiers linéaments chez Charcot. Les auteurs anglophones utilisent after-effect ou deferred-action, parfois afterwardness.
Selon sa méthode familière, Freud forge ce terme à partir d’un adjectif et adverbe de la langue commune allemande, Nachträglich.
Nachträglich et ses dérivés, sont répertoriés environ 160 fois dans l’œuvre de Freud ; 6 pour le substantif Nachträglichkeit, les autres pour l’adverbe et l’adjectif ; plus cinq utilisations du substantif dans la lettre à Fließ n° 146 du 14.11.1897, et une autre occurrence dans celle n° 169 du 9.06.1898.
Nachträglichkeit articule en allemand Nach : après, et Tragen : tirer, porter, supporter. Sur le plan sémiotique, il signifie porter vers un après. L’ajout de keit lui confère le genre féminin.
Sous la plume de Freud, le substantif Nachträglichkeit désigne progressivement un procès psychique inconscient en deux temps et ses résultats manifestes, amorcé par un événement ayant une valeur traumatique, un « choc » qui deviendra un « choquant » puis une propriété pulsionnelle, sa tendance extinctive ; de façon plus précise l’après-coup est une procédure dynamique qui articule un évènement traumatique – le terme événement ne disant rien sur ce qui est à son origine -, son refoulement durant une période plus ou moins longue, un travail psychique régressif inapparent transformant l’économie libidinale régressive qui s’est manifestée par ledit événement et pas son refoulement, et les retours posthumes de celui-ci selon des formations psychiques substitutives et manifestes variables. L’utilisation du terme posthume, annonce l’intuition de Freud quant à l’implication d’une opération de meurtre dans la dynamique refoulement-retour du refoulé. Une analogie est suggérée avec le couple disparition-résurrection.
L’adjectif et l’adverbe Nachträglich soulignent l’agencement diachronique du procès en deux temps, et le lien de causalité et de déterminisme qui existe entre eux.
L’après-coup est donc un processus (Proceβ) qui se déroule en deux temps manifestes et un temps latent, et qui réalise un travail engageant des processus psychiques inconscients (Vorgang). La langue allemande offre deux mots pour différencier processus-déroulement et processus-opération psychique.
Des équivalents sont aussi utilisés par Freud : post-effet, post-action, ex post[2], ainsi que des expressions utilisant l’adverbe : abréaction après coup, compréhension, élaboration, compulsion, obéissance, action, effet après coup, etc.
Soulignons que Freud se réfère beaucoup plus fréquemment à ce procès en deux temps qu’il n’utilise le substantif Nachträglichkeit lui-même.
Dans le Projet, seul l’adverbe apparaît à propos de Emma. Freud insiste sur la précocité de la déliaison sexuelle (la séduction qui psychanalytiquement désigne une sollicitation d’un désir inconscient) et ses conséquences après coup. Puis, en 1896, il parle de l’action posthume d’un trauma infantile. En 1897, il forge le substantif dans ses lettres à Flieβ. Dans Le Petit Hans (1909), ses interprétations suivent les logiques de l’après-coup, sans qu’il utilise le terme ; ce qui ne sera pas le cas dans le texte sur L’homme aux loups (1914) dans lequel il complexifie ce concept, en envisageant que les séances elles-mêmes et le transfert sont des après-coups nécessaires au but de la cure ; enfin, phénomène remarquable, à partir de 1917 Nachträglichkeit disparaît sous sa plume, alors que l’implication d’un procès en deux temps augmente en fréquence avec l’arrivée du complexe de castration en deux temps ; ainsi en 1925, il articule les vu et entendu de ce dernier sans utiliser le terme d’après-coup.
Freud crée ce concept alors que sa recherche est dominée par sa préoccupation étiologique. Celle-ci entre en isomorphie avec la tendance déjà observée par Breuer, à se remémorer selon un cheminement temporel à rebours. Breuer avait décrit une rétrogression[3] qui lui avait permis de concevoir la méthode cathartique. Freud emboîte le pas à cette régression temporelle et lui adjoint une obligation de verbalisation, donc de production d’après-coup verbaux. Il utilise cette tendance à régresser, associée à une contrainte à soutenir verbalement un lien avec la conscience, au service du but thérapeutique. Il promeut ainsi une nouvelle méthode, la cure psycho-analytique définie par son protocole, sa règle fondamentale et un travail psychique spécifique, le travail de l’après-coup.
Dès son observation de Emma, dans Le proton pseudos hystérique[4], Freud décrit l’après-coup avec précision en se centrant sur la régression temporelle des séances. Il décompose alors le temps 1, celui du coup, en deux scènes rétrogrades, une scène I récente et remémorable, et une scène II antérieure, inconsciente au sens strict. Il reprend ainsi la théorie traumatique de Charcot qu’il a déjà exposé dans les Etudes sur l’hystérie, avec la formation diachronique des symptômes en deux temps, mais il privilégie le à rebours de la remémoration cathartique. Il inverse alors le cours du temps. Il nomme scène I la scène récente, « Le souvenir de la moquerie des commis lors de l’entrée de Emma à 13 ans dans une boutique », et scène II, celle ancienne, « Le souvenir refoulé des attouchements subis par Emma dans une autre boutique quand elle avait 8 ans ». Le temps 2, symptomatique, est l’agoraphobie quant à entrer seule dans une boutique. Les deux temps sont séparés par un temps de latence.
C’est en effet Charcot qui avait décrit l’organisation temporelle des symptômes hystériques en deux temps avec un troisième, dit d’incubation ou d’élaboration psychique, situé entre le coup traumatique (le choc), et l’après manifeste (le symptôme).
En tant qu’élève de Charcot (Freud fut son traducteur en allemand), et soucieux de libérer les troubles psychiques de l’impasse étiologique de la dégénérescence, Freud prend au sérieux les repères temporels de la conception du Maître de la Salpêtrière. Son intérêt se porte alors sur l’entre-deux-temps, et le travail psychique inapparent qui s’y déroule.
L’interprétation du rêve naît de cette attention que porte Freud au travail psychique spécifique qui se déroule durant le temps intermédiaire dénommé par Charcot, période d’élaboration psychique ou d’incubation psychique, et que Freud renomme, période de latence., ce qui lui permet de tenir compte d’une nouvelle opération psychique, banale et quotidienne, la mise en latence. Une période de latence est aisément observable au sein du développement de la sexualité humaine avec son diphasisme, mais aussi dans le fonctionnement mental ordinaire. La mise en latence est une opération impliquée dans la doctrine du rêve, dans l’oscillation du jour et de la nuit, et tout particulièrement observable par ses effets après coup durant les séances d’hypnose et d’analyse. Les entre-deux que sont la nuit et la séance d’analyse constituent des périodes de latence occupées par un travail psychique spécifique inconscient. Le travail de rêve et ses résultats, la régénération libidinale du réveil, le souvenir et le récit de rêve, deviennent des prototypes des activités psychiques régressives réalisées dans la passivité de la latence.
La logique de la régression temporelle associative, scène I récente – scène II ancienne, s’inscrit dans le procès de remémoration qui suit la voie régrédiente. Pour Freud, seule l’expression manifeste du symptôme est sur la voie progrédiente.
La remémoration articule l’adolescence à l’enfance, en partant de l’adolescence. C’est la précocité sexuelle du coup traumatique II qui se réactualise en I à l’occasion de l’éveil pulsionnel de la puberté. La dimension sexuelle commune entre II et I apparaît clairement.
Ce qui est nommé après-coup et coup varie donc selon le point de vue suivi, celui de la genèse du symptôme ou celui du discours des séances. Selon la logique du choc, c’est l’apparition du symptôme qui est l’effet d’après-coup. Selon la logique de la recherche cathartique, ce sont les souvenirs successifs qui, à partir du symptôme, sont des après-coups ; et selon la logique psychanalytique « chaque remémoration est un après-coup d’un souvenir inconscient ayant acquis, dans l’après-coup de son refoulement, la valeur de coup traumatique » (1895). Dans le premier modèle, le coup est lié à un événement traumatique, dans le second au souvenir, dans le troisième au transfert sur l’analyse de l’attraction régressive et de l’impératif de verbalisation.
Freud généralise ensuite ce modèle à l’ensemble des souvenirs et des retours du refoulé. La notion de retour devient corollaire de celle d’après-coup. Dans l’homme aux loups, la séance n’est plus seulement promotrice d’après-coups, elle devient elle-même, ainsi que le transfert, un après-coup.
Mais la situation analytique superpose et entremêle les effets d’après-coup singuliers de chaque protagoniste ; d’où la création d’une néo-production, l’après-coup analytique, ce moi - non-moi propre à la séance, néo-réalité grosse de réminiscences croisées (la chimère de De M’Uzan, le tiers analytique de Ogden, l’objet analytique de Green).
L’après-coup analytique est le levier de l’effet thérapeutique. Il s’inscrit, en chaque séance, au sein de séquences et de l’ensemble de la cure. Le contre-transfert de précession de chaque analyste y est impliqué selon des modalités émotionnelles, figuratives et théoriques, diversement mêlées.
L’attraction régressive favorise en séance, la réactualisation de l’effet traumatique via la remémoration, la répétition et la construction. Les produits de l’après-coup sont des réminiscences surdéterminées. La conception de la réminiscence généralisée (Freud 1937) implique les notions de réalité historique, de traces onto et phylogénétiques et, par la fonction de l’après-coup, de vérité historique produite par la psyché.
C’est l’élaboration, en 1920, d’une qualité fondamentale de la pulsion, la tendance au retour à un état antérieur jusqu’à l’inorganique, qui est déterminante dans la disparition de l’utilisation du concept d’après-coup par Freud. Le privilège accordé au signifié progrédient par le terme Nachträglichkeit, ne tient pas assez compte de l’autre aspect du procès, le rôle majeur du travail psychique régressif réalisé par le procès de l’après-coup sur les aspirations régressives traumatiques, aspect essentiel qui est rempli quotidiennement par la fonction onirique vis à vis des nombreux incidents traumatiques de la veille.
Relié dans un premier temps à la seule genèse du symptôme hystérique, le procès de l’après-coup devient donc progressivement le propre du biphasisme de la sexualité humaine, articulant la période oedipienne à la puberté, entrecoupées de la période de latence. Puis il s’étend au fonctionnement mental ordinaire, et à l’oscillation entre la nuit et le jour, impliquant tant la voie régrédiente que celle progrédiente. Ainsi, sa généralisation se renforce-t-elle au moment où l’usage du terme lui-même s’interrompt.
Le destin de ce concept, avec son émergence et sa disparition qui suivent la réalité processuelle en deux temps qu’il désigne, peut s’expliquer par l’intériorisation de la notion de traumatisme au sein de la métapsychologie. Après avoir été liée à une séduction (1895) engageant un autre, le séducteur, censé précipiter la temporalité du développement de la sexualité et du moi, par précocité de la première ou prématurité du second, la définition du traumatique évolue dans l’œuvre de Freud vers un conflit de resexualisation du narcissisme sous l’influence des revendications pulsionnelles - le conflit pulsion sexuelle – pulsion du moi -, selon la voie de l’intrusion ou de l’aspiration négative par le refoulé originaire. Cette conception renoue avec celle présente dans les Etudes sur l’hystérie d’un noyau traumatique attracteur soumis au refoulement. Freud ajoute que ce refoulement se fait sous l’influence de l’attraction négative d’un inconscient primaire voire originaire (1914, 1915).
aturité du second, soumis à un esur jusqu'ir et remettant en cause la doctrine du raturité du second, A partir de 1917, cette négativité du traumatique ne cesse de prendre de l’ampleur du fait de l’étude des névroses de guerre. La reconnaissance d’une névrose traumatique échappant au principe de plaisir, s’ensuit ; ce qui remet partiellement en cause la doctrine du rêve.
En 1920 Freud relie la notion de traumatisme à une qualité inhérente à la nature des pulsions elles-mêmes, leur tendance générique au retour à un état antérieur jusqu’à l’inorganique. La dimension traumatique s’intériorise. L’événement devient endo-psychique. Il peut être déclenché par un événement extérieur, un « trauma », mais aussi être d’origine endogène. Cette attraction négativante recherche et trouve voire crée, se transpose sur et coopte un événement extérieur permettant l’élaboration d’une fausse liaison, une théorie causale dans le but de modifier cette économie régressive au pouvoir négativant. L’attraction négative perd alors toute butée. La régression ne s’arrête plus au souvenir de la scène de séduction (1895) avec retrouvailles de sa perception, ou au retour au narcissisme absolu du giron maternel (1914). Se dessine une régressivité extinctive (B. Chervet, 2005) qui exige en contre-point l’intervention d’un impératif d’inscription (B. Chervet, 2009) et d’élaboration psychique sous l’égide du surmoi et de ses formes inchoatives (impératif de retenue, censure du rêve, etc.). C’est ce travail qui est réalisé par le procès de l’après-coup.
Ce dernier trouve alors sa fonction, et les raisons d’être de sa forme spécifique en-deux-temps, deux temps manifestes et un entre-temps latent. L’après-coup est la méthode dont dispose l’appareil psychique pour traiter cette qualité primitive des pulsions sollicitée par les nombreux traumas quotidiens, et pour installer le principe de plaisir puis le jugement de réalité.
Pour réussir cette mission, le procès se compose donc de trois temps avec trois opérations. Il suit dans un premier temps la voie régrediente, puis mute l’économie libidinale régressive et l’oriente enfin sur la voie progrédiente. Il inscrit alors cette dernière dans le psychisme en motions pulsionnelles reprises par le désir humain et ses multiples destins. Il est animé par une attraction régressive et par un impératif à produire un matériau progrédient apte à être présenté à la conscience. Il s’avère être le modèle d’un fonctionnement mental idéal, donc une référence pour toute évaluation d’un matériau psychique.
Mais l’histoire de ce concept ne s’arrête pas là. Il suit une trajectoire qui complète la mise en acte de ce qu’il désigne. Après un premier temps d’émergence officielle, et une disparition passée inaperçue, il refait surface en France avec Jacques Lacan. Suivant la même méthode que Freud, Lacan forge le substantif d’après-coup sur la base de l’adverbe et adjectif après coup. Plus tard Jean Laplanche proposera de stabiliser les orthographes et de réserver le tiret au substantif ; l’après-coup et après coup.
Il devient alors un concept fondamental de la psychanalyse française, renouant ainsi avec les origines françaises (Charcot) du procès lui-même et son en-deux-temps.
Grâce à ce rehaussement du Nachträglich, Lacan dénonce le ravalement subi par la psychanalyse dans les années post-guerre, marquée d’un génétisme psychologisant et développemental, d’une théorie de la temporalité linéaire et chronologique. Par son style même, Lacan tente de se saisir du procès de l’après-coup. Prônant à juste tire un retour à Freud, il soutient que l’après-coup est « toujours à recommencer » (1972) ; « La nature de la construction du symptôme est d’être nachträglich » (1956) ; « Tout discours doit être forcé de toujours se reprendre au principe, comme nachträglich, après coup » ; « Le nachträglich (rappelons que nous avons été le premier à l’extraire du texte de Freud), le nachträglich ou après-coup selon lequel le trauma s’implique dans le symptôme, montre une structure temporelle d’un ordre plus élevé » [5] [que la rétroaction]. Et se référant aux deux temps et à la mise en latence, il écrit : « L’après faisait antichambre, pour que l’avant pût prendre rang » (1966, p. 197).
Lacan perçoit parfaitement le ravalement que subit la notion d’après-coup quand elle est réduite à un adverbe de temps et à une détermination linéaire entre deux événements successifs. Toutefois il se détourne des implications économiques du procès de l’après-coup eu égard au réel du traumatique qu’il réalise grâce à son travail régressif ; et il n’insiste que sur le rôle de la surdétermination impliquée dans la chaîne verbale « par l’après-coup de sa séquence » (1958). Nous retrouvons ainsi au cœur de la causalité lacanienne une primauté accordée à la temporalité progrédiente.
L’après-coup est alors une restructuration des événements passés, une resubjectivation d’un passé inconscient qui se transcrit dans une formation de l’inconscient. Plus tard Lacan propose en tant que figuration du procès de l’après-coup, l’image du tore. La parole de séance devient des tours de dire rendus nécessaires par la présence en ce tore d’une coupure, d’une fente, la division du sujet. Ces tours de dire permettent que ce tore se fasse bande de Möbius et message énonçable. L’après-coup est alors figuré par les contorsions, renversements et inversions de ces tours de dire.
Lacan qualifie la causalité psychique de l’après-coup de « circulaire et non réciproque », percevant bien la dissymétrie existant entre les deux scènes II et I, de même qu’en séance, entre les deux protagonistes.
Toute la psychanalyse française de la seconde moitié du 20° siècle a profité de cette incitation insufflée par Lacan. Nombreux sont les auteurs français qui ont approfondies la notion d’après-coup (C. Le Guen, J. Laplanche, B. Chervet, J. André), ou utilisé ce concept au sein de leur travaux sur le fonctionnement psychique, la causalité, la temporalité, etc. (M. Fain, D. Braunschweig, A. Green, J. Guillaumin, M. Neyraut, Ilse Barande, etc.). Toute la psychanalyse française se réfère avec facilité à ce concept, le limitant souvent à ses définitions temporelles.
Laplanche suivra aussi la conception de Lacan en l’intégrant dans sa théorie personnelle d’une séduction généralisée, dans laquelle les messages maternelles implantés en tant qu’inconscient de l’enfant ne cessent de produire des après-coups, des traductions successives, du fait de leur valence énigmatique liée à leur nature sexuelle. Le transfert devient un infini transfert de transfert.
Dans la suite de cette dynamique émergence – disparition – retour, il convient de souligner que l’après-coup est devenu un concept « schibboleth » entre la psychanalyse française et celle anglo-saxonne. Certes M. Klein et ses successeurs se sont-ils plus particulièrement intéressés au premier temps du coup et aux vécus d’effroi et de terreur qui l’accompagnent, donc à une situation de névrose traumatique dans laquelle le procès d’après-coup n’est pas efficient.
Si pour la psychanalyse française, l’archaïque est construit après coup (A. Green), pour les écoles anglo-saxonnes il est déjà-là, et il convient de lutter contre les angoisses primitives désorganisatrices. Domine le modèle du commensalisme (Bion) et du soutien du développement et de l’accomplissement, beaucoup plus que celui de l’élaboration et de la perlaboration par la fréquentation de la voie régressive et de l’interprétation de ce négativant attracteur. Il convient de lutter grâce à une générativité (Winnicott) contre un éprouvé sensoriel traumatique de base. Le rapport à la douleur et au masochisme de fonctionnement, au deuil et à l’objet perdu, est dominé par la régression à la dépendance et par la transformation des réponses de l’entourage. L’attention se porte sur l’expérience émotionnelle entre l’analyste et l’analysant, qui peut être pensée en termes d’après-coup analytique. Bion place les procès de transformation, instaurateurs de la fonction alpha et des éléments du même nom, dans la rêverie maternelle, dans un en-dehors entre-deux. Les notions de secours, d’objet secourable, d’identifications projectives positives et négatives, y trouvent leur cohérence et justification.
La dynamique d’un tel après-coup englobant les deux protagonistes de la cure a fait l’objet de nombreux travaux. Sont concernés l’espace et l’objet transitionnel de Winnicott, la chimère de M. de M’Uzan, l’objet analytique de A. Green, le tiers analytique de T. Ogden. C’est ce résultat de l’après-coup qui est visé par les travaux sur la transitionnalité et le jeu, sur l’animisme à deux et le travail en double (C. et S. Botella).
Se référant au site analytique, J-L. Donnet insiste sur la dimension aléatoire de l’effectuation de l’après-coup, qui rentre dès lors en conflit avec le déterminisme qui pèse sur ce procès, amenant le sujet à trouver-créer ou non les perceptions et traces perceptives dont cette effectuation a besoin pour se réaliser.
Reprenant tous ces travaux, B. Chervet propose une conception de l’après-coup en tant que procès de réalisation et d’accomplissement du désir et de la pensée humaine, de toutes les formations psychiques ; l’après-coup est le procès de la pensée, une théorie du penser. Ainsi, il apparaît être le procès de base de la cure psychanalytique par lequel peut advenir toute guérison.
De chaque côté de la Manche, des auteurs intrigués par cet écart entre les deux courants de pensée de la psychanalyse, celui qui inclut l’après-coup et celui qui s’en dispense, ont cherché à le réduire et l’interpréter. H. Faimberg s’est tout particulièrement intéressée à cette notion qu’elle a placé au cœur de sa théorie de « l’écoute de l’écoute ». I. Sodré propose une lecture originale des Controverses, au sein de la British Society, en lien avec l’après-coup en tant que concept manquant (the missing concept). Dans ses travaux sur la temporalité, R.J. Perelberg accorde une place centrale à l’après-coup. Enfin, certains auteurs, comme Dana Birksted-Breen et Haydée Faimberg, proposent de rapprocher la crainte de l’effondrement de Winnicott et l’après–coup de la psychanalyse française. Cette démarche montre que cette crainte accompagne le mouvement régressif inaugural du procès de l’après-coup.
En fait, des échanges, des débats et des travaux ont lieu et sont publiés, montrant que la rencontre est possible et l’incompatibilité un effet de simplification. Deux faits sont à prendre en compte. D’une part, et cela depuis Freud, le phénomène de l’après-coup est souvent actif, voire reconnu, sans être dénommé. A l’inverse, le terme d’après-coup est abondamment utilisé par les analystes dans sa simplification courante de déplacement temporel et de réflexivité antérograde, n’impliquant pas les attractions de l’inconscient et le travail conséquent requis, au même degré que le concept lui-même.
Enfin, tous les travaux psychanalytiques peuvent aussi être envisagés comme des après-coups de ce qui a motivé ceux de Freud. Certes, en lui emboîtant le pas, ils développent, affinent et re-signifient ses propositions. Mais de plus, en s’affrontant à des aspects de la réalités restés en jachère dans l’œuvre de Freud, ils l’enrichissent et la modifient dans ses fondements. Un retour à la source traumatique, à la sensibilité à celle-ci est alors nécessaire afin qu’une nouvelle parcelle de pensée puisse advenir, s’intégrer à la précédente et remanier l’ensemble.
[1] Conférence préparatoire du Colloque de Saint-Malo, le 15 Janvier 2021
[2] Ex post : « en partant de ce qui vient après ».
[3] Par rétrogression, Breuer désigne le fait de reprendre l’histoire à partir d’un point précis du passé et de la répéter dans le but de la reconstruire et s’en libérer.
[4] 2e partie, 4e chapitre, p. 656.
[5] J. Lacan, 1966 Ecrits, p. 839