I
Le 15 octobre 1897, Freud écrit à son ami Wilhelm Fliess pour lui donner la primeur d’une découverte : « j’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants […] S’il en est ainsi, on comprend […] l’effet saisissant d’Œdipe roi […] La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe, et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité. »
Freud enchaîne là, dans un raccourci remarquable, trois versions du mythe d’Œdipe : la première est une histoire magnifique et terrible, construite avec de multiples variantes par la société grecque d’autrefois à propos d’un personnage appelé « pieds gonflés » ; la seconde version, c’est la traduction très particulière qu’en a donné Sophocle dans le tragédie que cite Freud ; la troisième version du mythe, c’est ce que Freud en a fait dans le corpus théorico-pratique de la psychanalyse, et ce que nous avons fait après lui.
Qu’on intitule tout cela « Œdipe » ne doit pas faire oublier qu’il s’agit de trois ordres de réalités très différentes. Dans le premier cas, le mythe du héros Œdipe est à replacer dans les modes de pensée et de vie des Grecs anciens. Dans le second, les actions et les sentiments des personnages mis en scène par Sophocle ne peuvent se comprendre qu’en fonction des règles de la tragédie antique, plus particulièrement de leur spécification par Sophocle lui-même ; et c’est bien dans ce cadre, celui des règles de la tragédie, qu’on peut tenter d’en comprendre les effets sur le spectateur (en admettant que ces effets sont sans doute bien différents s’il s’agit d’un Athénien du siècle de Périclès ou d’un Français moderne, surtout s’il est imprégné d’idées psychanalytiques…).
Trois versions d’un même mythe, donc, différentes et cependant cousines. Je me propose ici de souligner quelques correspondances entre ces trois versions, mais aussi d’en montrer les décalages.
Un préalable : il peut paraître surprenant, voire choquant, que je qualifie de « mythe » la construction psychanalytique du « complexe d’Œdipe », pour reprendre la formule usuelle. Débarrassons-nous d’abord de la nuance péjorative dont le terme est affublé dans la langue courante.
Qu’est-ce donc qu’un mythe ? Voici la définition qu’en a donnée Mircea Eliade (1963) : le mythe « relate un événement qui a lieu dans un temps primordial, le temps fabuleux des commencements (et dit) comment une réalité est venue à l’existence ». Le mythe situe l’originaire de quelque chose dans le temps et par là même fonde la naissance, la nature même de ce qui est alors créé ; autrement dit, la chose est fondée dans deux dimensions complémentaires, celle de l’originel (un temps primordial) et celle de l’originaire (une réalité est venue à l’existence). Le mythe situe l’origine dans le temps, mais aussi il fonde l’essence même de ce qui alors est né. Paul Ricoeur (Encyclopaedia universalis, article « mythe ») a repris cette définition, considérant qu’il s’agit toujours de mythe des origines : « le mythe, en tant qu’histoire des origines, a essentiellement fonction d’instauration : il n’y a mythe que si l’événement fondateur n’a pas de place dans l’histoire, mais dans un temps d’avant l’histoire, in illo tempore ; c’est essentiellement le rapport de notre temps avec ce temps qui constitue le mythe […] Le mythe dit toujours comment quelque chose est né ».
Second point important, sur lequel Mircea Eliade avait insisté : pour que le mythe fonctionne, il faut qu’y croient tous les membres du groupe dont il constitue la fondation même, puisqu’à en douter ils saperaient leur existence -individuelle et collective- elle-même.
On voit que cette définition s’applique bien aux trois versions du mythe d’Œdipe. Toute la mythologie grecque, telle qu’on la trouve dans Hésiode et ensuite, dit les origines du monde, des hommes et des dieux, des cités et des institutions grecques : tout cela est ainsi fondé historiquement (c’est l’originel), dans un temps « avant l’histoire », donc en fait hors temps ; mais de plus tout cela se trouve aussi légitimé « en droit » (c’est l’originaire) ; et il s’agit bien alors de croyances partagées par l’ensemble des Grecs.
La version particulière que donne Sophocle d’un de ces mythes, celui d’Œdipe, est un roman policier écrit au présent, mais tout entier tourné vers la recherche d’une origine, celle des malheurs qui frappent Thèbes. Des malheurs auxquels Œdipe veut mettre fin en découvrant le ou les meurtriers de Laios, car l’origine est à rechercher dans ce meurtre commis quinze ans avant. Il s’agit donc bien de restituer à la mémoire un événement par quoi tout a commencé. Mais il y a une origine de cette origine : pour le spectateur du temps de Sophocle, la malédiction qui frappe Thèbes et celle qui va frapper Œdipe en victime expiatoire, c’est celle qui marque Thèbes dès ses origines. Car Œdipe, fils de Laios, fils de Labdacos, fils de Polydoros, fils de Cadmos, descend directement de ce Cadmos qui fonda Thèbes au prix d’un événement tragique, le massacre des hommes nés des dents du dragon qu’il venait de tuer… Pour le spectateur grec il n’y a guère de doute : si le drame qui frappe Œdipe est expiatoire, c’est qu’il rejoue le drame des origines de la cité. C’est sa terrible grandeur de roi rédempteur.
On retrouve là ce qui est au coeur de nombreuses pratiques thérapeutiques dans les sociétés pré-industrielles (et peut-être en quelques régions de la nôtre) : on soigne un malade lors d’une cérémonie où l’on rejoue les origines mythiques de la maladie elle-même, ce qui, espère-t-on, aura pour effet de ramener le malade à « avant » la maladie, avant sa maladie, c’est-à-dire à la santé. « Rendu symboliquement contemporain de la création du monde, le malade plonge dans la plénitude primordiale » écrit Mircea Iliade. En certains cas, le rite rejoue l’événement mythique où un personnage, un animal, etc., est origine du mal. Dans tous les cas, il s’agit de revenir à « avant ». Et Eliade précise : « un medicine man ne peut pas procéder à une cérémonie de guérison tant qu’il n’a pas subi lui-même la cérémonie ». Freud nous avait bien dit que pour exercer la psychanalyse, il faut d’abord en passer par l’analyse personnelle…
Dernier point : le spectateur de la tragédie de Sophocle y croit : non pas qu’il croie que là, devant lui, une femme vient de se pendre et un homme vient de se crever les yeux, mais il sait, il croit, aux échos que cela éveille en lui, parce que cette femme, cet homme, c’est lui ; la vraie réalité, c’est la réalité psychique. Cela s’appelle identification, mais aussi catharsis (je rappelle que le terme vient du théâtre grec antique où il signifie à peu près « purgation » : en participant au drame, le spectateur se purge de ses affects, de son angoisse, il « abréagit », dira Freud…).
Voilà donc qui nous amène au troisième mythe d’Oedipe, celui que Freud a construit, et nous après lui. On y retrouve l’essentiel de ce que je viens de dire. Freud s’illumine lorsqu’il pense avoir trouvé les « sources du Nil de la névrose », à situer dans un événement aux origines de l’hystérie – plus largement, de toute névrose de défense – à savoir une séduction traumatique lors de l’enfance. Comme nous le savons, il a très vite généralisé, en recherchant la compréhension du fonctionnement de l’appareil psychique lui-même dans la restitution de ses sources. Il écrit en 1913 dans L’intérêt de la psychanalyse : « la démarche psychanalytique consiste à ramener une formation psychique à d’autres qui ont précédé celle-ci dans le temps et à partir desquelles elle s’est développée […] La psychanalyse, depuis le tout début, a été amenée à la recherche des processus de développement. ».
Recherche des origines donc, mais qui comme toute explication par l’histoire bute sur une aporie : « c’est comme ça parce qu’avant c’était comme ça… Oui mais avant ? Eh bien avant c’était comme ça… Oui mais avant ?) » Etc. On débouche fatalement sur une explication anhistorique, sur un temps d’avant le temps, in illo tempore, en ce temps-là qui n’était pas le temps. C’est bien ce qui est arrivé à Freud lorsque, constatant que son explication par l’histoire individuelle butait sur « un résidu d’inexpliqué », il a eu recours à une autre histoire, celle des parents, celle des ancêtres, et en deçà celle de l’humanité, ce qu’il appelle improprement la phylogenèse. On voit bien chez Mélanie Klein que, à situer toujours plus tôt les débuts de tel ou tel aspect du fonctionnement psychique, on débouche sur un donné premier qui ne relève plus d’aucune explication historique (en son cas l’opposition de l’amour et de la haine). Ce que je veux souligner ici, c’est que dans la théorie freudienne l’Œdipe est au cœur de cette compréhension du fonctionnement psychique par l’histoire parce qu’il est structurant, j’y reviendrai dans un instant. Il en découle que, exactement comme dans les médecines « primitives » que j’évoquais il y a un instant, Freud a cru d’abord trouver la solution thérapeutique dans la restitution du passé et dans l’abréaction cathartique qui l’accompagne. Pour progresser dans son histoire personnelle, il faut en passer par une régression temporelle (à quoi on ajoutera régression dynamique et régression topique) après quoi on pourra repartir du bon pied et progresser. Nous savons aujourd’hui que c’est beaucoup moins simple…
Pourtant, dernier aspect de ce mythe psychanalytique, nous y croyons. On ne peut pas, je crois, faire bien son métier de psychanalyste si on ne fait pas crédit à cette construction, au cœur de toute évolution névrotique… de plus référence nécessaire de toute évolution non névrotique. Ainsi le « complexe d’Œdipe » a tous les caractères du mythe. C’est ce qui fait son pouvoir explicatif, et vous comprenez bien j’espère que dire cela n’a rien de péjoratif.
II
Œdipe est un personnage bien différent dans les trois versions du mythe que je compare, celle de la tradition populaire et des poèmes épiques de la Grèce antique, celle de Sophocle, celle de Freud.
Dans la tradition populaire, il existe de multiples variantes de l’histoire d’Œdipe, ce qui n’a rien de surprenant en ce qui concerne une histoire si souvent et si longtemps répétée en tant de lieux. Mais toujours Œdipe s’inscrit d’emblée dans une lignée tragique, celle des Labdacides, née d’un massacre ; toujours il est d’emblée voué à un destin funeste, il s’efforce d’y échapper, mais finalement arrive ce qui devait arriver, il tue son père et commet l’inceste avec sa mère. De plus, dans toutes les versions, il commet ces crimes sans le savoir, c’est plus tard qu’il prend conscience de ses forfaits et en est puni.
Sophocle, lui, a choisi de construire son histoire sur une énigme. Je vous rappelle brièvement le synopsis.
Thèbes, en proie à la peste, supplie Œdipe, son roi, de la sauver. Œdipe est un bon roi ; il envoie son beau-frère, Créon, consulter l’oracle de Delphes pour savoir ce qu’il convient de faire. Voici précisément Créon, de retour de Delphes. Apollon ordonne qu’on retrouve et qu’on punisse les assassins de Laios, le précédent roi. Œdipe se fait fort de les retrouver : n’est-il pas le grand déchiffreur d’énigmes ? Il avait autrefois répondu aux devinettes que posait la Sphynge, qui en était morte, ce qui lui avait valu l’amour de Jocaste, la femme du roi assassiné, la reconnaissance du peuple de Thèbes, la royauté… Il consulte Tiresias, le devin, qui se fait réticent ; il laisse supposer qu’il sait mais affirme qu’il vaut mieux ne pas savoir. Que fait un policier en présence d’un témoin qui se dérobe ainsi ? Il s’irrite, il flaire le coupable ; c’est ce que fait Œdipe : « tu me sembles bien avoir ourdi le crime et l’avoir perpétré » dit-il. Piqué au vif, le devin « crache le morceau », si j’ose dire, et réplique : « je t’ordonne de t’en tenir à la proclamation que tu as faite […] Car c’est toi l’impie qui souille cette terre »… Alors, remarquable surdité d’Œdipe, qui ne sait plus ce que Tiresias vient de dire, et demande « répète donc que, que je sache mieux »… Cette fois Tiresias s’exprime le plus clairement possible : « je dis que tu es le meurtrier que tu cherches »… Il va même plus loin : « je dirai qu’à ton insu tu es honteusement uni à tes plus proches et ne vois pas dans quel mal tu es »… Ainsi dès le début de la tragédie, tout est sur la table, l’énigme est résolue : le criminel, c’est le policier. Le spectateur, lui, sait bien que Tiresias a raison, que Œdipe a tué Laios son père, et que depuis des années il vit l’inceste avec sa mère, à qui il a fait quatre enfants. Ce qui le fascine, ce spectateur, c’est que Œdipe, lui, ne veut pas le savoir. Il va lutter de toute sa force de méconnaissance contre les preuves qui s’accumulent, jusqu’à la débâcle finale. C’est lorsque qu’il saura que la punition, terrible, s’abattra : Jocaste se pend, il se crève les yeux, il s’exile de Thèbes. Tant qu’il ne savait pas, il vivait innocent et heureux…
Il y a là matière à penser pour nous psychanalystes qui passons notre temps à dire à nos patients qu’il vaut mieux savoir, quoi qu’il en coûte. Nous sommes en cela fidèles à Freud, qui avait posé en principe qu’on est malade de mensonge et que la vérité guérit. Pourtant, Tiresias est malheureux, lui qui sait depuis toujours. Né homme, il est devenu femme, puis est redevenu homme : consulté par Zeus et Héra, qui se disputaient pour savoir qui de l’homme ou de la femme a le plus de plaisir en faisant l’amour, il avait imprudemment répondu que la femme a dix fois plus de plaisir que l’homme, sur quoi Héra, très en colère de voir cet imbécile révéler le secret des femmes, l’avait aveuglé ; mais Zeus, compatissant, lui avait accordé… la voyance, il était devenu devin. Depuis, Tiresias est malheureux parce qu’il ne peut pas ne pas savoir. Jocaste, elle, sait sans savoir ; elle préserve son bonheur fragile en faisant semblant de ne pas savoir. Le seul vraiment heureux dans cette histoire, c’est Œdipe protégé par sa radicale ignorance.
Par parenthèse, je vous signale que ces figures de la méconnaissance sont remarquablement bien mises en valeur par Cocteau dans sa très jolie réécriture de la tragédie de Sophocle, La machine infernale.
Comment comprendre ce refus de savoir chez Œdipe ? Refoulement, dénégation, déni, clivage ? Il y a de tout cela sans doute ; si on est psychanalyste, on est bien tenté de comprendre les mécanismes de la méconnaissance chez l’Œdipe de Sophocle ; mais l’exercice est périlleux, comme en ont témoigné de chaudes controverses entre analystes (Didier Anzieu, André Green) et hellénistes (Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet).
Voyons donc ce qu’en a fait Freud lui-même.
L’essentiel est déjà dans ce passage de la lettre à Fliess que j’ai cité tout à l’heure : Sophocle, dans sa tragédie, « a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe, et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité ». Autrement dit, ce drame, meurtre du père et inceste avec la mère, est inscrit en chacun de nous : ce que Freud appellera le Vaterkomplex, le complexe paternel, et beaucoup plus tard (en 1910 seulement) le Complexe d’Œdipe est au cœur de la psyché.
Dire ainsi, c’est vite dit ; nous savons pourtant que cela soulève bien des difficultés.
Remarquons d’abord que Freud dit que nous nous épouvantons devant la réalisation de ce rêve. Rêve de désir ? Ou bien cauchemar ? Les deux sans doute : on voit que dès le début de cette lettre de 1897 se trouve posé un problème qui va donner du fil à retordre à Freud : le rêve est réalisation de désir, certes, mais n’est-il que cela ? Comment se fait-il qu’on puisse rêver de choses angoissantes ? Et de plus, en quoi y a-t-il « réalisation » du rêve lorsqu’on regarde la tragédie de Sophocle ? Personne sans doute, à moins d’être délirant, ne pense que l’acteur qui joue Œdipe se crève réellement les yeux, que l’actrice qui joue Jocaste se pend réellement, et qu’un souhait de mort fasse réellement mourir… La « réalisation du rêve » dont parle Freud, c’est évidemment l’activation de « représentations investies d’affect », c’est une réalisation dans l’espace de la représentation, de l’imaginaire, du fantasme, avec une vivacité telle que c’est vécu comme « pour de vrai », ainsi que le disent si bien les enfants : la réalité dont il s’agit, c’est la réalité psychique. Freud reviendra souvent sur ces questions, en particulier, en ce qui concerne le rêve, vingt ans plus tard, dans le « Complément métapsychologie que à la doctrine du rêve ».
On voit bien ici, dès cette remarque par laquelle Freud fonde son Oedipe, en quoi va consister le malentendu entre psychanalystes et hellénistes. Ces derniers, en particulier Vernant et Vidal-Naquet, ont reproché à Freud et à ses supporters (notamment un Anzieu peut-être un peu imprudent, et Green) d’avoir interprété en fonction de leurs a priori doctrinaires un personnage de la Grèce antique qui ne peut être compris que dans le contexte de la culture de cette Grèce là. Sans doute… Mais l’Oedipe des psychanalystes est un autre personnage, qui, lui, ne peut être compris que dans le contexte de la dynamique psychique. Il s’agit bien d’un malentendu.
D’ailleurs, s’agit-il de quelque chose qu’il soit nécessaire de baptiser du nom de ce héros éponyme, Œdipe ? Ernest Jones, peut-être un peu piqué dans son orgueil britannique, avait soutenu que cela aurait bien pu s’appeler le « complexe de Hamlet ». Il s’agit bien en effet dans Hamlet de meurtre du père. Le père de Hamlet a été tué par son propre frère, Claudius, oncle de Hamlet. Hamlet ne peut plus penser à autre chose, car, soupçonne le psychanalyste, il s’épouvante devant la réalisation de son propre désir… Il rêve pour reprendre les termes de Freud, de punir ce meurtre en tuant Claudius, mais c’est un adolescent douteur qui s’effraie ; et voici un beau déplacement quant au but : son acte dérape, il tue un vieux un peu ridicule, Polonius. Mais il tient à sa vengeance et il adopte une voie détournée : pour que la vérité éclate aux yeux de tous, il provoque une réalisation théâtrale où des comédiens montrent, d’ailleurs à leur insu, comment Claudius a assassiné son frère, le père de Hamlet. Tous s’épouvantent devant cette « réalisation » du rêve, pour reprendre les termes de Freud ; entendre ici le terme « réalisation » au sens où je l’ai précisé il y a un instant : il s’agit de réalisation dans l’espace de l’imaginaire, du fantasme, dans l’espace intra-psychique, grâce à ce qui en est donné à percevoir dans l’espace scénique. Si nous en avions le loisir, je soulignerais que ceci est central dans la pratique du psychodrame psychanalytique, mais nous n’avons pas ce loisir. Revenons donc à Hamlet.
À la fin du drame de Shakespeare, Hamlet atteint son but, même s’il en meurt : Claudius est tué, la vengeance est accomplie… mais Gertrude, sa mère, meurt aussi. Or, pendant toute la tragédie, il n’a cessé de lui reprocher amèrement sa trahison, d’avoir été complice de Claudius, son amant, dans l’assassinat de son mari. Comment ne pas soupçonner que Hamlet nourrit sa haine de la déception de son propre désir, c'est-à-dire comment ne pas en soupçonner la tonalité incestueuse ?
Ainsi, Jones peut à bon droit dire qu’on aurait pu parler de « complexe de Hamlet » aussi bien que de « complexe d’Œdipe ». Remarquons cependant qu’ici tout le monde meurt : non seulement le père, mais aussi deux de ses substituts, Claudius le beau-père assassin (Hamlet est plusieurs fois sommé de l’appeler « père ») et Polonius, le père de sa fiancée Ophélie. Le père meurt ainsi trois fois, mais meurent aussi la mère, Gertrude, et le fils, Hamlet lui-même. Cela débouche sur la mort des trois protagonistes, le père, la mère, le fils… A cet égard le drame est plus parfait que chez Sophocle…
Car ce que Freud a longtemps appelé le « complexe paternel » met en jeu, d’emblée, trois personnages. Et si l’on cherche des références dans les mythologies, les traditions populaires, la littérature et le théâtre, on voit bien qu’abondent les histoires où chacun de ces trois protagonistes du drame peut être objet de désirs de meurtre et mourir de la main des deux autres.
La mythologie grecque est pleine de meurtres en famille, et le matricide et le filicide y sont tout autant présents que le parricide.
Voici, en résumé, la terrible histoire que met en scène Eschyle dans sa trilogie composant L’Orestie (Agamemnon, les Choéphores, les Euménides). Pélops avait deux fils, deux jumeaux, Atrée et Thyeste, qui s’entendaient fort mal. Un jour, Atrée commet un crime abominable : il tue les enfants de son frère et les lui sert à dîner, sans dire de quelle viande il s’agit… Cela commence donc par le meurtre des fils. Mais un autre fils de Thyeste, Egisthe, venge son père en tuant on oncle, Atrée ; plus tard, cet Egisthe, devenu l’amant de Clytemnestre et poussé par elle, tuera Agamemnon, le mari de Clytemnestre de retour de Troie. Cela déplaît beaucoup aux enfants d’Agamemnon, Electre et Oreste ; Oreste ? poussé par sa sœur, tue sa mère, Clytemnestre, et son amant Egisthe, comme le fera Hamlet vingt siècles plus tard. Il en sera puni par les Erynnies, des furies appelées par antiphrase « les Bienveillantes », puis pardonné par Apollon, instigateur premier du drame.
Freud n’a guère à ma connaissance envisagé le thème du matricide, même sous la forme de souhaits de mort dirigés contre la mère ; je n’en ai guère trouvé mention que dans la conférence de 1931 sur la sexualité féminine, dans le cas particulier de la fille, et encore s’agit-il alors d’une réaction de la fille aux souhaits de mort que sa mère dirigerait contre elle… Par contre, on sait à quel point la dramaturgie kleinienne est digne du drame des Atrides : aux aubes de la vie psychique, l’enfant et la mère sous la forme archaïque du sein ne cessent de s’attaquer, de se dévorer, de se détruire.
Quant au meurtre des fils, remarquons qu’il est de tous temps, et aujourd’hui encore d’une grande banalité : les guerres sont très généralement préparées et conduites par des gens d’âge et d’expérience qui envoient y mourir des jeunes gens. Faut-il rappeler que le christianisme est basé sur une histoire de fils sacrifié par son père ? Jésus et Œdipe sont tous deux inexorablement condamnés par leur père. Dans les deux cas le sacrifice est rédempteur. Cela fait partie du dogme dans le cas de Jésus ; mais c’est vrai aussi dans le cas d’Œdipe, car le but fixé par Apollon est atteint : l’assassin de Laios est puni, Thèbes est délivrée de la peste. On peut même prolonger le parallèle, car dans les deux cas la condition nécessaire pour que ce destin du fils se réalise, c’est qu’il soit innocent. Jésus, le divin agneau qui prend sur lui tous les péchés du monde, l’est de toute évidence, mais aussi Œdipe, qui ne devient coupable et n’est puni que lorsqu’il se découvre assassin de son père et fils incestueux.
Ce thème du meurtre du fils avait été remarquablement argumenté par Jacques Bril dans un ouvrage intitulé L’affaire Hildenbrandt, du nom d’une légende nordique relatant un combat où un fils tue son père.
III
La problématique que nous appelons œdipienne concerne donc d’emblée trois personnages, le père, la mère et l’enfant. Ainsi qu’il apparaît au panorama que je viens d’esquisser, leurs relations sont passionnées, en tous les sens du terme ; je rappelle que la passion, c’est le maximum de la flamme amoureuse, c’est une incandescence de l’activité psychique, mais c’est aussi l’extrême de la souffrance subie, de la passivité douloureuse. Sur toute l’échelle de la passivité-activité, c’est une affaire d’amour et de haine. Aimer, c’est souhaiter le rapprochement avec l’objet de la flamme, jusqu’à réaliser peut-être le rêve de la béatitude fusionnelle ; haïr, c’est souhaiter éloigner l’objet, et plus radicalement, le détruire. Cela se joue dans l’ordre de la psychosexualité, sachant la bisexualité de tout être humain.
Or deux sont de même sexe, mais pas le troisième, deux sont de la même génération, mais pas le troisième. Il en résulte que tout le drame peut être écrit dans une géométrie élémentaire, celle d’un triangle dont les trois sommets sont le père, la mère et l’enfant. Deux se rapprochent et mettent à distance le troisième considéré comme rival. Il y a trois cas de figure possibles :
1. l’enfant, un garçon, se rapproche de la mère, et le père est mis à distance, « tué » (mais ici entendre les guillemets autour de « tué ») : c’est l’Œdipe décrit par Freud dès 1897 et remarquablement illustré par le cas du petit Hans en 1909.
2. ce garçon, dans un tout autre mouvement, se rapproche de son père, et c’est la mère qu’on éloigne comme inopportune : c’est l’Œdipe fâcheusement dit « négatif » ou « inversé » (termes assez mal choisis mais classiques), dont Freud découvre plus tard l’importance. Les oscillations de ces deux « versants » de l’Œdipe sont remarquablement décrites dans le texte sur l’Homme aux Loups (1918), en liaison avec le troisième cas de figure, celui où le père et la mère se rapprochent et excluent l’enfant.
3. Ce troisième cas de figure, c’est la « scène primitive » de leurs rapports sexuels, et plus précisément de celui qui a créé l’enfant.
Il pourrait sembler que j’édulcore en parlant ici de « rapprochement » et d’ « éloignement », en disant que le ou la rivale est « inopportun » ; mais c’est bien la réalité des relations intrafamiliales quotidiennes pour qui sait les voir. Cela n’exclut nullement, au contraire cela suppose, que la fantasmatique sous-jacente est beaucoup plus violente, qu’elle est bien dans la dimension de l’amour et de la haine, ainsi que Freud l’avait souligné en 1915 dans « Pulsions et destins des pulsions » ; on sait quels développements Melanie Klein devait donner à ce qu’apportait ce texte.
Si les conflits qui se développent de chaque côté de ce triangle peuvent devenir aussi vifs, c’est qu’il s’agit, fondamentalement, de désir et d’interdit.
Cette conflictualité est fondatrice du psychisme humain, et par là-même universelle : tout être humain est ainsi construit (à de rares exceptions près, de l’ordre de graves altérations pathologiques). On se souvient des objections autrefois formulées par certains anthropologues, comme Malinowsky : il existe des sociétés qui ne sont pas centrées comme la nôtre sur la cellule familiale restreinte à trois personnages ; il existe des sociétés où nos interdits sont inconnus, etc. Mais tout ceci est bien dépassé, parce qu’il n’existe certainement aucune société sans interdit, et parce que l’interdit des interdits, à en croire Claude Levi-Strauss, est l’interdit de l’inceste, c'est-à-dire, sous peine des pires châtiments, l’interdiction de relations sexuelles avec tel homme, telle femme, très précisément désignés. Il est relativement secondaire que la personne interdite soit le père, ou l’oncle, ou la sœur, ou quelqu’un qui a le même animal totémique que vous ; l’important, c’est que cette personne soit interdite, et que par là même la transgression soit possible, et tentante. Le désir et l’interdit sont complémentaires.
Ainsi, toujours, se construit le triangle fondateur. Deux choses sont sûres, partout, toujours. La première, c’est que l’enfant se sait né d’une femme que tout lui désigne comme sa mère. La seconde, c’est que la réalisation de certains désirs lui est interdite, et d’abord la réalisation des désirs sexuels avec cette femme là. Mais qui incarne et signifie l’interdit ? C’est très variable d’une société à l’autre, et assez secondaire ; l’important, c’est qu’existe ce troisième terme, qui après la symbiose originelle mère-enfant, va jouer comme séparateur et constituer un facteur essentiel d’individuation. C’est ce qui organise la construction du psychisme, avec le symbolisme qui en est le complément nécessaire et qui constitue certainement l’autre caractéristique fondamentale de l’homme (on pense ici aux travaux de Françoise Héritier). Lorsqu’on dit que « l’Œdipe est structurant », c’est cela qu’on exprime.
J’ai le sentiment de n’avoir en tout ceci qu’effleuré le problème. Car cet Œdipe que j’ai désigné comme incarnant notre mythe psychanalytique est un personnage bien difficile à préciser. Voici quelques unes des questions ouvertes.
- Qu’est-ce qui fonde l’universalité de l’Œdipe ? Freud a tenté de répondre par une fiction préhistorique qu’on trouve à la fin de Totem et Tabou (1912-1913) : en des temps très anciens, les humains étaient organisés en une « horde primitive » dominée par un grand mâle despotique qui monopolisait les femmes et en écartait les fils au prix de leur castration. Ceux-ci un jour se sont révoltés, ont tué le père et ont conquis l’accès aux femmes. Mais depuis la culpabilité de ce crime originel les poursuit. Transmis de génération en génération, le conflit du désir et de l’interdit dominé par cette culpabilité du meurtre du père renaît en chacun : c’est le complexe d’Œdipe… Cette fiction préhistorique ne peut guère être retenue ; il se pourrait cependant que, comme cela lui arrive assez souvent, Freud ait raisonné juste sur une figure fausse…
- Le développement de l’appareil psychique ne se borne pas, bien entendu, à l’émergence de la problématique oedipienne. Le schéma général auquel parviendra Freud décrira une succession de phases d’organisation caractérisées tout à la fois par le primat d’une zone érogène et par un certain mode de relations objectales : organisations orale, anale, phallique sous le primat du pénis, puis, après une période de latence, organisation génitale adulte. C’est lors de la phase phallique que le conflit oedipien atteint sa plus grande vivacité ; c’est alors que les désirs sexuels pour le parent de sexe opposé sont les plus vifs, et plus vive l’angoisse de castration, l’enfant redoutant la vengeance du parent rival. Ce schéma est très généralement accepté aujourd’hui ; il faut cependant rappeler l’ampleur des développements considérables qui ont concerné, d’une part les phases pré-œdipiennes, et d’autre part les modalités déviantes de structuration que sont les états limites, les psychoses de l’enfance, les organisations sur un mode pervers, etc.
- Tel est le schéma général du développement. Le complexe d’Œdipe disparaît-il pour autant ? Le texte que Freud intitule, précisément, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924) pourrait le laisser croire. Il y décrit la façon dont le complexe « disparaît » lorsque « le temps de sa dissolution est venu, tout comme tombent les dents de lait quand poussent les dents définitives ». On ne peut pas croire cependant que Freud renonce là à sa thèse majeure, selon laquelle le complexe d’Œdipe est l’ossature même du psychisme humain. Ce qui disparaît c’est, sous l’effet du refoulement, le conflit oedipien sous sa forme infantile aiguë, et non le mode d’organisation qui en résulte.
- Que se passe-t-il si l’enfant est une fille ? Freud était bien embarrassé par cette question. Il s’est d’abord borné à répondre que c’est la même chose que pour le garçon, mutatis mutandis… la question restant de savoir ce qu’il faut permuter. Il a ensuite tenté de meilleures réponses. Envie du pénis chez la fille, désir d’enfant comme équivalent de ce pénis absent, et désir que ce soit un don du père, problématique de la castration bien différente dans les deux sexes, car si le garçon redoute de perdre cet organe si précieux, c’est déjà fait pour la fille… changement d’objet plus complexe et plus difficile pour la fille… Etc. La question reste délicate ; même si des contributions notables ont été ici apportées par des psychanalystes femmes (Hélène Deutsch, Janine Chasseguet-Smirgel et bien d’autres), cette question, évidemment liée à ce que Freud désignait comme le « continent noir » de la féminité, reste ouverte.
- En tout ceci, j’ai choisi de développer et comparer trois figures d’Œdipe, celle des Grecs d’autrefois, celle de Sophocle, celle de Freud, et j’ai dans les trois cas parlé de « mythe ». S’agissant de l’Œdipe des psychanalystes, il serait plus classique de parler de « théorie ». Il s’agit en effet d’une construction théorique destinée à rendre intelligibles certains aspects du réel, en l’espèce ce que le patient exprime dans la situation analytique, et plus largement ce dont témoigne tout être humain. Mais il n’y a pas en fait tant d’écart entre le mythe et la théorie : l’un et l’autre se donnent comme des instruments de compréhension du monde, l’un et l’autre demandent qu’on leur fasse crédit. Il y a pourtant une grande différence : le mythe ne supporte pas en principe qu’on le mette en doute, alors que, tout au contraire, il n’est de théorie qui vaille qu’à être mise en doute. De plus, le mythe se construit au gré du désir, tandis qu’une théorie bien faite se construit en fonction de règles précises, même si elle a aussi besoin du désir pour éclore. Il y a là une question majeure d’épistémologie, que je me bornerai ici à signaler.
On pourrait allonger cette liste des problèmes à mettre en discussion… mais l’essentiel de la littérature analytique y passerait ! Je terminerai donc par cette profession de foi : il est de bon ton depuis quelque temps de dire qu’on rencontre de moins en moins d’organisations oedipiennes, et de plus en plus de « cas difficiles » qui relèvent d’autres modèles. Certes, le patient ordinaire a changé depuis quelques décennies. Je pense cependant que « notre » Œdipe reste un instrument majeur de la théorie et de la pratique analytiques, fût-ce pour apprécier ce qui n’est pas oedipien. Cela doit rester notre référence centrale, sans quoi notre pensée et notre pratique elles-mêmes risqueraient de flirter dangereusement avec leurs limites…
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 18 octobre 2012