Le masochisme a toujours eu et a toujours mauvaise presse. Il en émane un parfum de scandale. Comment peut-on jouir et souffrir dans le même lieu, à l’intérieur d’une même instance psychique, à savoir le moi ?
Freud l’a d’abord considéré comme une « énigme », un danger pour notre vie psychique, dans la mesure où il met en échec, paralyse le « tout puissant principe de plaisir », qui régit notre fonctionnement mental.
Le masochisme érogène primaire
Après le tournant théorique de 1920, dans « Le problème économique du masochisme »1, Freud va non seulement accepter le paradoxe du masochisme mais en faire la pierre angulaire de sa dernière dualité pulsionnelle. Il théorise un « masochisme érogène primaire », qu’il considère comme une défense vitale contre la destructivité interne, une première intrication de la pulsion de mort par la pulsion de vie. Il est, dit Freud, « cette partie de la pulsion de mort qui ne participe pas au déplacement vers l’extérieur (sous la forme de pulsion de destruction, d’emprise, de volonté de puissance), mais demeure dans l’organisme où elle se trouve liée libidinalement par la coexcitation sexuelle ». Pour Benno Rosenberg2, cette liaison se confond avec l’intrication pulsionnelle primaire, toute intrication pulsionnelle en tant que telle est donc d’essence masochique. Les augmentations de tension d’excitation qui sont de l’ordre de la douleur et du déplaisir, peuvent alors être vécues en même temps comme plaisir, ou, davantage encore, comme jouissance.
Ce qui importe : non seulement cette dernière théorie destitue le règne du principe de plaisir, mais elle modifie la nature de la pulsion sexuelle et la définition de la liaison. La liaison avait d’abord comme sens la maîtrise de l’énergie libre, celle de la libido qui, disait Freud, « n’en fait qu’à sa tête », « est inéducable », d’où l’angoisse qu’elle suscite. Le moi avait pour tâche de la maîtriser, de la dompter. Après 1920, la libido, alliée à l’autoconservation, au lieu d’en être antagoniste, n’est plus définie que comme une force de liaison, opposée à la force de déliaison de la pulsion de mort. Son énergie libre est devenue énergie conservatrice. Il s’agit alors de l’intrication de la pulsion de vie, unificatrice et des pulsions de destruction. La libido a perdu son caractère effracteur.
Pour théoriser le féminin et le « refus du féminin », j’estime néanmoins essentiel de raccorder à la théorie de l’intrication pulsionnelle une première définition de libido comme « poussée constante »3, faisant violence au moi mais pouvant aussi l’enrichir. Il s’agit de retrouver la « sorcière métapsychologique », pour rejoindre ce que Freud désignait comme son « obsession de l’économique ».
La poussée constante libidinale, inévitable, oblige au masochisme. Le masochisme érogène primaire rend possible au petit humain de supporter la détresse primaire. Un nourrisson, soumis à la libido, n'a pas de fuite possible. Il ne peut la lier qu'en érotisant la souffrance ou en s’abandonnant à une « passivité plaisante ». Dans son livre remarquable, tout récemment publié4, et dans une intervention, Marilia Aisenstein précise que si des conditions surexcitantes ont empêché la passivité plaisante de s’établir, il ne s’inscrit dans le psychisme que le manque de cette expérience. Un manque qui infiltrera, je suppose, toute relation sexuelle de l’adulte. Elle cite Michel Fain, qui définit cet état de « masochisme inachevé ».
Le masochisme érogène primaire permet d'investir érotiquement la tension douloureuse, de soutenir l’insatisfaction d’une pulsion par nature impossible à satisfaire, de survivre, et de résister aux traumatismes et aux barbaries les plus inhumaines. Il sert de point de fixation et de butée à la désorganisation mortifère. Il ne s’appréhende en clinique que par défaut.
Ce masochisme érogène primaire participe aux premières assises de la construction du moi, à l’instar du narcissisme primaire. Il rend possible la coexcitation libidinale, sans laquelle « rien d’important n’adviendrait peut-être dans l’organisme sans avoir à fournir sa composante à l’excitation de la pulsion sexuelle »5. Il serait un premier noyau masochique du moi, garant de sa survie, qui nécessite la fonction d’un objet suffisamment fiable. Il est alors gardien de la vie, et de la vie psychique.
Le masochisme dit « féminin »
Bien que Freud précise que ce masochisme féminin est « l'expression de l'être de la femme », il ne l’envisage que sous un aspect pervers chez certains hommes qui utilisent, pour obtenir un plaisir orgastique, certains fantasmes concernant le féminin érotique et maternel, et les souffrances qui peuvent lui être infligées.
Freud en décline divers fantasmes : « subir le coït ou accoucher », « être castré », « être bâillonné, attaché, battu douloureusement, fouetté, forcé à une obéissance inconditionnelle », comme un enfant maltraité, « être souillé, abaissé », donc « fécalisé ». Ces fantasmes qui sont érotisés chez ces hommes peuvent s’apparenter au masochisme moral de certaines femmes.
On peut en inférer : soit que la théorie sexuelle adulte de la femme « châtrée » est nécessaire à la constitution sexuelle défensive de certains hommes, soit que le couple phallique-châtré, renforcé par le modèle anal du contrôle, ne cède pas aisément place au couple masculin-féminin.
Le masochisme moral
Selon Freud, le masochisme moral est dû à la resexualisation des relations objectales oedipiennes, à la resexualisation du surmoi qui, chez une femme, ne parvient jamais à être tout à fait impersonnalisé, du fait de sa dépendance à l'objet oedipien. Ce masochisme est donc très souvent à l'œuvre chez les femmes.
La mise en avant d’un sentiment de culpabilité n’est que le masque d’une réalité de jouissance masochique de la punition. Benno Rosenberg a particulièrement différencié le masochisme moral du moi, du sadisme du surmoi.
Le masochisme érotique féminin
Le masochisme, « gardien du secret », selon Karl Abraham, participe à la mise en forme du dedans, de l’intériorité, du retour sur soi. Il est pour la cure un indispensable auxiliaire. Le phallique investit le visible et l’extérieur, le masochisme investit l’intérieur, l’intériorisation.
Le masochisme érotique féminin est l’agent moteur de ce que j’ai conceptualisé en son temps sous le terme de « travail de féminin ». Cette notion (qui avait suscité l’intérêt de Benno Rosenberg)6, trouve toute sa pertinence dans le débat actuel.
Ce masochisme demande à être bien différencié du masochisme féminin de Freud, et du masochisme pervers. Et ce n'est pas un hasard si on retrouve un lien chez Freud entre « l’énigme du féminin » et cette autre énigme : « les mystérieuses tendances masochistes ».
J’ai sollicité, à propos de la transmission de mère à fille, le conte de La Belle au Bois dormant. Si la mère, messagère de la castration, selon Freud, dit au petit garçon qui fonce, tout pénis en avant : « Fais bien attention, sinon il va t’arriver des ennuis ! », à une fille elle dira : « Attends, tu verras, un jour ton Prince viendra ! ».
La mère est donc messagère de l’attente, et du masochisme érotique féminin, gardien de la jouissance. Ce qui consiste à mettre l’érogénéité du vagin d’une petite fille à l’abri de la couverture d’un « refoulement primaire du vagin »7. Son corps développera ainsi des capacités érotiques diffuses.
Un garçon, destiné à une sexualité de conquête, c'est-à-dire à la pénétration, s'organisera le plus souvent, bien appuyé sur son analité et son angoisse de castration, dans l'activité et la maîtrise de l'attente. Une fille, elle, est vouée à l'attente : elle attend d'abord un pénis, puis ses seins, ses « règles », la première fois, puis tous les mois, elle attend la pénétration, puis un enfant, puis l’accouchement, puis le sevrage, etc. Elle n'en finit pas d'attendre.
La coexcitation libidinale est pour une fille une nécessité permanente de réappropriation de son corps, dont les successives modifications sexuelles féminines, prémisses de la fonction de procréation, sont liées au féminin maternel, donc au danger de confusion avec le corps maternel. Cette relation de la même à la même constitue l'essence du narcissisme féminin.
Freud perçoit, en 1919, le caractère érotique œdipien du désir masochiste de la fille dans son article « Un enfant est battu »8 qu’il décline longuement. C'est la culpabilité de ce désir œdipien qui amène une fille à l'exprimer, sur le mode régressif, dans le deuxième temps particulièrement refoulé du fantasme : « Papa bats-moi ! Papa, viole-moi ! ». Mais rapidement Freud renonce à cette formulation de l’œdipe féminin, et revient à sa théorie phallique. En 19269, il écrit que c’est son clitoris que bat la petite fille. Avoir sa fille Anna sur son divan, avec ses fantasmes de fustigation, n’était pas pour faciliter les choses !
Il faudra donc un retournement de l’activité à la passivité active, un infléchissement vers le père du mouvement masochique10, pour faire de ce masochisme nécessaire à la différenciation du corps maternel, un masochisme érotique secondaire qui conduira une fille au désir d'être pénétrée fantasmatiquement par le pénis du père.
Toute attente est une excitation douloureuse. Les attentes d’une femme étant pour la plupart liées à des expériences non maîtrisables de pertes réelles de parties d'elle-même ou de ses objets - qu'elle ne peut symboliser, comme le garçon, en angoisse de perte d'un organe, jamais perdu dans la réalité - ainsi qu'à des bouleversements de son économie narcissique, il lui faut donc l'ancrage d'un solide masochisme érogène primaire. Celui-ci peut lui permettre de supporter le plaisir-douleur de la jouissance sexuelle, ainsi que tous les événements de sa vie de femme et de mère.
Une femme attend, avant tout, l’amour. Winnicott affirme que la pire des choses qui puisse arriver à un petit d’homme n’est pas tant la déficience de l’environnement que l’espoir suscité et toujours déçu. Il existe un lien fort probable entre l’attente déçue et la dépression chez la femme.
« L'amour est l'histoire de la vie des femmes, c'est un épisode dans la vie des hommes », écrit Mme de Staël.
Le masochisme érotique féminin dans la relation sexuelle
Freud n'a nié ni la blessure du moi ni la blessure sexuelle. Il a théorisé des événements tels que le fantasme de mutilation du sexe féminin, le sentiment de préjudice, l'envie du pénis, la blessure de la défloration, tous sous l'angle de l'angoisse et du complexe de castration. Mais il n'a pas envisagé le masochisme érotique féminin, dans l'expérience de la relation sexuelle et dans la jouissance.
Au premier changement d'objet de l'investissement de l'attente et du masochisme, opéré sur le père, va pouvoir succéder un deuxième changement d’objet, vers celui que j’ai nommé « l'amant de jouissance ». C’est ainsi que la Belle peut véritablement être réveillée par le Prince, dans le plaisir-douleur de la jouissance féminine. S’il advient...
Je m'éloigne donc de la conception d'un féminin assimilé à « châtré » ou à « infantile », pour définir un masochisme érotique féminin, génital, qui contribue à la relation sexuelle de jouissance d’un couple masculin et féminin adultes.
Il s'agit d'un masochisme érotique psychique, ni pervers ni agi. Il est renforcé par le masochisme érogène primaire, et contre-investit le masochisme moral. Au sein de la déliaison, il assure paradoxalement une liaison nécessaire à la cohésion du moi pour qu'il puisse se défaire et admettre de très fortes quantités d'excitation non liées, c’est-à-dire libidinales.
Ce masochisme érotique, chez une femme, est soumis à l'objet sexuel. Il n'est nullement un appel à un sadisme agi, dans une relation sado-masochiste, ni un rituel préliminaire, mais une capacité d'ouverture et d'abandon à de fortes quantités libidinales et à la possession par l'objet sexuel. Il fait dire une femme amoureuse à son amant : « Emmène-moi où tu veux aller, je t’appartiens, possède-moi, vainc-moi, n’aie pas peur ! » Ce qui suppose une profonde confiance en un objet, fiable et investi d’un sentiment amoureux. Le véritable but du masochisme érotique, c’est la jouissance sexuelle, et il en est donc le gardien.
Le moi d’une femme peut ainsi, grâce à l’abandon à un amant de jouissance s'approprier un sexe féminin érotique, qui pouvait jusque-là, selon Lou Andréas Salomé11, être « loué à l'anus ». C'est ce qui lie définitivement, via la coexcitation libidinale, irriguée par le fantasme originaire d'effraction séductrice de l'enfant par l'adulte, la révélation du vagin et la jouissance féminine au fantasme masochique d'être l'objet d'une effraction, d'une possession, d'un abus de pouvoir par l'amant. Et ceci se reproduit lors de chaque relation sexuelle de jouissance car, dans l'intervalle, le refoulement primaire du vagin réitère ses effets, du fait de la culpabilité de ce masochisme érotique héritier des désirs incestueux infantiles.
Je cite Marguerite Duras12 :
« Il y a une sorte de gloire du subissement chez la femme, mais que beaucoup de femmes nient. C'est le règne du subissement. Je regrette que beaucoup de femmes ignorent tout de ça... Je crois que là, il y a une amplitude de la féminité qui est atteinte, encore de nos jours, par le truchement de cette violence-là subie de l'homme par la femme. Je crois que s'il n'y a pas ça, il y a une sexualité infirme chez les femmes, incomplète. C'est comme si on portait son propre moyen-âge, comme si on portait en soi sa barbarie première, intacte, qui était ensablée avec le temps, depuis des siècles »
Tout ce qui est insupportable pour le moi est précisément ce qui peut contribuer à la jouissance sexuelle : à savoir l'effraction, l'abus de pouvoir, la perte du contrôle, l'effacement des limites, la possession, la soumission, bref, la « défaite », dans toute la polysémie du terme. La défaite féminine c'est la puissance de la femme.
Dans la passivité il s’agit de récupérer la part nourricière de la pulsion sexuelle. La passivité de la femme devient réceptivité d’accueil à l’effraction. Freud estime, à juste titre, qu’il faut beaucoup d’activité pour intégrer cette passivité-là.
Ce masochisme érotique permet à la femme de jouir de l'effraction, sans désorganisation traumatique. Il ne s’agit alors ni d’attaquer la pulsion, ni de la réprimer, ni de la contrôler mais de la prendre en soi. Le moi, dans certaines expériences, à conditions qu’elles soient limitées, peut se défaire, et admettre l'entrée en lui de grandes quantités d’excitations non liées, c’est à dire libidinales. Cela lui permet de s'abandonner à des expériences de possession, d'extase, de perte et d'effacement des limites, de passivité, et donc de jouissance sexuelle.
Ceci à condition que le moi ait la capacité de se ressaisir, d’inhiber ces trop grandes quantités d’excitations pour éviter le débordement traumatique, et de retrouver une économie de croisière. S’il y parvient, le moi élargit alors considérablement son territoire de représentations affectées.
Une nouvelle définition du féminin
Le féminin peut se définir en différentiel avec la féminité. La féminité, c’est le corps, l’apparence, le leurre, la mascarade, les charmants accessoires de la séduction. Le féminin, c’est la chair, c’est l’intérieur, invisible et inquiétant, porteur des « angoisses de féminin » pour les deux sexes.
Je m’autorise aujourd’hui une nouvelle définition du féminin, dans son investissement et son intégration sur le plan psychique. C’est une définition en termes métapsychologiques, celle que Freud a laissé en suspens.
J’ai désigné par « travail du féminin », le processus dynamique qui vise à traiter le trop d’excitations, qui permet d’élaborer les angoisses d’intrusion prégénitales en angoisses de pénétration génitale et d’érotiser l’effraction de la pénétration. Il se situe en-deçà ou au-delà du principe de plaisir, dans le couplage douleur-jouissance.
Le féminin serait alors défini comme la résultante, sur un plan économique, de ce travail du féminin, engendré par le masochisme érotique féminin, lui-même renforcé par le masochisme érogène primaire.
Il serait la mise à l’épreuve de la capacité du moi d’une femme à admettre et à se laisser pénétrer par de grandes quantités d’excitations non liées, libidinales, sans désorganisation traumatique. Le moi aurait alors la capacité de s’en nourrir, s’en trouver enrichi et amplifié, ainsi s’accroître et aller vers plus de maturité. Ce peut également être le cas du féminin d’un homme, si son moi a pu intégrer cette capacité, par le lâchage de ses défenses anales et phalliques.
Plus les excitations non liées sont fortes, comme dans la jouissance sexuelle, plus elles mettent en œuvre l’exigence d’un travail de psychisation pulsionnelle et de représentations affectées. Plus ce travail du féminin s’intensifie, et plus le moi de la femme s’enrichit et s’accroit en retour. C’est donc une réponse du moi qui aboutit à sa mutation, plus résistante.
Il semble donc que ce masochisme érotique féminin vienne bien confirmer, dans sa composante économique, l’importance de ce « témoin et vestige » de la première intrication pulsionnelle qu’est le masochisme érogène primaire, avec sa vertu de résistance et de « résilience ».
Certaines femmes actuelles, celles qui ont vécu la libération de leur corps et la maîtrise de la procréation, savent et ont la capacité de ressentir que leurs « angoisses de féminin » ne peuvent s’apaiser ni se résoudre de manière satisfaisante par une réalisation de type « phallique ». Plus exactement, le fait de ne pas être désirées ou de ne plus l’être par un homme les renvoie à un douloureux éprouvé d’absence de sexe, ou de sexe féminin nié, et ravive leur blessure de petite fille forcée à s’organiser sur un mode phallique face à l’épreuve de la perception de la différence des sexes. C’est là que se situe leur « angoisse de castration ».
L’autre, qu’on soit homme ou femme, c’est toujours le féminin. Au-delà du phallique, donc, le féminin.