Œdipe au pays des Jivaros
Quel n'est pas le destin singulier, extra-ordinaire, de celui qui, sa vie durant, fait vœux d'occuper la place de l'autre, l'autre de l'autre, au risque de l'analyse, condamné sa vie durant à rejouer, in effigie, sur toutes les scènes, à toutes les places, les rôles du drame œdipien, condamné à le revisiter, au nom de la connaissance, et de la théorie ? Son destin funeste ne serait-il pas celui de Sisyphe ? : une analyse sans fin trouve une issue, sa réalisation, dans le métier d'analyste, métier à tisser les pensées et les affects au nom de cette relation d'inconnu, de l'énigme de l'inconscient et du désir infantile à vif de son dévoilement. Drame individuel, s'il ne s'autorise que de lui-même, et drame collectif s'il est reconnu par une communauté, sa société, sa "famille" d'appartenance.
Le mythe d'Œdipe, "objet transitionnel collectif" est considéré comme un organisateur fondateur de la psyché et de la société, autour du groupe familial, un « attracteur » (Ody M.,1990) et une structure de base, une « matrice symbolique » (Green A. 1981, p.145) qui encadre les fondements de l'humain et en assure la transmission, autour des interdits primordiaux, l'interdit du meurtre, l'interdit du cannibalisme et l’interdit de l'inceste.
Comment s'opère la "résolution "du complexe d'Œdipe dans l'analyse du futur analyste, comment sa réactualisation permanente, dans de subtiles modalités, dans les cures se métabolise-t-elle dans le travail de contretransfert ? Si l'analyse de l'analyste est règle fondamentale, fondatrice d'un éventuel devenir dans le projet de devenir analyste, ce projet et sa réalisation met paradoxalement en acte symbolique la transgression des vœux œdipiens. Dans son intertransfert groupal et son contretransfert de chaque situation analytique, l’analyste est sollicité entre passivité et activité, entre silence et parole, entre figure de la Sphinge et figure de Tirésias. A titre d’exemple, devenir analyste peut renvoyer au désir de convoiter la place mythique du père, du père fondateur de la horde primitive, Freud, « au pays des Jivaros « , et dans l’actuel, prendre la place de celui ou celle qui fut notre analyste. La légitimité de cette mise en acte est alors fantasmatiquement validée par le jeu identificatoire, héritier du complexe d'Œdipe, et elle aura à se conformer voir se à confronter au surmoi de la culture analytique (Cabrol, 2012)
Séance après séance, dans l'intime d'un autre inconnu, l'analyste est garant de cet étrange couple analytique (Baranger M.W. 1961) dans le jeu régressif de la libre associativité et de l'attention en égal suspens ; le réglage de "la bonne distance" (Bouvet M., 1956-1967) est subtil, dans cette communication d'inconscient à inconscient sous l'empire des fantasmes originaires. Comment être cet objet transformationnel (Bollas C., 1989) « just good enough » pour l'autre, au risque de l'Œdipe dans ses liaisons et déliaisons dangereuses.
Les enjeux de filiation, la reconnaissance
Ce héros œdipien se doit d'articuler sa filiation de nature et ses filiations de culture : à la famille de base d'appartenance se conjugue une famille d'affiliation, par le jeu latent des filiations analytiques et de la reconnaissance des pairs. Une "famille" analytique dont la complexité sociétale résonne de toutes les passions objectales et narcissiques au risque de la psychanalyse, de ses alliances inconscientes, et pactes dénégatifs (Kaes R., 2014) concepts qui permettent une certaine compréhension tant au niveau de la psyché que du groupe. Mais cette redoutable connaissance ne court-elle pas le risque d'être occultée, aveuglée, tel Œdipe jusqu'à, dans certaines clans, l'effacement même de l'Œdipe, induisant l'effacement de la pulsion, de la sexualité infantile ? La transmission de la psychanalyse, dans ses affiliations et ses théories, est infiltrée, génération après génération analytique, des avatars incestuels, parricides, matricides et fratricides de la tribu des Jivaros, en raison, notamment, entre Charybde et Scylla, d'une relative endogamie et de la menace de l'étranger.
Si l’Histoire et les petites histoires de la psychanalyse sont objets d'étude, une recherche anthropologique et groupale appliquée aux sociétés psychanalytiques pourrait éclairer les avatars du transgénérationnel analytique et interroger ses effets sur la naissance et la transmission des théories, des pratiques et des formations. Comment comprendre par exemple, la durée grandissante de l’analyse et de la formation dans un idéal grandiose partagée, désir d'accès au point O (Bion) ? Retour d’un surmoi cruel ?
Singularité du surmoi analytique
Les réflexions de J.L. Donnet sont éclairantes à cet égard quand il approfondit la spécificité du surmoi de l’analyste et de ses spectres, dans notamment « l’analyste et sa règle fondamentale » (2006) : il montre « la nécessité d’une définition objectivante de la fonction analytique qui puisse constituer une référence tiercéisante, partageable....l’analyse du futur analyste où il engage le plus intime de sa subjectivité n’en fait pas moins l’objet d’une prescription instituée, la deuxième règle fondamentale.....», « l’introjection de la fonction est donc bien constitutive de l’identité analytique : l’analyste est ce sujet à qui l’écart sujet-fonction sert de cadre interne... » Cependant il précise « l’introjection véritable de la fonction analytique devra se dégager de l’identification à son propre analyste avec sa tendance à une idéalisation narcissique » (p.164-165). Je rappelle ses travaux sur l’écart théorico-pratique de 1985, moteur de la séance : « la théorie d’un analyste se trouve structurellement en contact intime avec son envers le fantasme Ics de son auteur ». (p.1305)
Les travaux de D. Anzieu (1976) peuvent aussi contribuer à cette compréhension par son étude des organisateurs psychiques inconscients des groupes (p.262-285) mais il affirme cependant que le complexe d’Œdipe est spécifique du seul groupe familial, mais la "parenté" du "groupe analytique" à celle du groupe familial ne pourrait-elle pas supposer une certaine isomorphie ? Les organisateurs psychiques du groupe sont, selon D. Anzieu, la résonance fantasmatique, les imagos couplées aux hypothèses de base de Bion et les fantasmes originaires. R. Kaes prolongera ces concepts avec celui de l’appareil psychique groupal (1976).
Les enjeux d’une recherche psychanalytique
Pour attiser la curiosité de futur chercheur en anthropologie psychanalytique, comment s'effectuent la validation et l'utilisation d'une théorie, d'une pratique en fonction de son groupe d'appartenance, entre totem et tabou, à la recherche d’une reconnaissance ? Comment s'origine l'écrit du psychanalyste dans ses fils œdipiens, en chimère de la séance, en écho à son analyse et ses impasses ? Sa publication opère de complexes transformations à l'adresse d'un autre, mais quel autre, quel Lecteur, quel est le destinataire de cette lettre à un(e) inconnu(e), issue de la nuit de la séance ? Comment interroger la rareté des écrits auto-analytiques et les romans de cette singulière aventure intérieure, une psychanalyse ? Serait-ce la crainte d'une transgression sacrilège et d'une offense aux Dieux œdipiens ? Pourtant les récits de cure, la cure d'un autre, sont un genre littéraire reconnu, à « visée de recherche », où le dévoilement de l'intime de l'autre est exposé, voir surexposé, avec des travestissements qui ne trompent personne : "ceci n'est pas un roman". Autre contrainte, le récit de cure aura à se conjuguer, à se référer aux mythes, aux autres écrits analytiques et à leurs bibliographies en filiation de pensées, voir en communauté de déni, au risque de non publication. Certains analystes, s'y sont risqués après Freud, tel Little, Anzieu, Pontalis... Une voie latérale d’accès à cette recherche serait l’étude des référentiels bibliographiques indexés à la publication de travaux de l’analyste.
Un éclairage anodin mais significatif m'est apparue dans la publication d'un ouvrage collectif, en langue anglaise, des travaux majeurs de la psychanalyse française, où l'un des auteurs, interprète et messager (A. Gibeault 2010), en espiègle anthropologue, précisait, à l'étranger, dans un arbre généalogique, les codes de parenté psychanalytique des théoriciens français... ! Depuis le père fondateur de la tribu des Jivaros, Freud, se succèdent cinq générations d'analystes et de transmission qui nous ouvrent le monde de la complexité de nos sociétés psychanalytiques, avec ses différents clans totémiques issus d’alliances, de scissions avec ses conflits identitaires, avec ses désirs de reconnaissance, d’engendrement, de descendance, de légitimité ! A. Gibeault a eu la pudeur de laisser dans l’ombre les filiations de la 6e génération....
Par ailleurs l’organisation de congrès est emblématique, lieu d’une réflexion groupale et identitaire où les rapporteurs choisis sont missionnés pour faire état de leur recherche, en fonction d’une thématique issue d’une libre associativité groupale parfois significative ainsi ont été lié récemment les signifiants, « le maternel, l'Œdipe et le paternel » comme matrice de rencontres théoriques dans un parcours de Thèbes à Delphes (Paris-Bilbao-Paris).
Les ombres tutélaires
Par ailleurs quelles sont les résonances fantasmatiques quand des destins funestes sont convoqués telle la mort de figures tutélaires emblématiques d'une société analytique, quelles sont les effets de cette mort réelle et symbolique, depuis celle de Freud (1939), celle de nos analystes ? De cette réactualisation œdipienne individuelle et groupale, comment s'opèrent les processus de deuil, comment se transmettent l'héritage et l'œuvre, quel est le jeu des remaniements identificatoires et d'appropriation subjective de chaque Jivaro ? Quelle incidence sur sa propre créativité ? Quels sont les héritiers, les ayant droits, les porte-paroles implicites et, ou, autorisés ? Comment se construisent la mémoire et l'oubli à chaque génération ?
Ainsi, lors du congrès sur Œdipe(s) l'ombre portée de la mort de nos pairs se conjuguait-elle particulièrement à une dette affective et théorique, telles pouvaient en témoigner diverses prises de parole de congressistes inspirées, adressées à cette masse silencieuse « intimement liée », recueillie le temps d’un congrès : L. Abensour, le maternel sauvage, A. Green, de la mère morte à l'Œdipe, J. Laplanche, de la question du père à la séduction généralisée, Joyce MacDougall , de l'hystérie au théâtre du Je ... et les autres, anonymes, voir inconnus …
On observe à chaque génération le retour de fantômes, des oubliés de l’histoire, des revenants après un temps de purgatoire, tel Ferenczi dont l’œuvre fut même mise longtemps à l’index. Plus proche de nous, Bouvet qui ne s’est jamais remis des critiques de Lacan mais que l’on honore à travers le prix prestigieux Marcel Bouvet récompensant chaque année les meilleures publications de recherche mais dont la propre œuvre reste en partie méconnue.... O ! Œdipe, mon Pair, puisses-tu rester bien vivant, au pays des Jivaros !
L’analyste ne serait-il pas une figure du tragique, héros des temps modernes, dans le monde mais hors le monde, dans l’éternité de chaque séance et dans la solitude apprivoisée ? Albert Camus, dans son essai « Le mythe de Sisyphe », propose une éthique, une position existentielle, un destin à méditer pour un analyste :
« Cet univers désormais sans maitre ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux... » (1942, p.17)
La créativité de l’analyste en jeu
Comment, quand et où s’autorisera-t-il à travers le miroir de sa propre analyse finie ou infinie à développer sa créativité, sa propre pensée, ses propres réflexions et s’exposer dans un groupe ou une publication ? Voir un mémoire à la valeur initiatique de reconnaissance groupale. Comment l’analyse de l’analyste, avec ses points aveugles et ses zones d’ombre, l’identification à son propre analyste et la confrontation au surmoi institutionnel favorisent-t-ils, inhibent-t-ils, voir entravent-ils ce processus de sublimation, et « d’introjection de la fonction » en dehors de la problématique singulière du sujet ?
L’allongement excessif des cures et de la formation ne serait-il pas un symptôme à interroger et ne peut-il pas paradoxalement au nom d’idéaux grandioses favoriser la passivité, voir la passivation, et les risques fantasmés de surexposition narcissique ? Faute de suffisamment de jeu, l’enjeu premier risque de demeurer la validation de son cursus en conformité groupale, voir en un conformisme, plus que de développer l’originalité de sa pensée et de sa créativité, et au risque d’opérer un insidieux clivage entre le dedans et le dehors de la séance. L’inter-transfert groupal dans les petits groupes assure néanmoins un précieux étayage ainsi que le polyglottisme théorique actuel. En son temps, 1937, Freud ne préconisait-il pas une analyse première du futur analyste assez courte, certes non finie, et insatisfaisante, mais couplée avec une reprise de travail analytique tous les 5ans (p.51) sollicitant dans une période de latence la créativité du sujet et sa recherche, quitte à se remettre à l’épreuve et en chantier d’un nouveau travail analytique personnel, cœur de la méthode et de la recherche, et la rapide participation active aux rencontres du Mercredi.
L’ombre portée de Lacan et ses ondes de choc n’ont pas été sans conséquence sur la psychanalyse française, la formation et les modalités de la recherche, en privilégiant plus la complexité du texte que la trivialité et l’énigmatique de la séance.
Science du sujet, sujet de la science
La position paradoxale de la psychanalyse, comme celle des sciences humaines, est celle d’être science du sujet, et d’être confrontée à la complexité et la relativité d’un sujet de la science métaphorisées par la théorie quantique et le principe d’incertitude, étudiées par Devereux anthropologue et psychanalyste analysé par Schlumberger en France et Jokl aux États-Unis. Dans « De l’angoisse à la méthode », (1967-1980) il montre la complexité de l’observation et insiste sur la subjectivité du chercheur nous avertissant des incidences sur l’objet voir des risques de destruction de l’objet même ... Il effectue toute une recherche épistémologique en sciences sociales, inspirée de la recherche psychanalytique, avec en particulier la généralisation du contre-transfert. Retour d’un refoulé théorique, il vient d’être relativement récemment remis à l’honneur par un colloque et une publication de la SPP alors qu’il avait influencé depuis longtemps la recherche anthropologique anglo-saxonne. A titre d’exemple son best-seller "Psychothérapie d’un Indien des plaines" (1967-1980) a été porté au cinéma. Ses travaux sur l’ethnopsychiatrie ont fécondé la psychiatrie française. Un article majeur bien que publié dans la RFP me semble méconnu encore : « Le renoncement à l’identité, défense contre l’angoisse d’anéantissement ». (1967). Un anthropologue chez les psychanalystes ou un psychanalyste chez les anthropologues...
« Les perturbations dues à l’existence de l’observateur, lorsqu’elles sont correctement exploitées sont les pierres angulaires d’une science du comportement (au sens actuel de sciences humaines) authentiquement scientifique et non comme on le croit couramment, un fâcheux contretemps dont la meilleure façon de s’en débarrasser est de l’escamoter... » (1980, p.30)
Dès 1938, il avait développé une épistémologie de la complémentarité, à partir du principe d’incertitude de Heisenberg de 1927, dans la relation complexe entre vie psychique et culture. S’il défend une disjonction méthodologique entre anthropologie et psychanalyse, un double discours, il prône une inclusion épistémologique avec l’hypothèse du psychique comme culture intériorisée, tout en s’opposant au culturalisme et au scientisme.
Séance et publication, un dilemme, un paradoxe
Revenons au cœur de la séance, ce laboratoire central. Quand l'un se place en porte-parole de la séance et en témoin, habilité ou non, il propose son point de vue dans sa langue, l'un d'analyste et l'autre d’analysant, avec un vécu certes partagé mais distinct, et au travers de présupposés théoriques, d’une personnalité, d’un style. Chacun opère une nécessaire transformation de la séance, déjà au dedans, pour une communication, et une interprétation, et éventuellement au dehors pour une publication, dans le sens de rendre publique ce qui était privé et intime, soit un témoignage, soit une fiction, soit une élaboration à visée scientifique. A chacun sa perspective, sa vérité. Bion (1965), pour l’illustrer, utilise la métaphore du peintre et de son tableau : le peintre fait subir des transformations à l'objet qu'il investit et perçoit : « un objet » externe, la séance, tel un paysage, un portrait avec son interprétation ici impressionniste ; elle pourrait être surréaliste, cubiste, abstraite, représentation de « cette chose en soi » à jamais inconnaissable. La difficulté majeure est que l’autre « objet » est un autre sujet.
Il est exceptionnel que les deux "publications" soient conjointes (analyste et analysant) pour une séance donnée dans l'après-coup de la rencontre. Dans un "jeu de société " prisé des analystes sous la forme de l’associativité groupale, chacun s'exerce à interpréter la partition, la narration crée et proposée par un autre analyste. Nous voyons se déployer tout un champ complexe de transformations, diverses interprétations, révélées par l'inter-transfert à l'œuvre. Tous les analystes furent aussi des analysants, des patients ordinaires mais rares sont ceux qui se risquèrent, confrontés à leurs affects de pudeur, de honte, et de culpabilité à un tel exercice de fiction narrative de leur propre analyse. Cela peut néanmoins transparaître sous une forme déguisée, déformée, transformée, et infiltrer la théorisation de l'analyste, voir la parasiter, témoin d'un travail de transformation de son analyse, de ses impasses, de ses achoppements. Je signale les rares témoignages identifiables, fragments d’histoires parallèles, entre Guntrip-Winnicott, Little-Winnicott, Becket-Bion, Perec-Pontalis, Ferenczi-Freud, L’homme aux loups et ses psychanalystes...
Naissance de la théorie, l’auto-analyse de Freud
L'entreprise fondatrice reste celle de Freud avec les transcriptions de son "auto-analyse" inaugurale via ses correspondances, de Fliess à Rolland, ses alter et double de lui-même qui montrent les frontières entre le confidentiel, l'intime et l'élaboration théorique. Freud, à son corps défendant, a ainsi offert sa psyché à la science psychanalytique avec le paradoxe épistémologique qui nous anime depuis lors : cette science du sujet qui est lui-même sujet de la science. Son élaboration théorique est intimement liée aux avancées de son analyse, avec ses zones d’achoppement, via ses correspondants successifs, investis affectivement et, en chercheur infatigable, il n’hésite pas à requestionner radicalement ses théories. Il nous a ouvert des voies quant à la spécificité de la recherche analytique et de ses développements à partir de sa propre analyse et de ses limites.
Naissance de la règle fondamentale, dialogue Freud-Ferenczi
Les relations Freud-Ferenczi, une folle passion, sont paradigmatiques de l’influence de l’analyse de l’analyste sur ses développement théoriques, de leurs paradoxes et de leurs avatars dans cette période historique qui, tout en transgressant bien des règles bien établies aujourd’hui dans la conduite de la cure, invente la nécessité de l’analyse de l’analyste au fondement de cette recherche sur l’Ics, qui démontre les tensions, les conflits, à l’aune du transfert-contretransfert, entre l’essor de la créativité du sujet et sa mise en conformité au dogme freudien. Ferenczi revendique de pouvoir bénéficier d’une analyse avec Freud, entre 1910 et 1916, par trois fois, certes en raison de conflit personnels dont celui du choix d’objet amoureux entre mère et fille ; on peut suivre les aléas, les insatisfactions et les impasses qui stimulent sa créativité débordante et que l’on peut découvrir, en parallèle, dans sa correspondance et ses publications. L’enfant chéri, "nourrisson savant", en quête de Père, analysé par le Père fondateur de la psychanalyse mais qui perçoit les insuffisances et les zones aveugles de Freud, ce qui relance sa créativité, sa soif de connaissance. Ainsi, entre autres, théorise-t-il l’importance du contretransfert et la métapsychologie de l’analyse de l’analyste. Ses articles de 1927-28, « Le problème de l’achèvement des analyses » (1927), « Le processus de la formation psychanalytique » (1928), et « Sur la technique psychanalytique » (article posthume) sont significatifs :
« (…) les théories scientifiques les plus complexes sont accessibles par la lecture des ouvrages y afférents (...). Par contre, l’expérience psychanalytique montre que, pour pratiquer le métier de psychologue, il ne suffit pas d’établir un rapport logique entre les connaissances et les données expérimentales, il est indispensable d’effectuer une étude approfondie de notre propre personnalité et une observation rigoureuse de nos motions psychiques et affectives. » (1928, p. 239-40). Ainsi naquit la règle fondamentale de la nécessité de l’analyse de l’analyste.
En 1937, en pleine disgrâce de Ferenczi, Freud reconnaissait néanmoins, sur un mode ambivalent, ses apports théoriques dans « L’analyse finie et l’analyse infinie », en citant ses articles : « Ferenczi ajoute encore cette précieuse remarque qu’il est tout à décisif, pour le succès, que importe infiniment que l’analyste ait suffisamment appris de ses propres « errements et erreurs » et qu’il se soit rendu maître des « points faibles de sa personnalité »…(1937c, p.49). Il poursuit : « Et enfin il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité c’est à dire la reconnaissance de la réalité et qu’elle exclut tout semblant et tout leurre » (p. 50).
Cependant il a fallu attendre en France les années 1970, avec la ténacité d’une Hongroise émigrée, légatrice testamentaire de ses œuvres, Judith Dupont, membre de l’APF et rédactrice du Coq Héron, qui se consacra à la traduction de ses œuvres complètes, pour assister enfin au retour de la pensée de Ferenczi, l’enfant terrible de la psychanalyse qui avait été banni en raison de ses avancées révolutionnaires voir hérétiques au nom de sa folie privée à la créativité débordante et iconoclaste.
Une révolution épistémologique, Bion
Lointaine filiation analytique d’une pensée, à certains égards toute aussi iconoclaste, est celle de Bion qui fut analysé par Mélanie Klein de 1945 à 1953, elle-même analysée par Ferenczi puis Abraham. Bion lui aussi, tout en se référant à la pensée freudienne, donna libre cours à sa propre créativité en maximalisant la règle fondamentale de Freud, mais ce après la mort de M. Klein et, alors qu’il avait épousé pleinement la théorie kleinienne, il développa sa propre pensée qualifiée aujourd’hui de pensée bionienne. Pour certains l’ère postbionienne serait déjà advenue... Ceci pose la question de l’analyse dite didactique, réelle ou fantasmée, qui risque de mettre sous influence, voir sous emprise et assujettissement le futur analyste au risque d’entraver sa liberté de penser et de créer : elle reste cependant et étrangement encore un des modèles de référence pour l’IPA et ce n’est pas sans poser un problème éthique. C’est sans doute une spécificité de la psychanalyse française d’avoir tenté de disjoindre la formation de l’analyste, de son analyse personnelle.
Peut-être que le devenir analyste, ultime accomplissement, et l'auto-analyse infinie qu'elle impliquerait, est un destin scellé par la quête inassouvie de transformations qui n'ont pu avoir lieu dans ce laboratoire central, tel Sisyphe, tel Œdipe, avec des frustrations, voir des blessures, qui excitent toujours la pulsion de savoir (C) et font rêver certains « de la troisième nuit obscure associée à la transformation en O » (Bion, p.180).
Le destin d'une séance est analogue à celui du rêve et de son rêveur, rêverie éveillée à l'adresse de l'Autre, en présence d'un témoin à charge et décharge, sous le regard et l'écoute singulière, attention en égal suspens de cet autre, l'Analyste, dont le pacte fondateur de la règle fondamentale est : "sincérité totale contre stricte discrétion", (Freud, 1940a, p. 267). Aussi chaque analyste qui rend publique une séance, par désir ou nécessité, effectue un agir, une transgression, un contretransfert latéral, fût-il au nom de la science, de la connaissance et de la recherche. Face à ce dilemme et à sa culpabilité, il oscille entre le plus souvent renoncement, et désir impérieux de publier, contraint à des transformations qui s’exportent, s’expatrient du dedans de la psyché et de la séance, au dehors à la recherche d’un accomplissement psychique frustré par la situation analytique. Les pensées rêvantes de la séance en régime d’associativité se transforment, se métamorphosent en récit et en théorie : de la poétique à la dialectique entre Eros et Narcisse au risque de Thanatos.
Bion et/ou Freud ?
Tentons d’approcher l’évolution de la recherche psychanalytique entre deux figures emblématiques aujourd’hui, Freud et Bion, ce à quoi nous a convié un récent congrès (G. Cabrol, 2018). Deux méthodes de recherche mise en tension semblent les différencier quant aux temps de l’expérience, de l’observation, de la notation et de la publication.
Freud préconisait un art littéraire du récit, naturaliste et historicisé. Bion se limitait à de brefs fragments, imagés et émotionnels, et à l’opposé, tentait de proposer l’objectivité de l’observateur logicien, l’abstraction, tel l’usage de la grille d’observation qu’il préconise comme un « jeu psychanalytique » auquel il faudrait s’exercer tel un musicien (1965, p. 145-151), résurgence lointaine de la métaphore freudienne du jeu d’échec (Freud, 1913c). Là où Freud propose de tenter d’articuler dans la séance et la cure synchronie et diachronie, Bion privilégie la synchronie, focalise dans l’ici et maintenant, avec même la prescription de considérer chaque séance comme unique, mais dans le risque de l’effacement de l’histoire du sujet.
Freud fut lui-même pris dans un dilemme épistémologique. Ainsi la cure de l'homme aux rats illustre ce questionnement sur la complexité du travail de mémoire et de ses transformations. Ici Freud nous offre des versions successives, des séances, des notes personnelles, des correspondances et des écrits théoriques qui s'originent du cœur de cette analyse, précieux indices des transformations opérées en l'analyste dans l'après-coup de sa réflexion, de sa digestion dirait Bion. Ainsi nous est même parvenu son journal de bord de cette cure de 1907 (Freud, 1955a [1907-1908]) qui saisit sur le vif la turbulence émotionnelle envahissant le patient et l’analyste. Freud, soucieux de l’accomplissement psychique de son patient, est centré sur l'analyse, au sens premier, travail de déliaison associé à un travail de traduction et de construction (1937d). La synthèse, la liaison, la transformation progrédiente échapperaient au pouvoir de l'analyste avec une mystérieuse autonomie, une "liberté" qui appartiendrait à chaque sujet et chaque destin, à un mystérieux pouvoir du vivant, créativité primaire et auto-organisation.
L’ambition de Bion avec son exigence de vérité essentielle à la croissance psychique s'affirme dans son désir de (re)connaître et transformer les origines mêmes de la psyché et du penser. A la recherche de cette créativité primaire, quête du Graal, il en vient à radicaliser même le paradoxe de la règle fondamentale en un « suspendre la mémoire, le désir, la compréhension, et les impressions sensorielles sans nier complètement la réalité », et se laisser envahir par une « turbulence émotionnelle » (1965, p.79-96) préconditions pour appréhender certaines réalités psychiques inconscientes telle la part psychotique. À partir de la capacité de rêverie de l'analyste s'opèrent des transformations des éléments bêta, proto-émotions brutes, digérées par la fonction alfa de l'analyste, avec le risque dans la séance, de confusion des espaces psychiques, d’indifférenciation, une seule scène psychique (le champ analytique) au lieu de deux scènes distinctes (Freud, 1937d). Bion ne se serait-il pas là inspiré d’une métaphore énigmatique de Freud (1912b), celle du récepteur téléphonique, l’Ics-Pcs de l’analyste transformant l’Ics de l’analysant ?
Le paradigme de Freud, l’hystérie, le paradigme de Bion, la psychose
Si l'appareil psychique théorique de Freud a été conçu sur le paradigme de l'hystérie, avec la métaphore archéologique, l'appareil psychique théorique de Bion a été conçu sur le paradigme de la psychose avec la métaphore digestive. Dans l'hystérie, l'objet du désir est refoulé, travesti, déformé, caché, il est à retrouver. Dans la psychose, l'objet est détruit, dispersé, diffracté par clivage, il est à recréer, voir à créer. Si Freud avec son rationalisme sceptique et athée, son relativisme thérapeutique - bien qu'il ait inventé la psychanalyse, cet art subtile de comprendre et espérer transformer les âmes -, il réduisait son ambition en un « Je le pensais Dieu le guérit » (1912e). Bion, survivant de la Grande Guerre, rêvait peut-être de transformer l'œuvre de destructivité majeure de la psyché, la psychose, qui par sa violence primitive (1965, p. 62) et l’attaque contre les liens, désagrège l'appareil à penser les pensées. A ce désastre de l’esprit, il consacra sa vie et ses réflexions jusqu’à « Transformations », final de sa trilogie, au risque de l’idéalité tout en s'en défendant, au risque de devoir recourir à l'omniscience et l’omnipotence, dans la fascination des sciences pures de l’esprit, la logique déductive et le formalisme mathématique et le recours in fine à la mystique, la Déité, transformation ultime : devenir O (1965, p. 177-187) … acceptation du non-savoir. Pour ultime transformation, publication, Bion nous offrit « Une mémoire du futur » (1975-79) là où Freud nous offrit « L’homme Moïse » (1939a).
Les avatars de la théorie
Le paradoxe central de toute situation analysante est de proposer un assujettissement primordial dans un espace-temps, la séance, où règne une radicale asymétrie de ce couple étrange, pour que puisse advenir un sujet, en après-coup, au risque d’une relation à l’autre. Freud, dès 1895, à l’aube de sa théorie désigne en le Nebenmensch, une capacité de l’autre à transformer l’Hilflosigkeit, au service de l’infans. La responsabilité éthique de l’analyste, selon ce paradigme, devient alors majeure.
La théorie, objet complexe issu des propres transformations en l’analyste, court toujours le danger d’être instrument de pouvoir plus que de savoir, voire d’emprise, ou pire d’aliénation, même sous couvert de supposée modernité épistémologique. Un risque serait de dévoyer l’intime et l’inconscient au profit d’un discours idéologique dans le socius et dans l’inter-transfert groupal en lieu et place de favoriser la propre créativité du sujet en désaide, et de tout un chacun, et de chaque analyste. Freud et Bion, à mon sens, plus chercheurs que penseurs, nous ont montré leur chemin dans une quête incessante et inassouvie de l’inconscient et de la passion de cette relation énigmatique à l’autre. Ils nous ont alerté tous deux, selon leurs perspectives, des possibles et des risques de ce « métier impossible ».
Bibliographie
Anzieu D. (1975), Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1975.
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