C’est en historien d’abord que Christian Jouhaud s’intéresse au commentaire freudien du roman de Jensen : Gradiva. Une histoire sentimentale, un roman un peu niais, mais que Freud a rendu célèbre en parvenant à en transmettre le trouble poétique. Jouhaud remarque combien Freud édulcore curieusement le récit, négligeant ses doubles sens sexuels. Il suppose à cela la nécessité d’apaiser le scandale après la parution peu de temps auparavant des Trois essais sur la sexualité. L’excitation érotique entre les jeunes gens, tissée autour de ces histoires de lézards qui disparaissent dans des fentes (comme le fera d’ailleurs l’héroïne elle-même) n’est pas relevée par Freud.
Mais surtout Jouhaud souligne le malentendu à propos de la fameuse démarche de Gradiva, celle du fragment de marbre dont Freud a conservé un moulage au pied de son divan et autour de laquelle tourne tout le roman. Tout à la fois fixation fétichique et signe de reconnaissance, elle constitue un point de jonction entre le passé et le présent, entre l’objet perdu et sa retrouvaille. Or cette démarche, qui permet à Hanold d’identifier électivement son objet, n’en est pas une. Tout le monde s’accorde aujourd’hui à y reconnaitre, non pas une marche progrédiente anatomiquement impossible, mais un pas de danse, un sautillement sur place. Le bas-relief dit de la Gradiva est le fragment d’une procession rituelle de danseuses. « L’intrigue de Jensen a une voie d’eau » dit joliment l’auteur, et qui signe la dimension de fantasmagorie du roman.
Car il faut distinguer – nous dit l’auteur – ce qui ressort de la perversion et ce qui n’est que fantasmagorie, laquelle est la conséquence de l’animation soudaine d’un inerte, en l’occurrence par l’effet d’un éclairage, soudain direct, d’un rayon de soleil. La fantasmagorie à partie liée avec la magie. « Elle fait sortir l’image de sa prison de pierre ou de papier ». C’est ainsi que dans le récit certains éléments font office d’objets métonymiques qui mettent en contact passé et présent, animant l’un au sein de l’autre : le vent anime les ruines, ou bien ce sont les lézards, identiques à eux –mêmes au fil des générations. C’est ce point de contact qui permet le retour du refoulé et que Freud illustre par la référence à la gravure de Félicien Rops de La tentation de Saint Antoine.
La fantasmagorie permet l’effacement des frontières ente le dedans et le dehors, le temps présent et l’avant. Mais cette illusion est fragile, il suffit du vol d’un bourdon, bien présent dans l’actualité, pour la dissiper. Elle révèle alors la présence souterraine d’une autre histoire, ici celle d’un lien incestueux frère –sœur, thème très présent dans l’œuvre de Jensen. Mais, de même que le moine de la « Névrose diabolique » Hanold est « possédé » par la puissance érotique du bas-relief. Le passé y impose la présence non des morts, mais d’anciens vivants. La possession rend visibles l’absence de solution de continuité entre les mondes, les topiques les espaces psychiques.
Venons-en à l’apparition de Gradiva dans les ruines dans l’immobilité d’un midi écrasé de lumières et accompagné de bruits étranges, effet de la divagation d’Hanold, une errance qui lui fait rencontrer les empreintes, traces négatives, d’un passé perdu soudain réactualisé. L’empreinte dit l’auteur est comme une dissonance qui, comme le vol du bourdon, vient s’interposer entre la vision et l’apparition, lui conférant un poids de réalité.
Martin Joubert