[restrict]Je tiens à remercier les analystes consultants du CCTP avec lesquels j’ai échangé autour de ce thème. Ils ont contribué à nourrir et alimenter ma réflexion d’aujourd’hui.
Dans notre pratique, la séparation concerne en premier lieu, la disjonction consultation - traitement, inscrite dans les principes de fonctionnement du CCTP et élaborée par Jean-Luc Donnet, Celle-ci pose un double cadre qui revêt une valeur symbolique (Danielle Kaswin vient de traiter cette question ce matin). La consultation, cet espace qui se tient entre deux temps, celui de la rencontre et celui de la séparation, s’annonce dès le début comme un contrat à durée déterminée et met en jeu une problématique de la temporalité.
Ainsi je vous propose une réflexion concernant cette dimension de temporalité.
La consultation au CCTP, est pensée comme un processus avec ses caractéristiques spécifiques plus que dans une fonction d’investigation. Il peut y avoir plusieurs consultations, et la succession de rencontres-intervalle-séparations imprime un mouvement dynamique discontinu. Il se trouve parfois que le consultant oublie le patient entre deux consultations ou qu’il ne le reconnaisse pas. Chaque consultation s’avère être un commencement qui porte sa propre fin. Mais avec la multiplication des consultations, comment va se jouer la séparation, y a-t-il de ce fait un risque plus grand de fixation au consultant ?
Proust relate une scène savoureuse où le Duc de Guermantes, qui s’apprête à se rendre à une fête costumée, alors appelée une redoute (de l’italien ridotto, lieu où l’on se retire et par extension, lieu où on donne des fêtes, des bals) est arrêté par deux cousines qui se sont déplacées en toute hâte pour lui annoncer la mort d’un parent M. D’Osmond. Or, il avait tenté d’éviter par de petits stratagèmes ce moment d’annonce car, être informé du décès d’un proche impliquait immédiatement selon les conventions sociales de prendre le deuil et de renoncer aux festivités :
« Le duc eut un instant d’alarme. Il voyait la fameuse redoute s’effondrer pour lui du moment […] qu’il était averti de la mort de M. d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler exactement les tours de la langue française : “Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère !” ». (IV, 87).
Pour le Duc de Guermantes, l’exigence d’Éros est totale, le deuil et le renoncement sont évacués au profit d’une fuite dans le plaisir. Ne trouve-t-on pas en raccourci dans cette anecdote, les enjeux de la consultation entre deuil, perte et fête des retrouvailles. Certains patients ne vont pas jusqu’à organiser un clivage fonctionnel voir parfois un véritable déni aussi puissant que celui du Duc de Guermantes. Toutefois, l’épreuve de réalité que constitue la fin de la consultation et la séparation peut ouvrir à différents destins.
Pour la patiente dont parle J.-L. Baldacci dans « Analyse avec fin » (p. 113), la déception que la cure ne se déroule pas avec lui est tellement violente, qu’elle éprouve le besoin de le lui signifier dans une lettre, alors qu’elle en avait été informée et accepté le principe. La fin de la consultation peut revêtir ce caractère douloureux d’une déception amoureuse et le sentiment d’avoir été piégé dans la retrouvaille avec un objet idéalisé, un processus anti deuil. Pour d’autres, le caractère sans lendemain de l’aventure, permet au contraire de déployer un jeu de séduction sans risque d’engagement. Il incombe au consultant momentanément séduit de travailler sur plusieurs niveaux de renoncements « renoncement à garder la patiente en cure, et conduire la patiente elle-même à renoncer. »
Ce temps de consultation, un engagement qui porte sa fin programmée, permet de surseoir aux décisions tout en laissant se parler et coexister les contradictions, l’ambivalence, voire les paradoxes de la demande. Il y a un isomorphisme entre les caractéristiques de la consultation et les phénomènes qui vont y voir le jour : à la fois expérience de nouveauté, désir de changement et impossible renoncement, sentiment de limite, moment de crise, répétition et compulsion à retrouver le même, finitude. Les consultations parlent des douleurs des séparations, celles que le patient peut dire, qui font qu’il consulte. La Séparation, en majuscule de ses objets premiers en est le cœur, mais le contenu n’en sera pas abordé d’emblée.
Lorsque le traumatique marque la construction de la psyché, la paradoxalité fige le temps et la possibilité de l’après coup. La consultation peine à s’ouvrir sur un processus et tend vers une clôture plutôt qu’une indication. La consultation peut se refermer sur elle-même.
Eva, une jeune psychologue, vient consulter après « une rupture de l’écoute ». Elle parle en ces termes de l’arrêt d’une thérapie de deux ans au BAPU, pour des raisons de critères administratifs : Elle aurait souhaité poursuivre avec cette thérapeute en privé mais celle-ci l’a orientée vers le CCTP, pour un travail « plus en profondeur », sous entendant un projet d’analyse.
Dès la première consultation, la dimension de la séparation et de la perte sont déclinés sous différents registres :
- deuil d’un transfert résiduel avec son ancienne thérapeute ;
- départ du foyer familial pour vivre avec son compagnon dont la présence ne semble pas suffisante pour conjurer le vide et l’angoisse d’abandon ;
- traumatisme lié à la longue disparition inexpliquée de sa sœur plus âgée d’un an et demi, très investie. Ce départ avait plongé Eva dans une dépression assez grave semble-t-il, l’ayant conduite à débuter la précédente thérapie.
Quand je souligne la dimension de perte qu’elle met en avant pour expliquer sa démarche vers le CCTP, elle est saisie d’une forte émotion et pleure. Eva m’apprend la mort à 6 mois d’un premier enfant qui a plongé sa mère dans une grave dépression. La naissance de sa sœur ainée, arrivée « trop tôt » ensuite comme enfant de remplacement, et un petit frère né onze ans après elle, un 25 décembre, dans une famille catholique, font qu’elle se vit comme très peu investie, sans identité propre : « Eva, on l’oublie » dit-elle.
Pour la première consultation, ce n’est pas un rêve, ni un souvenir qu’elle apporte, mais un évènement violent survenu la veille, une agression dans l’escalier de son immeuble. Elle a pensé : « Comme ça, j’aurai quelque chose à dire ». Evènement qu’elle n’a d’ailleurs pas vécu comme traumatique. Elle a hurlé, s’est débattue et mis son agresseur en fuite.
Lors de la deuxième consultation, elle exprime par une double négation des doutes sur sa démarche : « je ne vous cache pas que je n’avais pas envie de venir ». Le fait est qu’ elle présente sa démarche actuelle avec beaucoup d’ambivalence, comme une quête de « choses non résolues » et comme une nécessité professionnelle, une sorte de formation lui permettant d’être plus « efficiente ». Elle se demande d’ailleurs si elle en a vraiment besoin, parce que dans sa vie cela va plutôt bien. Elle a trouvé un homme bien et qui lui fait du bien, ce qui ne semble pas avoir été le cas lors ses relations précédentes et puis sa sœur est revenue.
Elle se trouve donc au carrefour de multiples voies et hésitante. Elle a besoin d’action et de rire. Elle ne supporte pas les familles dont elle doit écouter les plaintes dans le cadre de l’association où elle travaille. Elle les appelle les gémissants. Elle repère bien la dimension de décharge de ces entretiens téléphoniques qui l’épuisent et la rendent impuissante et cynique. Craindrait elle de me faire le même effet ?
Elle est très investie dans une activité théâtrale de One Man Show. Elle me parle assez longuement des sketchs qu’elle travaille, où elle met beaucoup d’elle-même. Elle met en scène ses angoisses, parmi lesquelles l’angoisse de voir filer sa jeunesse et l’angoisse « de laisser une trace » sur terre avant de mourir. La problématique de l’enfant mort et de l’enfant de remplacement s’y rejoue sans qu’elle semble en être consciente. Elle envisage un certain nombre d’actions spectaculaires, dont un suicide en se jetant d’une falaise d’Étretat, laissant planer un doute sur le fait qu’il s’agisse d’une mise en scène et non d’une mise à mort réelle.
Ce contexte m’incite à la prudence dans l’indication, même si elle-même parle au début de psychodrame. Je lui propose de se voir sur plusieurs rendez-vous, pour prendre le temps, ce qui la fait réagir immédiatement à l’idée d’un engagement qui débouche à le terme sur l’inévitable de la séparation.
À la troisième consultation, sa demande est de plus en plus changeante. Elle exprime des projets différents, se lancer dans le théâtre, faire une supervision pour être plus efficiente dans son travail. Elle manifeste surtout une crainte phobique d’être prise dans un transfert fusionnel et mortifère, qu’elle formule comme le risque de « plonger ». Elle craint une cure interminable qui l’empêcherait d’avoir assez de temps pour sa création. Elle utilise la métaphore du sas pour représenter la consultation, en faisant un geste des deux mains parallèles qui délimite un espace vide.
Une nouvelle consultation a lieu en juin, moment qui lui rappelle les fins d’année scolaire où les activités se terminent, les groupes se séparent et on se pose la question de ce qu’on va faire l’année prochaine. Une échéance qui concerne également l’issue de la consultation. Elle dit : « Je ne sais pas comment était l’année prochaine ». Elle se reprend immédiatement pour rectifier mais je l’arrête sur ce lapsus qui lui échappe où le futur est au passé, fermant l’horizon, dans l’impossibilité de penser un futur qui ne ramène au traumatique. Le « Je ne sais pas » interroge douloureusement le savoir inaccessible de l’avant, avant elle, avant la vie il y a eu la mort et la dépression de sa mère. Le commencement renvoie à la fin et inversement. Faudrait-il donc pour organiser un après coup et pouvoir exister en laissant sa trace, plonger du haut de la falaise ?
Ici la fonction de la consultation semble chercher à abolir le temps, dans une durée qui doit finir indéfiniment, pour éviter de prendre contact avec le temps de la catastrophe, en organisant une enclave en dehors du temps. On pourrait ainsi condenser : « « Ni avec moi, ni sans moi ».
Pour Jeanne, une autre patiente, la paradoxalité s’exprime très différemment dans la consultation. Elle porte sur la recherche d’un changement qui convoque immédiatement la répétition par l’impossible renoncement, mais revêt dans ce cas une qualité féconde.
Lorsque je viens chercher Jeanne pour une deuxième consultation, je ne me souviens plus d’elle. Mais en la voyant avec son jean troué, son expression douloureuse et fatiguée je me rappelle que c’est une infirmière qui se trouve dans un moment difficile de questionnement sur elle-même et sa vie, suite à une séparation amoureuse. Elle se présente toujours avec cette tête de lendemain de fête, voix éraillée, cernes, gros trou dans le jean au niveau du genou dont elle ne cesse de tirailler les fils.
Elle revient de Normandie où elle a passé une semaine. Il y a eu un enterrement et une fête d’anniversaire. L’enterrement s’est bien passé, même si elle a vu son père triste, elle y a retrouvé des cousins et un oncle qu’elle ne voyait plus à cause d’une brouille familiale. Cet enterrement semble avoir pris un air de retrouvailles et vécu dans une certaine légèreté, mais c’est lorsqu’elle a rejoint la fête qui semblait prometteuse de plaisir que la douleur s’est emparée d’elle. La douleur de la perte. Elle savait qu’elle y retrouverait Martin son ex compagnon et nourrissait l’espoir qu’il se passe quelque chose entre eux, comme une fois précédente. Mais il a quitté rapidement la soirée sans lui parler et elle s’est effondrée en pleurs, se sentant coupable et égoïste d’être incapable de profiter de la soirée. Elle voudrait bien « en sortir de cette histoire qui dure depuis un an ».
C’est alors que je comprends que cette histoire dont elle parle, ce n’est pas leur histoire amoureuse, qui a duré, elle, trois ans, mais c’est la séparation en elle-même qui constitue toute l’histoire. Pourtant elle savait qu’entre eux, ça ne pouvait pas marcher, « il n’est pas assez vivant » et elle, elle est trop, elle bouge trop. Je l’amène à chercher à qui pourrait ressembler Martin, et après réflexion, pense qu’il est comme son père.
Elle anticipait malgré tout que cette fête lui permette un nouveau départ. Je lui fais remarquer qu’elle parle de nouveau départ à propos d’une relation qu’elle avait décidé d’interrompre. Elle reconnait que c’est paradoxal, « elle ne sait pas tourner la page », elle a du mal avec le changement. Elle en arrive à « l’aveu de ses départs », une compulsion à partir dès le début d’une relation. Cette fois, c’est lui qui vient de mettre le mot fin à leur « histoire », en lui déclarant qu’il est amoureux d’une autre femme.
Elle ne semble pas en éprouver ni jalousie ni douleur de le perdre, mais une raison de plus d’alimenter son masochisme : « c’est sa faute, c’est normal qu’il parte » etc… Elle doute d’elle, de sa valeur, de sa compétence également sur le plan professionnel, elle se sent imposteur.
Dans un moment où elle semble soudainement « s’entendre parler », elle dit qu’elle a le sentiment d’être confuse. Elle a peur de dire les mots. Elle veut faire un travail, mais a peur de l’image d’elle même qu’elle va trouver.
– Avez-vous une idée d’où viendrait cette exigence envers vous-même ?
Elle a besoin de réfléchir pour émettre à titre d’hypothèse que cela pourrait venir de ses parents mais sans éprouver le besoin de développer.
La séance se déroule entre l’enterrement et la fête d’anniversaire, où c’est finalement l’enterrement qui est le plus léger. L’histoire qui l’habite c’est l’histoire de la perte qui semble prendre le pas et se substituer comme entièrement à l’histoire amoureuse elle même. Pourtant cet homme ne lui convenait pas tant que ça.
Je suis frappée par sa formule « le nouveau départ » qui condense des sens multiples dans une ambigüité qui ouvre sur un potentiel fécond. Cette ambiguïté diffère de la paradoxalité défensive d’Eva et son caractère fermé de clôture décrit par Racamier. Par ce nouveau départ, J’entends l’histoire même de la consultation, une aspiration au nouveau qui passe par la répétition de la séparation pour un départ enfin.
L’ambigu, comme substantif veut dire mélange. Une fonction de la consultation serait de préserver le caractère indécidable de l’ambigüité, créer du nouveau en sachant qu’il ne l’est pas. Ce faisant la consultation peut ouvrir un espace psychique pour un travail à venir. La séparation annoncée dès le début qui a pu être oubliée, s’actualise lorsque le moment est venu comme arrivé à maturation. Ce moment correspond souvent pour l’analyste à une objectivation de l’indication, la capacité de se projeter et penser un cadre de traitement, c'est-à-dire s’inscrire dans ce mouvement de passage. Ce moment de « dessaisissement », selon une jolie expression d’Anouk Driant, est rendu possible quand les effets du saisissement traumatique de la rencontre se sont transformés.
Pour le patient sa capacité à se saisir et s’approprier la proposition est aussi l’indice de sa capacité à se séparer ou plutôt à poursuivre, car il se peut que les choses soient vécues dans une plus grande continuité qu’on ne le pense du fait de la perception du double cadre ouvrant la possibilité de mouvements à l’intérieur de ceux-ci.
Entre deux consultations, un patient se livre à « un pèlerinage » comme il dit. Il retourne sur les lieux de son enfance, ce qu’il n’avait pas fait depuis de nombreuses années. il s’étonne que dans ce moment où il sent la nécessité et en même temps la difficulté « d’aller de l’avant », motif pour lequel il avait pris rendez-vous au CCTP, il lui faille retourner sur ses pas. Il a besoin de voir son « sillage ». Ce mouvement psychique impulsé par la consultation a certes eu besoin d’être agi, mais donne lieu à une reprise dans une mise en récit. Un aller retour entre présent et passé, un acte qui nourrit la mise en représentation. Le regard qui se pose en arrière permet de suivre un sillage, la trace des expériences. Cette possibilité de conserver une trace des expériences s’oppose à la décharge de la répétition qui tente elle de faire le vide au sein de l’appareil psychique.
Faire expérience, c’est la capacité de conserver les traces de celle-ci. Lorsqu’il y a un processus de consultation qui s’organise, la rencontre analytique fait expérience, une expérience inédite qui ouvre définitivement à un nouveau rapport à soi et à son histoire.
Une patiente, très loin socialement et culturellement de l’analyse formule avec fraicheur cette découverte des effets de « l’offre de parole » analytique (selon l’expression de De M’Uzan). « C’est bizarre dit-elle avec vous, je dis les mêmes choses que je raconte d’habitude, mais là ça ne fait pas pareil ». Ainsi le patient, modifié et dépositaire de cette expérience pourra poursuivre même en changeant de cadre et d’analyste. Le récit de soi ne sera pas une répétition à nouveau mais un récit sans cesse renouvelé, habité par un mouvement de transformation.
Les réunions interanalytiques du Centre Favreau, baptisées « groupe restreint », permettent de revenir sur les traitements en cours lorsque l’analyste est en difficulté et offrent l’opportunité de mesurer en après coup la valeur de prédictive de l’indication posée. Il arrive qu’on y remarque un écart considérable entre le déroulement de la consultation et la manière dont la cure s’est ensuite engagée avec l’analyste. Certaines réactions aux qualités du cadre consultatif et ses paramètres spécifiques s’inscrivent précisément dans l’économie du lien avec l’objet primaire. La fonction du double cadre peut y faire jouer plus facilement une souplesse ou bien susciter une révolte.
Ces spécificités impriment une modification de l’économie transférentielle et peuvent neutraliser et contrarier le risque d’une fixation mélancolique qui s’actualisera plus tard avec l’analyste traitant. Même si le consultant se découvre plus ouvertement dans son individualité et ce qui fait son style personnel, la disjonction sujet /fonction de l’analyste y est plus marquée. On pourrait dire que le consultant est une personne impersonnelle. De plus, il est d’emblée plusieurs, le représentant de l’institution et des autres analystes.
Je reprendrai pour terminer les paroles de la chanson de Rezvani chantée par Jeanne Moreau dans « Jules et Jim », une histoire à trois, là aussi :
« On s’est connu,
on s’est reconnu…
on s’est perdu de vue »
Comme dans la chanson, après la consultation on peut se perdre de vue et repartir chacun dans « le tourbillon de la vie » ou de l’analyse, et puis se retrouver à nouveau à l’occasion d’une réunion interanalytique où les notes de consultation sont exhumées.
Elise Jonchères-Weinmann
Psychanalyste, membre de la SPP, analyste au CCTP[/restrict]