CE QUI EST RÉVÉLÉ PAR LA SITUATION ACTUELLE SUR NOTRE TRAVAIL EN SÉANCE
6 Avril 2020
Depuis le début du confinement, en France le 17 mars, de nombreux échanges ont eu lieu. J’ai moi-même rédigé plusieurs remarques sur le Forum ouvert par l’IPA. Tous ces échanges m’ont aidé à formuler les quelques réflexions qui suivent.
L’ambiance éprouvée de la vie quotidienne est celle de l’inquiétante étrangeté. Il suffit de se mettre à sa fenêtre.
Ce sentiment augmente encore si nous nous déplaçons à l’intérieur de nos villes ; la beauté du silence et du vide s’empare de nous, et un sentiment de menace aussi ; mais où sont-ils tous passés ? Qu’est-il arrivé ? Quelle disparition !
Les lieux les plus familiers deviennent des lieux étrangers.
Nous avons maintenant presque 3 semaines de pratique des séances à distance imposées par le contexte de menace et de confinement dû à la pandémie du Covid-19.
La situation actuelle (perte du dispositif habituel et recours à d’autres dispositifs) révèle des points auxquels nous prêtons peu d’attention dans notre pratique habituelle, mais qui s’avèrent avoir une grande influence à notre insu. Même si nous le savons, cette absence révèle la concrétude de leur influence. Si les habitudes sont une seconde nature, la perte de celles-ci nous enseigne sur leur rôle tacite.
Dans cette réflexion sur la poursuite des séances selon divers aménagements, nous ne pouvons négliger un fait qui intervient au même titre que notre préoccupation de rester disponible pour poursuivre le projet de nos patients, d’améliorer leur vie psychique. Nos patients nous rémunèrent. Il s’agit de notre métier ; avec les expressions banales qui indexent d’une force vitale la notion de métier censé nous faire gagner notre vie, être notre gagne-pain.
– Révélation de l’importance du contexte social, politique et mondial dans le traitement de la dimension traumatique en séance ; le rôle du surmoi culturel envers le déni de masse soutenu par le culturel collectif.
Parfois ce contexte soutient le déni du traumatique ou l’atténue, parfois au contraire il envahit les séances et modifie notre pratique, comme actuellement.
La langage en tant que tel fait partie du culturel collectif et soutient un déni de masse par sa nature même d’appartenir à la positivité des inscriptions.
La situation actuelle est celle d’un bris de déni. Elle révèle que nous partagions auparavant un déni du risque que de nouvelles grandes épidémies puissent ravager l’humanité.
Au 20ème siècle, en occident, la culture collective, le « surmoi culturel », a pris à son compte l’indignation devant la mortalité de masse due aux guerres.
Avec les progrès de la médecine, ceci a permis que s’installe un déni des maladies contagieuses, alors même que ce dernier a été remis en cause par des situations concrètes qui ont été heureusement jugulées rapidement ; et qu’il pourrait être levé à tout moment par la réalité de la mortalité habituelle. Chaque année l’OMS diffuse le nombre des morts liés à la rougeole, à la grippe saisonnière, au Sida, etc. Mais le déni est plus puissant que ces informations ; d’où l’impréparation de nos sociétés et de nos politiques de santé.
Nous pouvons nous attendre à ce que ce déni soit très vite réinstallé grâce au vaccin que nous espérons tous ; ou bien il se portera sur d’autres dangers.
Un exemple de travail de séance sur le déni par la prise en compte du contexte politique : un article déjà ancien de Luisa de Urtubay[1]. De mémoire : un patient qu’elle reçoit dans un pays totalitaire lui raconte que quelqu’un est venu chez lui et a déposé un chou dans son frigidaire. Si elle avait seulement soutenu les associations de son patient du côté de sa réalité psychique – les fantaisies, les théories sexuelles infantiles (les bébés fabriqués dans les choux, le frigide, etc.), la dynamique œdipienne, etc. -, son patient serait probablement mort. Elle aurait alors soutenu un déni de la réalité politique externe, déni actif chez son patient, par une saturation des séances par la réalité psychique. Elle a choisi après un long conflit quant à sa fonction analytique par interpréter directement le déni actuel du patient, ce qui était contraire à la classique recommandation de ne pas intervenir sur la réalité quotidienne du patient : on ne met pas un chou dans un frigo. Le patient a sauté hors du divan, s’est précipité chez lui et a jeté le chou par la fenêtre ; 10 minutes plus tard, la police est arrivée chez lui et est allée directement au frigo. Il y avait quelque chose dans le chou qui aurait permis l’emprisonnement et la condamnation du patient. Plus que dans le chou, le diable était dans le déni de son patient.
– Révélation du jeu facilitateur et/ou inhibiteur des associations et du travail d’élaboration ; la participation du dispositif à soutenir un déni (surmoi culturel du dispositif)
La situation actuelle permet aussi de réfléchir sur la fonction du dispositif habituel. Celui-ci facilite le retour du refoulé de certains matériaux (souvenirs, fantasmes, théories infantiles, répétition, compulsion etc.), et il en empêche d’autres. Cette « loi » est valable différemment pour tous les dispositifs, celui habituel et ceux qui s’y substituent actuellement ; elle dépend de la sensibilité singulière de chaque patient. Et c’est quand le dispositif habituel n’est plus possible que sa fonction silencieuse est reconnaissable.
Nous pouvons dénommer la fonction de déni soutenu par le dispositif habituel, le surmoi culturel du dispositif.
Cette fonction de déni est nécessaire et inévitable, mais le travail progressif est censé le briser petit à petit ; jusqu’aux limites du culturel collectif dans lequel nous baignons. Actuellement, ce déni est violemment brisé et tout le travail psychique tente de le reconstruire et de le remplacer par des solutions plus mentalisées. Ce texte n’échappe pas à ce but.
– Révélation du jeu stratégique portant sur la mise en latence des éléments traumatiques au cours des séancesdans le travail que nécessitent les expériences traumatisantes.
Il s’agit du conflit entre la mise en latence et le déni, conflit qui va se servir du traumatique actuel contre celui lié au passé, et vice versa.
Idéalement est établi un jeu de mise en latence entre les souvenirs des expériences traumatisantes passées et de celles actuelles. L’analyste est le gardien de cette mise en latence.
Un point peut être soulignée concernant ce travail de la latence. La levée actuelle du déni concerne tant le patient que l’analyste ; d’où une dés-idéalisation de l’analyste qui tend à devenir un simple objet. Toutefois, l’asymétrie permettant le transfert et le travail analytique n’est pas détruite pour cela. Celle-ci est justement maintenue par le souci de l’analyste de soutenir la vie psychique de son patient en étant le gardien du lien entre la réalité traumatique actuelle et celle du passé.
Ce changement quant à l’invulnérabilité de l’analyste par idéalisation convoque en même temps une réminiscence. Celle du moment où un enfant pense que la perte effective définitive de ses parents, est une réalité possible ; qu’ils sont mortels. Cette pensée s’accompagne d’un affect de douleur morale, ce qui est la différencie des pensées de meurtre au nom de la haine. C’est à ce moment-là que l’enfant construit son roman familial.
– Révélation des implications respectives de la perception et des représentations du fait de la privation des perceptions habituelles, de la focalisation sur la seule perception sonore et de l’augmentation de l’appel aux représentations.
Le patient utilise les représentations de son analyste dans son bureau et son fauteuil, représentations construites lors des séances en situation habituelle ; mais il est privé des perceptions directes du cabinet et de l’analyste.
L’analyste fabrique des représentations imaginaires des conditions dans lesquelles se met son patient pour faire sa séance. Il est privé de la présence charnelle de son patient. Il travaille en présence d’un divan vide.
Les représentations permettent une partie du travail psychique, mais elles ne peuvent pas remplacer (même quand elles sont hallucinées) ce que la perception directe tout à la fois permet et exige.
La régression sensuelle vécue sur le divan est influencée par la présence charnelle des deux corps et la frustration (refusement) propre à la règle fondamentale et à sa prescription de l’abstinence.
Cette régression sensuelle propre au divan s’accompagne de représentations de scènes n’ayant pas à se réaliser en séances autrement que par le biais de représentations.
La présence physique des deux protagonistes détermine cette régression sensuelle de séance et sa limitation qui contraint la construction des représentations. Elle influence les associations tout comme la privation de satisfaction sexuelle directe. La psychanalyse permet ainsi une modification de l’érogénéité du corps du patient et donc de sa vie sexuelle hors séance.
Cette situation répète celle par laquelle la résolution du complexe d’Œdipe peut se faire dans l’enfance auprès des corps des parents. Le meurtre fondateur du deuil œdipien ne peut se faire In absentia. Dans les séances à distance ce meurtre fondateur de l’objectalité ne dispose que du sonore. Le meurtre revient par le téléphone.
Il y a certainement encore de nombreux autres points à discuter et à développer qui reviendront au lendemain de cette période marquée par le nombre de décès. La présence répétitive du terme de révélation dans chaque sous-titre de ce texte montre qu’il s’inscrit dans la logique du 1° temps de l’après-coup et est déterminé par la dimension traumatique comme tout ce que nous faisons et pensons en ce moment.
Prenez soin de vous et de vos proches
Bernard Chervet
[1]Luisa de Urtubay (1982), Quand une inquiétante réalité envahit le travail du psychanalyste, Revue française de psychanalyse (vol. 46, n° 2 spécial, 1982).
ENGLISH VERSION
WHAT IS REVEALED BY THE CURRENT SITUATION OF CONFINEMENT ABOUT OUR WORK IN SESSION / On April the 6th
Since the start of confinement in France on March the 17th, many exchanges have taken place. I wrote several comments on the Forum opened by the IPA. All these exchanges helped me to formulate the following reflections.
The psychic atmosphere of everyday life is that of disturbing strangeness. We just have to go to our window to feel it.
This feeling increases further as we move inside the cities; the beauty of silence and emptiness on the one hand, the threat on the other; but where did they all go? What happened? What a disappearance!
The most familiar places become foreign places.
At this moment, we have almost 3 weeks of practicing remote sessions imposed by the threat and containment context due to the Covid-19 pandemic.
The current situation (loss of the usual setting and recourse to other setting) reveals points to which we pay few attention in our usual practice, but which appear in fact to have a great influence without knowing it. Even if we know it, this absence reveals the concreteness of their influence. If habits are second nature, the loss of these teaches us about their tacit role.
In this reflection on the continuation of the sessions according to various arrangements, we cannot neglect a fact which intervenes as our concern to remain available to continue the project of our patients, to improve their psychic life. Our patients pay us. It’s our job, supposed to make us “make a living”, to be “our livelihood”.
– Revelation of the importance of the social, political and global context in the treatment of the traumatic dimension in session; the role of the cultural superego towards mass denial supported by collective culture.
Sometimes this context supports the denial of the traumatic or attenuates it, sometimes on the opposite it invades the sessions and modifies our practice, as currently.
Language as such is part of the collective culture and supports mass denial by its very nature of belonging to the positivity of inscriptions as all the supports of the thinking.
The current situation is that of a breach of denial. It reveals that we previously shared a denial of the risk that new major epidemics could ravage humanity.
In the 20th century, in the West, the collective culture, the “cultural superego” took on indignation at the mass mortality caused by wars.
With the progress of medicine, this has allowed the establishment of a denial of contagious diseases, even though the latter has been called into question by concrete situations which have been happily brought under control quickly; and that it could be lifted at any time by the reality of usual mortality. Each year the WHO disseminates the number of deaths linked to measles, seasonal flu, AIDS, etc. But denial is more powerful than this information; Hence the unpreparedness of our societies and our health policies.
We can expect that this denial will be reinstalled very quickly with the vaccine we all hope for. Perhaps the denial will deal with another danger.
An example of session work on denial by taking into account the political context: an article by Luisa de Urtubay published in 1982[1]. From memory: a patient she received in a totalitarian country told her that someone came to his home and put a cabbage in his fridge. If she had only supported her patient’s associations on the side of his psychic reality – fantasies, infantile sexual theories (babies made out of cabbage, fridge, etc.), Oedipal dynamics, etc. -, his patient would probably have died. She would have supported a denial of external political reality, active denial in her patient, by saturation of the sessions with psychic reality. She chose after a long conflict with her ideal of her analytical function by directly interpreting the patient’s current denial. This way was contrary to the classic recommendation not to intervene on the patient’s daily reality. She told something as : we do not put a cabbage in a fridge. The patient jumped out of the couch, rushed home and threw the cabbage out the window; some hours later, the police arrived at his home and went directly to the fridge. There was something in the cabbage that would have allowed the patient to be imprisoned and convicted. More than in cabbage, the devil was in denial of his patient (Cf. the title of the book of L de Urtubay : Freud and the Devil).
– Revelation of the game facilitator and / or inhibitor of associations and psychic work; the participation of the setting to support a denial (cultural superego of the device)
The current situation also allows us to reflect on the function of the usual setting. This facilitates the return of the repressed of some materials (memories, fantasies, infantile theories, repetition, compulsion etc.), and it prevents others.
This “law” is valid differently for all the settings, the usual one and those which currently replace it; it depends on the individual sensitivity of each patient. And it is when the usual device is no longer possible that its silent function is recognizable.
We can call the denial function supported by the usual setting, the cultural superego of the setting.
This denial function is necessary and inevitable, but progressive work is supposed to break it down little by little; to the limits of the collective culture in which we live. Currently, this denial is violently broken and all the psychic work is trying to reconstruct it and replace it with more mental solutions. This text is no exception. It does not escape to this function.
– Revelation of the strategic game relating to the latency of traumatic elements during the sessions in the work that require traumatic experiences.
It is the conflict between latency and denial, a conflict that will be used by the current traumatic feelings to deny the ones of the past, and vice versa.
Ideally, a latency game is established between memories of past traumatic experiences and current traumatic ones. The analyst is the guardian of this latency.
One point can be emphasized regarding this latency work. The current lifting of denial concerns both the patient and the analyst; whence a de-idealization of the analyst which tends to become a simple object. However, the asymmetry allowing the transfer and the analytical work is not destroyed for that. This is precisely maintained by the analyst’s concern to support the psychic life of his patient by being the guardian of the link between current traumatic reality and that of the past.
This change in the invulnerability of the analyst by idealization summons reminiscence. That when a child thinks that the definitive loss of his parents is a possible reality; that they are deadly. This thought is accompanied by the affect of mental pain, which is different from the thoughts of murder by hate. At this moment of de-idealization, the child builds his family novel.
– Revelation of the respective implications of perception and representations due to the deprivation of usual perceptions, the focus on sound perception alone and the increase in the appeal to representations.
During the remote sessions, the patient uses the representations of his analyst in his office and his chair, representations constructed during sessions in normal situations; but he is deprived of the direct perceptions of the office and the analyst.
The analyst makes imaginary representations of the conditions in which his patient puts himself for his session. He is deprived of the bodily presence of his patient. He works nearby an empty couch.
Representations allow part of the psychic work, but they cannot replace (even when they are hallucinated) what direct perception both allows and demands.
The sensual regression experienced on the couch is influenced by the corporeal presence of the two bodies and the frustration (refusal) proper to the basic rule and its prescription for abstinence.
This sensual regression specific to the couch is accompanied by representations of scenes not having to be realized in sessions other than through representations.
The physical presence of the two protagonists determines this sensual regression of session and its limitation which constrains the construction of representations. It influences associations as well as the deprivation of direct sexual satisfaction. Psychoanalysis thus allows a modification of the erogeneity of the patient’s body and therefore of his sexual life outside the session.
This situation repeats the situation by which the resolution of the Oedipus complex can be done in childhood nearby the parents’ bodies. The founding murder of Oedipal mourning cannot be done “In absentia”. In remote sessions, this “founding murder” of the object relationship can only use the sound. The murder returns by phone.
There are certainly many other points to discuss and develop which will come back in the après-coup of this period marked by the number of deaths.
The repetitive presence of the term revelation in each subtitle of this text shows that it participates in the logic of the 1st time of the après-coup and is determined by the traumatic feeling as everything we do and think at the moment.
Take care of yourself and your loved ones
Bernard Chervet
[1]Luisa de Urtubay (1982), Quand une inquiétante réalité envahit le travail du psychanalyste, Revue française de psychanalyse (vol. 46, n° 2 spécial, 1982).
Bernard Chervet
Training membre Paris Society
Past president SPP
Representative IPA Board
Director French Speaking Psychoanalysts Congress (CPLF)