À l’IPSO, les consultations d’enfants ayant des troubles somatiques ont été aménagées au cours des années à partir du modèle de l’Investigation Psychosomatique crée par P. Marty, M.de M’Uzan et C. David en 1963. J’ai choisi de présenter aujourd’hui dans le cadre de ce premier colloque du Pôle Psychanalytique la consultation parents-bébé ou très jeune enfant telle qu’elle a évolué depuis ses débuts parce qu’elle me semble la plus à même de mettre en évidence les particularités de notre pratique à l’IPSO enfants.
Ces consultations sont effectuées par des psychanalystes psychosomaticiens, dont la pratique se fonde sur leurs références théoriques spécifiques et se trouve enrichie par une double pratique. Celle des traitements conjoints parents-enfants suivis sur le long cours et celle des connaissances acquises dans les cures avec des patients adultes somatisant. Cette double pratique clinique constitue leur cadre interne, elle les sensibilise aux achoppements de la mentalisation chez leurs patients et leur permet d’en repérer les prémisses chez les très jeunes enfants.
Le motif de la demande de consultation à l’IPSO est un trouble somatique. Dans le cas d’un enfant, ce sont ses parents qui viennent exposer la situation. Pour les psychosomaticiens, la somatisation est indissociable d’un ensemble économique, c’est pourquoi c’est cet ensemble qui va faire l’objet de la consultation d’investigation. Nous allons rechercher non seulement tout ce qui concerne l’expression somatique actuelle elle-même, ainsi que la présence éventuelle de somatisations dans le passé, mais aussi nous intéresser à la constitution même de l’organisation psychique et son développement en tentant d’en identifier les achoppements. Nous rechercherons les défenses à symptomatologie mentale positive, dans le registre phobique, obsessionnel ou psychotique, et l’éventuelle présence de décharges par le caractère ou le comportement.
Les parents sont reçus en même temps que leur enfant par un seul consultant. Une des particularités des consultations parents-enfant réside par conséquent dans le fait que le consultant ait à faire en même temps à plusieurs personnes.
Ainsi, tout en écoutant le récit de la mère ou des parents, le consultant s’intéresse aux interactions qu’établit l’enfant avec lui au cours de la consultation, à ses jeux et toutes autres productions ainsi qu’aux interactions de l’enfant avec sa mère et avec son père, qu’il peut comparer avec celles qui sont décrites à la maison. L’interaction de l’enfant avec le consultant donne notamment des éléments sur sa réaction face à une personne non familière. La trop grande familiarité avec le consultant témoigne d’une indifférenciation familier-étranger qui constitue un indicateur d’obstacle à la mentalisation. Parmi les expressions psychiques qui sont significatives pour le psychosomaticien figure en effet le passage du premier au deuxième organisateur du psychisme décrit initialement par Spitz puis repris et prolongé dans les travaux ultérieurs des psychosomaticiens d’enfants, en particulier par G. Szwec dans « La psychosomatique de l’enfant asthmatique ».
À l’issue d’une, plus souvent de deux premières consultations d’investigation, le consultant doit avoir suffisamment d’éléments pour formuler une hypothèse sur l’organisation psychique de l’enfant, de la mère et du père, et pour poser une indication thérapeutique.
La somatisation qui a motivé la consultation peut être un trouble fonctionnel, réversible, ou une pathologie allergique, ou encore une pathologie plus sévère telle qu’une maladie auto-immune. Le motif de la consultation peut également être une pathologie relevant d’une désorganisation. Ce que nous tentons d’apprécier, c’est la tendance qu’a l’enfant à réagir somatiquement aux conflits et aux traumatismes, du fait d’un débordement de ses défenses psychiques habituelles, tout en ayant présent à l’esprit que la somatisation instaure en elle-même un état traumatique, pour celui qui la vit et pour son entourage.
Le récit des parents permet de situer le contexte dans lequel est survenu le trouble somatique. S’agit-il d’un trouble primaire, précocissime ou d’apparition plus tardive, lié à certaines circonstances qu’il convient d’explorer, le climat psychique d’alors ayant pu constituer un prélude à l’expérience traumatique désorganisante. On recherchera si la somatisation s’est accompagnée ou non d’un mouvement de démentalisation, d’où l’attention accordée aux caractéristiques du fonctionnement psychique habituel de l’enfant et de son environnement et à leurs variations.
Le repérage du développement psychosomatique de l’enfant se fait à partir de ce que les parents en disent et de ce que l’enfant donne à voir dans le bureau. Mais le consultant peut avoir besoin d’éléments anamnestiques qui n’apparaissent pas dans le discours spontané, il est alors amené à poser des questions et en extraire toute production fantasmatique qui s’y trouve « soudée ». Une question posée à la mère sur l’allaitement peut susciter une vive réaction de sa part comme : « ah non, certainement pas ! » par exemple et amener dans son discours tout un matériel fantasmatique permettant de mieux comprendre son fonctionnement inconscient.
Outre les circonstances ayant présidé à son apparition, nous portons un intérêt particulier à la manière dont la somatisation de l’enfant se trouve investie dans l’économie psychosomatique de chacun de ses parents, qualitativement et quantitativement. Je veux parler ici de la place qu’elle occupe dans leur histoire personnelle et familiale, des liens conscients et inconscients qu’ils ont chacun avec la fonction somatique concernée. Lors des soins maternels, les différentes parties du corps du bébé, les différentes fonctions (propreté, alimentation, sommeil), font l’objet par la mère d’une libidinalisation. Celle-ci est liée au rapport que la mère entretient intimement avec cette partie du corps, cet organe, cette fonction et aux messages qu’elle délivre lors des soins. Dans le cas d’un refus alimentaire touchant à la diversification des aliments, d’apparition très précoce, le consultant peut être saisi dans le récit des parents par la dimension comportementale du trouble de l’enfant (l’opposition) et de la réponse de la mère (le forcing), selon une répétition à l’identique n’ouvrant sur aucun « jeu » possible. L’enfant se protège-t-il d’une mère vécue comme trop excitante, intoxicante ?
L’élaboration de G. Szwec sur ce qu’il a appelé les « bébés non-câlins », dans la suite des travaux de M. Fain et D. Braunschweig, a mis l’accent sur la part active que prennent les enfants pour lutter contre la pulsion de mort transmise dans les messages de la mère lors des soins. Selon ce point de vue, une attitude telle que refuser d’être nourri passivement, ou de laisser entrer la cuillère dans sa bouche peut être comprise comme une tentative de la part de l’enfant même très précocement de se protéger d’un trop d’excitation délivré par sa mère quand elle le nourrit. Mais derrière la dimension comportementale qui a installé un climat familial délétère, le consultant va tenter d’explorer la dimension phobique : phobie d’intrusion ? de la mastication, contre-investissement du sadisme oral ?
Du côté des parents, nous sommes attentifs à la manière dont certains troubles précoces d’un bébé touchant à une fonction ont pu venir réactiver des éléments de leur névrose infantile. L’affection somatique a pu aussi être surdéterminée par une histoire traumatique liée à la fonction concernée, alors que les parents n’en avaient pas pris conscience avant la consultation. D’un point de vue économique, il s’agira d’évaluer si la somatisation occupe une place limitée dans le psychisme de la mère, laissant la possibilité à d’autres investissements de se déployer, ou si au contraire l’affection somatique occupe toute la place et fait l’objet d’une surcharge libidinale avec ses incidences sur toute la famille. Le consultant apprécie la capacité de liaison exercée par la mère vis-à-vis d’une fonction chez son bébé, quand elle atténue les excitations relatives à cette fonction, ou par contre, un investissement trop excitant pour l’enfant qui donne sens à la notion de fixation somatique très précoce. Un malaise respiratoire chez un bébé survenu alors qu’il n’avait que deux jours a réactivé toute une lignée traumatique autour de la fonction respiratoire dans l’histoire de la mère et du père. Le trouble initialement dénué de sens, « bête », est devenu par la suite l’objet d’un surinvestissement de leur part et a été chargé secondairement de sens.
À l’instar des restes diurnes dans le modèle du rêve, un épisode somatique très précoce peut laisser une trace dont la « luminosité » sera d’autant plus « éblouissante » (avec tout l’aveuglement que cela implique) qu’il existe déjà tout un frayage, tout un réseau de représentations et de significations qui y sont associées pour l’un ou l’autre des parents. C’est ce réseau de représentations qui peut advenir associativement au décours de la ou des premières consultations. La qualité du récit fait par les parents peut, à certains moments de la consultation, prendre une tonalité plus opératoire, indiquant un débordement traumatique.
Les mouvements d’aller et retour entre le récit des parents d’une part et le jeu de l’enfant et/ou son comportement d’autre part, sous le regard et l’attention du consultant peuvent, chemin faisant, favoriser une circulation associative entre les différents protagonistes ou au contraire l’enrayer, l’interrompre.
Le repérage que nous avons pu faire concernant la qualité du narcissisme chez nos patients adultes dans les cures et son incidence sur leur organisation psychique nous a incités à développer une attention particulière pour la constitution du narcissisme de l’enfant et l’influence sur celui-ci du narcissisme des parents. Ce repérage constitue une des spécificités des investigations telles qu’elles sont menées à l’IPSO. Un trouble somatique précoce chez un bébé peut infliger une blessure narcissique à la mère, son enfant s’éloignant par trop des représentations et fantasmes nourris par elle depuis son enfance. Une question comme « c’était un bébé comment ? » posée aux parents par le consultant leur ouvre une voie associative qui permet d’entendre, à travers leur récit, leurs souvenirs, leurs projections et leurs fantasmes, si leur enfant a correspondu à leurs attentes. En somme, s’il a pu être suffisamment à leurs yeux « his majesty the baby », temps constitutif du narcissisme de base, au fondement de l’organisation psychique. Cet investissement parental, de nature narcissique, laisse place si tout va bien, à un investissement objectal, dans lequel l’enfant est vu en tant que lui-même et n’est plus captif du rêve maternel. (Certaines somatisations précoces font l’objet d’un investissement hypocondriaque par la mère, lorsqu’elle continue de vivre l’enfant comme un prolongement d’elle-même, non différencié.)
La qualité des auto-érotismes d’un bébé est finement explorée car elle témoigne de son fonctionnement mental en voie de constitution. Il arrive que, pendant la consultation, l’enfant réclame son doudou, suce son pouce ou recherche les genoux de sa mère - ou est-ce plutôt ceux de son père - dans un mouvement de rapprochement câlin montrant sa capacité à régresser. Nous serons attentifs à la manière dont ce mouvement est accueilli par chacun des deux parents. Le point de vue économique donne une certaine acuité d’observation devant les différentes expressions de la difficulté à accepter la passivité. Certaines mères racontent qu’il leur est impossible de langer leur bébé sur le dos en raison de son intolérance à toute position de contrainte. On peut voir dans le bureau un enfant tourbillon, qui ne peut pas s’arrêter une minute, est toujours en mouvement, sans parvenir à trouver de satisfaction auto-érotique, luttant contre la passivité dans des conduites d’épuisement, faute d’intériorisation d’un pare-excitation autonome. Parmi nos références internes figure la différenciation entre auto-érotismes et auto-calmants, notre attention se portant sur le recours aux procédés auto-calmant et leur historique.
L’importance du recours au comportement est plus ou moins grande et nous cherchons à repérer si elle est sous-tendue par des représentations ou non. Par exemple, face à un enfant qui lance tous les objets dans la pièce, le consultant s’interroge à haute voix en disant à propos d’une figurine « mais où est-elle donc partie ? ». Cela permet de voir si l’activité motrice de décharge observée au premier abord peut se transformer en un jeu de cache-cache, sur un mode plus organisé psychiquement. Ce jeu peut susciter chez les parents l’évocation d’un deuil, ancien ou récent et avec elle, toute une problématique autour de la présence et de l’absence peut apparaître. Je pense à un enfant dont les parents étaient venus consulter pour une encoprésie sévère, qui avait été précédée par une constipation alors qu’il était bébé. L’encoprésie, activité érotique anale, n’était pas seulement un comportement agi, mais était sous-tendue par des représentations, des traces mnésiques, que les parents ont pu dévoiler dans le cours de leurs récits et associations. Autrement dit, il s’agit de chercher à voir si les décharges par le caractère ou le comportement, signes du débordement mental et précurseur du corps malade, ont un soubassement fantasmatique et sont susceptibles de se transformer.
Dans ce dispositif de consultation, l’analyste - tout comme les autres protagonistes – est en présence de plusieurs personnes à la fois. Pendant qu’il écoute les parents, il regarde et écoute l’enfant, verbalise ce qu’il fait, ramasse un jouet qu’il a fait tomber (ce qui peut devenir un jeu), commente ses actions, joue avec lui, sous le regard des parents. Ainsi l’analyste est attentif à chacun tandis que les interactions se déploient simultanément entre les uns et les autres et il s’intéresse, comme je l’évoquais plus haut, aux mouvements de va et vient entre le matériel de l’enfant et celui des parents. Parfois il y a une circulation entre les expressions venant de l’enfant et celles des parents, dans une associativité processuelle, il peut aussi arriver que le jeu de l’enfant soit interrompu par la mère ou le père, s’il les confronte trop à leur sexualité infantile. Ou alors c’est l’enfant qui parle ou fait du bruit au point d’empêcher de parler… cette occurrence peut ouvrir au récit de situations à la maison, lorsque les parents tentent d’avoir une conversation en présence de l’enfant.
L’alternance d’investissement et de désinvestissement inhérente à la situation à plusieurs est au cœur du dispositif de la consultation conjointe parents-bébé. Nous sommes attentifs à la façon dont l’enfant réagit aux situations d’attente de la satisfaction, à la fois dans ce qui est relaté par les parents et dans le bureau. Simultanément, nous sommes amenés à repérer comment la mère supporte de se faire attendre ou de faire attendre sa réponse à l’enfant lorsqu’il l’interpelle pendant la consultation, en lui coupant la parole notamment. Ce qui est en jeu concerne la capacité de tolérer un délai, de garder en attente, d’accepter une certaine dose de déplaisir, autant d’expressions du masochisme érogène primaire, chez chacun des protagonistes. La censure de l’amante s’incarne dans le dispositif même de la consultation et en fait sa richesse et sa potentialité processuelle.
À l’issue de cette ou de ces consultations d’investigation, le consultant peut proposer un traitement conjoint parents-bébé ou des entretiens thérapeutiques espacés dans certains cas. Il répond aux questions des parents sur la thérapie conjointe et explique les grandes lignes du cadre dans lequel sera poursuivi le maillage entre ce qui est apporté en séance par l’enfant et par leur propre participation. Ils sont adressés pour ce traitement à un autre thérapeute de l’équipe, afin que le consultant puisse rester dans une place de tiers.
Marie Sirjacq
Psychanalyste, membre de la SPP, psychosomaticienne