Préalable méthodologique
La question de la psychothérapie devient cruciale à l’heure actuelle, elle l’est d’autant plus que si les “psychothérapeutes” et les pratiques psychothérapeutiques se développent la “théorie” générale de la psychothérapie ne suit pas la même courbe de développement. J’entends ici par théorie générale de la psychothérapie une “théorie” qui chercherait à rendre compte, ou du moins à commencer à rendre compte, des enjeux et processus qui lui sont spécifiques, quel que soit son dispositif singulier (individu, groupe, institution etc. ) ou quels que soit les sujets auxquels elle s’adresse (enfant, adulte, couple, groupe, ou suivant un autre type de classification, autiste, psychotique, border-line, délinquant, névrotique etc..) ou encore quelle que soit la référence théorique propre de celui qui l’exerce. Quand je dis que la théorie ne suit pas je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de théories mais au contraire qu’il y en a trop et surtout qu’elles sont trop partielles trop “régionales” et qu’elles ne peuvent être référentielles pour une réflexion sur la psychothérapie en général. Le simple énoncé de la question fait frémir, elle embrasse un tel champ qu’elle semble décourager d’emblée la tentative, la babélisation des pratiques et des références semble telle qu’aucune théorie, de quelque obédience qu’elle soit, ne semble en mesure de commencer à être en mesure de fournir quelque repère pour faire avancer la question. Celle-ci est cependant urgente et indispensable pour penser la formation des psychologues cliniciens aux pratiques et traitements de psychothérapie, et il est nécessaire de mettre en débat un certain nombre de propositions générales qui visent à délimiter le champ et à accroître son identification voire son identité.
Une première remarque destinée à baliser le champ problématique sera de repérer la place de fait quand même prépondérante de la pensée psychanalytique et de ses dérivés dans l’ensemble des pratiques concrètes de la psychothérapie en France actuellement. Soit que la référence à la psychanalyse comme théorie du fonctionnement psychique soit organisatrice de la manière dont les psychothérapeutes pensent leur action, soit que la référence à la pratique psychanalytique ne serve d’horizon élaboratif ou idéal implicite aux dispositifs de soins mis en place, qu’ils s’en inspirent peu ou prou, soit enfin que les deux ne se combinent dans les “bricolages” singuliers que les praticiens mettent en œuvre. Cette référence à la psychanalyse ne doit cependant pas faire confondre tout ce qui s’organise au nom de la référence psychanalytique avec la psychanalyse elle-même, pas plus qu’elle ne doit aboutir à répudier d’emblée de la réflexion l’ensemble des pratiques et théories qui ne se réfèrent pas formellement à la psychanalyse. Certaines d’entre elles sont pensables à l’aide de la psychanalyse qui peut proposer une théorie de leur efficace sans pour autant chercher à les récupérer sous sa bannière. Cependant on peut aussi considérer que la place prépondérante de la référence à la psychanalyse comme théorie générale du fonctionnement psychique provient de ce qu’elle seule tente de rendre compte de l’intégralité du fonctionnement psychique aussi bien normal que pathologique, qu’elle est la théorie la plus complète et surtout la plus avancée dont nous disposons à l’heure actuelle, et qu’elle peut même servir à penser des pratiques et des théories non psychanalytiques, qu’elle ouvre sur une méthode d’observation et sur une clinique générale des théories de la souffrance psychique et des pratiques du soin à lui apporter.
C’est à condition d’avoir placé la question de la réflexion permanente sur ses conditions de possibilités, sur ses fondements, de s’être organisée dans et par cette réflexion et cette aufhebung d’elle-même que la psychanalyse a gagné la possibilité d’adopter un point de vue pertinent sur les pratiques des psychothérapies psychodynamiques en général. C’est parce qu’elle a laissé en permanence ouverte sa réflexion épistémologique et clinique sur ses propres dispositifs et ses propres processus, qu’elle se présente comme la plus disposée à servir de référentiel pour proposer des repères identitaires pour les psychothérapies centrées sur la mise en œuvre de processus psychodynamiques. C’est encore à condition que la réflexion sur ses processus auto-méta se poursuive et continue de se creuser qu’elle pourra continuer de conserver cette place référentielle, c’est à dire aussi en acceptant de continuer de se laisser interroger par des faits cliniques soulignés dans d’autres approches que la sienne (pédiatrie, expérimentation, psychothérapies de groupe, observation directe des interactions précoces, neurosciences etc…) et de tenter d’en rendre compte à l’aide de son corpus théorique ou d’accepter d’ajuster ce qui de celui-ci semblerait alors inadéquat ou trop partiel, qu’elle pourra rester à cette place référentielle et organisatrice de la psychothérapie psychodynamique et de la psychologie clinique.
S’il y a donc à chercher sur quel corpus théorique s’appuyer pour tenter cette approche générale de la psychothérapie psychodynamique, il me semble que c’est sur la psychanalyse entendue au sens où je l’ai compris plus haut qu’il faut quand même se diriger. S’il apparaît à l’usage qu’un autre corpus se montre plus conséquent et que la psychanalyse n’a qu’une vue plus “régionale” de la vie psychique qu’une autre nouvelle théorie, cette position devra être sans doute réinterrogée, mais ce n’est pas le cas dans la situation actuelle.
Cependant un travail doit être effectué sur et à partir de la psychanalyse elle-même pour que celle-ci remplisse son office. À partir de ce que la pratique et la théorie de celle-ci ont pu montrer, il faut encore extraire les principes généraux qui s’appliquent à l’ensemble du champ de la thérapie psychodynamique et ceux qui ne sont que relatifs à certains modes de dispositif ou à certains types spécifiques de processus de soin, c’est cela le travail auto-méta. Ce travail d’extraction doit être effectué dans la dialectique même de la démarche, c’est à dire que c’est dans la rencontre de la psychanalyse avec d’autres dispositifs de soins que se précise ce qui est propre à chaque dispositif et ce qui est général et généralisable. Ainsi par exemple, mais il est central, le concept de transfert n’est pas propre à la situation psychanalytique originaire, il définit une aptitude générale de la psyché à répéter ce qui a et n’a pas eu lieu d’essentiel pour la subjectivité et la vie psychique d’un sujet, mais par contre la manière dont il va être « utilisé » dans l’espace psychothérapique va être un déterminant spécifique de celui-ci. Il faudra alors théoriser les modes d’utilisation du transfert, théoriser son « maniement » spécifique à chaque dispositif ou à chaque type de pratique, mais aussi théoriser ses modes privilégiés d’expression et de manifestation dans chaque dispositif spécifique. Nul doute que la psychanalyse à se transférer ainsi dans d’autres dispositifs que celui de son origine s’en trouve quelque peu transformée en retour, épurée par sa confrontation aux autres modes de fonctionnement de la psyché en situation clinique. D’ores et déjà la psychanalyse a fait la preuve de son heuristique à se transférer dans le monde de l’enfance ou dans celui de la psychose, à se transformer pour s’adapter au couple, au groupe, à l’institution en s’enrichissant dans ces différentes transpositions sans pour autant céder sur l’essentiel de ses hypothèses constitutives. Ce préambule terminé il nous faut essayer de commencer à baliser quelques repères et quelques jalons pour cette théorie de la psychothérapie psychodynamique.
Théories de la souffrance et théories du soin
Une première direction de travail peut être fournie par la réflexion et l’interrogation sur les “théories” de la souffrance sous-jacentes aux dispositifs et aux pratiques thérapeutiques. Celles-ci sont d’ailleurs largement solidaires des “théories” du soin qui organisent les pratiques thérapeutiques. Issues comme nous le verrons et dérivées des théories sexuelles infantiles. Les théories de la souffrance, de ses origines de ses causes et finalités, impliquent en effet complémentairement des “théories” du soin ou du type de “soulagement” à apporter à la souffrance, du type de “solutions” à mettre en œuvre pour pallier aux causes et effets supposés de celle-ci. J’ai pu montrer ailleurs [1]1. Comment la création de la psychanalyse, à partir de l’hypnose des origines, résultait d’une mutation des théories sexuelles infantiles implicites dans la méthode et le dispositif de la cure [2]2 Le changement dans les théories de la souffrance et du soin entraîne une inflexion des pratiques, cela va de soi, mais ce qui est déterminent dans ces théories ce sont les “théories sexuelles infantiles ” qui leur sont sous-jacentes et implicites.
Les “théories sexuelles infantiles” ne sont en effet pas que des théories de l’origine de la différence des sexes ou de la différence de générations, elles sont aussi plus largement des “théories” psychologiques nécessaires à l’enfant pour le travail de mise en sens de tout ce à quoi il est confronté, douleur, plaisir, fonctionnement du moi, soin, bien, mal etc. Il y a ainsi aussi des théories sexuelles infantiles de la douleur, du plaisir [3]3, des théories “métapsychologiques infantiles” du fonctionnement psychique, ou du “moi”. Les “théories” sexuelles infantiles et leurs dérivées concernant l’ensemble du fonctionnement psychologique, ce sont les organisateurs des modalités de symbolisation infantile, les organisateurs du travail de mise en sens dans l’enfance de l’expérience subjective vécue. En ce sens leurs configurations sont essentielles pour approcher et traiter ce qui est issu de ce travail de l’enfance et de l’infantile et qui, refoulé ou clivé, infiltre le présent de la souffrance du sujet en demande de soin.
Les patients ont eux aussi leurs « théories » de ce qui souffre en eux, de ce qui demande secours et aide, de ce qui infiltre les difficultés pour lesquelles ils consultent. La demande de psychothérapie, le choix du praticien et du type de pratique à laquelle s’adresser dépendent souvent en grande partie, quand l’information est disponible, de ce qui est appréhendable des théories sous-jacentes à l’offre de soin. Ceux qui ne différencient que très mal psyché et soma s’adresseront ainsi sans doute de préférence aux médecins ou à ceux qui font directement dériver leurs soins de pratiques “corporelles” ou “somatiques”. D’autres, à l’inverse, qui confèrent une certaine toute puissance au destin et la psyché, chercheront dans les pratiques « magiques » (voyance, spiritisme, magnétisme, sectes, etc.) ou dérivées (hypnose et ses variantes modernes, sophrologie, bio-énergie, méditation transcendantale etc.) une issue à leur mal actuel.
Historiquement différentes polarités principales se sont disputées la référence implicite des pratiques de soin dominantes, elles s’articulent et se combinent dans les théories du soin et les pratiques.
Une première théorie, dans une lignée orale, est fondée sur l’intériorisation. Pour lutter contre l’état de détresse impuissante face à des agents extérieurs il faut et il suffit de « mettre au-dedans » la source du mal, de l’immobiliser et de le maîtriser ainsi. Le sujet se fait l’agent de ce à quoi il est assujetti, il incorpore le mal pour se soigner du mal de la passivité et de l’impuissance, il « devient » le mal auquel il ne peut se soustraire. C’est sans doute, en-deçà de toute théorisation représentée véritable, le premier et le plus fondamental moyen de tenter de se traiter. S Fraiberg, quand elle étudie les premiers moyens mis en œuvre par les bébés, à la limite du psychisme, souligne l’importance de ce processus de traitement par le retournement contre soi. Le masochisme et l’identification à l’agresseur sont sans doute des formes sophistiquées de cette première modalité d’auto-cure.
La suivante, inverse de la première et qui souvent lui est couplée, est fondée sur l’idée d’un mal qui se présente comme un trop plein interne qu’il faut, d’une manière ou d’une autre parvenir à évacuer, à enlever, à “soulager”. Les théories sexuelles infantiles anales donnent souvent forme organisatrice à cette via di levare. Il y a différentes “théories” du soulagement depuis la théorie “cathartique”, celle de l’évacuation du mal au-dehors, en passant par toutes les variantes de cette évacuation -détournement, refoulement, retournement- ou toutes les formes qu’elle peut prendre -catharsis émotionnelle, corporelle, verbale, comportementale, interactive, intersubjective. Évacuation hors de la psyché, évacuation hors du soi, évacuation hors de la subjectivité, maîtrise consécutive de ce qui est évacué, dans l’inconscient, dans le corps, dans l’autre, alternent alors ou se combinent dans des formes qui placent au centre du champ ce que les Kleinniens théorisent sous l’appellation d’identification projective. La difficulté, on le sait est que ce qui a été ainsi évacué tend à faire retour et que l’opération doit être, là encore suivant le modèle typique de l’analité et du rythme anal, renouvelée régulièrement. La seconde est dérivée des théories sexuelles infantiles sur l’axe oral-phallique. On souffre par et dans le manque, par et dans l’incomplétude. Cet “en moins” s’intrique à la blessure du sexe et du sexuel, de la “sexion” de la différence, et on cherche à se guérir alors par l’amour ou l’une de ses formes dérivées, on cherche à se guérir par le sexuel ou la tendresse, on cherche à se guérir par comblement des manques ou des différences, via de pore. On reconnaît là, par exemple, la “théorie” de la castration et son rôle organisateur ou réorganisateur pour la psyché infantile, et d’une manière générale la fantasmatique et les contenus dérivés des fantasmes originaires, mais aussi en direct ou régressivement les théories “orales” du soin par comblement.
Une troisième théorie infantile du soin, une troisième composante des théories infantiles du soin que la fantasmatique originaire et de nombreux mythes (M. Éliade [4]4) mettent en scène, concerne le retour aux origines. On se soigne dans/par le retour aux origines, par une forme ou une autre de régression. Retrouver l’origine, se réoriginer, recommencer une nouvelle fois, autrement, retourner le cours des choses et au passage traiter culpabilité et causalité toujours connectées à la question des origines [5].5
Une quatrième “théorie infantile” du soin, présente derrière la talking cure ou chimney swiping, ou encore dans les cures chammaniques décrites par C Levi-Strauss [6]6 confère à la mise en récit mimétique [7]7 la valeur d’une “efficacité symbolique”. Il s’agira donc de dire, de narrer le parcours, de le figurer et ainsi le re-parcourir autrement dans le dire, dans la mimésis d’un récit.
Dans ces deux dernières formes l’accent est mis sur la “trans-formation” de l’histoire vécue par la reprise actuelle et la symbolisation au sein de l’espace thérapeutique.
On pourrait sans doute prolonger ce relevé qui n’a rien d’exhaustif et n’est là que pour faire sentir combien chacune des “théories infantiles” ou “primitive” du soin évoquées a apporté sa contribution à la structuration des techniques de la psychothérapie. Nous évoquerons plus loin « l’activité libre spontanée » des nourrissons (E. Pikler) et ses liens avec le jeu et l’association libre.
Pour l’instant ce qu’il est important de souligner c’est que la psychothérapie moderne, et principalement à partir de la psychanalyse, est fondée surl’aufhebung des théories sexuelles infantiles du soin, sur une déconstruction et une reprise élaborative de ce que celles-ci contenaient de “vérité historique” de la subjectivité, de la psyché et de son fonctionnement.
Il est d’ailleurs notable à cet égard, mais la remarque en est rare dans la littérature, que les deux premières cures historiques de “psycho-analyse”, celle d’Anna O. par J Breuer et celle d’Emmy Von N par Freud, sont des cures de la situation de soin elle-même, l’exploration thérapeutique portant sur l’effet du soin lui-même. Anna O. tombe malade en soignant son père, Emmy en soignant son mari -qui pourrait être son père tant l’écart d’âge entre eux est important- Breuer et Freud les soignent de la manière dont elles ont et se sont soignées, c’est à dire aussi de leur « théorie » du soin. C’est cette position d’emblée « méta » qui est organisatrice des théories élaborées du soin comme nous le soulignerons plus loin. On se soigne des théories sexuelles infantiles du soin, on s’en soigne en les dépassant dialectiquement.
Nous disions donc que la psychothérapie moderne et systématisée dans les pratiques s’est fondée sur l’aufhebung des théories sexuelles infantiles ; elle a historiquement effectué ce travail de déconstruction en réintroduisant la temporalité absente du sexuel infantile narcissique et hors temps, en réintroduisant dans le sexuel infantile la catégorie “secondaire” du temps chronologique. En ce sens l’énoncé inaugural et fondateur fut celui proposé dès 1893 par Freud à propos de l’hystérie. « L’hystérique souffre de réminiscence ». En désignant comme “réminiscences” ce qui est à l’origine de la souffrance psychopathologique, l’énoncé fonde de fait une différenciation passé/présent et une articulation-confusion entre les deux. En introduisant la temporalité la théorie du soin a défini l’atemporalité ou la confusion temporelle comme la caractéristique centrale de la souffrance psychique traitable, elle reprend ainsi la “théorie” du retour à l’origine, celle de la régression, dans un autre sens que celui du Mythe primitif. Et ce qui vaut en 1893 pour l’hystérique va être ensuite généralisé à l’ensemble du champ. On pourrait en effet montrer que ce qui est avancé à propos de la seule hystérie en 1893 sera petit à petit généralisé par Freud à l’ensemble de la souffrance “psychopathologique” jusqu’en 1938 où Freud étend à la psychose elle-même sa formulation première. On souffre toujours de réminiscence, de différents types de réminiscences selon que notre souffrance est névrotique, narcissique ou psychotique, mais toujours de réminiscence, de réminiscence de l’infantile ou du préhistorique en nous. On souffre du transfert du passé dans le présent, on souffre du trop-plein ou du trop de manque du passé, on souffre de l’inapproprié du passé, de l’inappropriable du passé.
Une première “théorie” du soin s’en est historiquement naturellement déduite, “on guérit en se souvenant”. Et en se souvenant on met en récit mimétique l’origine, on symbolise ce qui en a été absent.
L’apparente simplicité de la formule cachait cependant une complexité que la pratique et l’histoire de celle-ci ont progressivement mise en lumière. Qu’est-ce que se “souvenir”, que signifie guérir en se souvenant, ou encore que signifie la remémoration visée par le processus thérapeutique, quel est l’enjeu de ce travail de mémoire, quelles transformations se produisent-elles alors ? La complexité de ces questions a souvent abusé les commentateurs et est à la source de nombreux malentendus. Se remémorer, se “souvenir” ce n’est pas simplement évoquer le passé comme passé, ce n’est pas simplement découvrir que ce que l’on croyait actuel et présent cachait en fait un moment de l’histoire passée, présent et encore actif en soi [8]8. C’est cela mais pas que cela. Se remémorer, c’est remettre en mémoire c’est-à-dire aussi réactualiser, rejouer là maintenant ce qui a pris naissance ailleurs et autrefois, c’est le répéter pour le rejouer, le jouer autrement et avec quelqu’un d’autre, c’est réorganiser « le tableau des années oubliées ». D’abord en en percevant, en en découvrant maintenant les enjeux narcissiques et pulsionnels cachés ou clivés, ensuite en en percevant ou en en découvrant les effets sur soi, son actualité, son présent et le présent de son désir. Se remémorer c’est permettre à ce qui de l’histoire n’a pas pu déployer ses attendus, ses implicites, ses potentiels, de trouver matière à s’accomplir, de trouver son lieu psychique d’inscription et d’introjection.
Car quand on souffre de réminiscence on ne souffre pas de ce qui a pu avoir lieu en un autre temps et avec d’autres, on souffre plutôt de ce qui n’a pas pu avoir lieu en ce temps-là, de ce qui des potentialités contenues dans l’événement ou l’accident de vie n’a jamais pu s’accomplir et s’intégrer dans la subjectivité. Et quand le travail de remémoration s’effectue il permet d’avoir lieu, d’actualiser dans le récit ce qui était en souffrance d’appropriation subjective, quand on se remémore on reconstruit et déploie ce qui n’a pu avoir lieu, on rejoue mimétiquement l’absent de soi. On souffre du non-symbolisé de l’histoire, on souffre de l’insensé de soi et de son histoire, de ce qui n’a pu être subjectivement approprié, de ce qui s’est ou a été absenté de soi. On souffre du non-approprié de l’histoire, dans toute la polysémie du terme, on guérit en se remémorant, en se remémorant on rejoue, en rejouant on symbolise. Tel pourrait être le processus de fondement actuel de la théorie du soin, des théories du soin sous-jacentes aux psychothérapies, transformer par le jeu et la symbolisation l’expérience subjective vécue, la transformer pour pouvoir l’oublier tout en la conservant, la transformer pour pouvoir se l’approprier et l’intégrer dans la trame vivante de son présent. Ceci ne veut bien évidemment pas dire que l’actualité du sujet n’a pas à être entendue et prise en compte, qu’elle doive être négligée au nom de la seule histoire ou préhistoire infantile du sujet, que l’on doive négliger ce qui des besoins actuels du moi du sujet est en souffrance de repérage et d’intégration. C’est au contraire à partir de ce qui se répète dans son actualité que pourra être cerné ce qui de son histoire vécue est resté inapproprié et continue de l’être au détriment du présent de sa vie, qui continue de se transférer “sur la situation actuelle” et de lui imprimer son empreinte inadéquate.
Je souligne de nouveau qu’ainsi la psychothérapie retrouve les « théories » et mythes ancestraux du soin, et pas seulement les “théories” infantiles de celui-ci. Ce n’est bien sûr pas un hasard mais plutôt l’indice que la psychothérapie a su formuler autrement ce que les traditions du soin avaient depuis longtemps mis en pratique de fait. C’est cela « déconstruire », c’est formuler les principes et lois sous-jacents aux principes spontanés d’exercice, c’est extraire des formes conjoncturelles et historiques que les pratiques ont pu prendre les formulations génériques qui permettent de dégager une véritable théorie de la pratique.
Aussi bien j’avance qu’en connaissance ou en méconnaissance de cause la pratique psychothérapeutique est fondée sur une des formes de la théorie générale selon laquelle on souffre de réminiscence et l’on se soigne en symbolisant le non-approprié de l’histoire subjective vécue. En connaissance ou en méconnaissance de cause car si pour la psychanalyse la méconnaissance de cause pose un problème de fond, il n’en va pas nécessairement de même pour la psychothérapie en générale. On peut même avancer qu’une méconnaissance de ce qui se joue est bien souvent indispensable au processus thérapeutique, là encore à l’inverse de ce qui pourrait caractérise la psychanalyse comme telle.
Et de manière corrélative j’avancerais aussi qu’on se soigne en tentant de répéter ce qui a eu lieu au nom de ce qui n’a pas pu avoir lieu afin de pouvoir enfin accomplir et mettre au présent les potentialités non-advenues dans l’expérience subjective antérieure. On tente de répéter pour enfin accomplir, mettre au présent et intégrer… et enfin ainsi pouvoir oublier et libérer le présent de sa vie. Avec cette référence à la répétition s’introduit l’inévitable question du transfert, et avec elle celle des conditions de sa métabolisation. Car s’il s’agit de se remémorer, s’il s’agit de réactualiser autrement ce qui s’est et ne s’est pas déjà joué, c’est qu’il s’agit de pouvoir transférer sur le présent de la relation le fragment de passé réminiscent « en souffrance » pour le jouer et le rejouer autrement, pour tenter de le symboliser autrement. Le transfert nous amène à la question des objets sur lesquels ce transfert se déploie, c’est à dire les objeux avec lequel va pouvoir se symboliser la situation réminiscente, ce sera notre second repère.
Le cadre, l’objet et l’objeu
À partir de notre développement précédent nous sommes en mesure de commencer à cerner ce que doivent être les réquisits des dispositifs psychothérapeutiques. Ce sont des dispositifs qui doivent être conçus pour attirer, canaliser, condenser le transfert du passé réminiscent, qui révèlent le transfert pour le rendre utilisable pour la symbolisation et l’appropriation subjective. Le dispositif doit d’abord être un attracteur du passé réminiscent, il doit être construit de telle manière qu’il appelle la manifestation de celui-ci. Le transfert n’est pas l’apanage de la psychanalyse ni même de la psychothérapie, il se manifeste dans la vie institutionnelle ou relationnelle de tous les jours. Ce qui serait l’apanage de la psychothérapie concernerait plutôt l’aptitude d’un dispositif à attirer à condenser et à utiliser le transfert pour la symbolisation c’est à dire la transformation du passé réminiscent, son déploiement et sa représentation. Toutes les psychothérapies, qu’elles soient d’orientation psychanalytique ou pas, visent d’une manière ou d’une autre un travail de symbolisation, un certain travail de symbolisation, toutes s’évaluent à l’aune de la symbolisation, qu’elle le veuille ou non, qu’elles le sachent ou non. De ce point de vue, ce qui caractérise la psychanalyse c’est plutôt, la symbolisation de la symbolisation elle-même, c’est plutôt d’utiliser l’analyse du transfert pour symboliser et pas seulement l’utilisation du transfert pour la symbolisation, c’est peut-être aussi un certain type de symbolisation, celle qui promeut l’appropriation subjective.
Ces nuances sont importantes quand on veut essayer de penser la complexité du champ et la spécificité de chacun de ses composants, elles sont inévitables dans le concert, voire la cacophonie, actuelle du champ psychothérapeutique. Le dispositif thérapeutique est aussi un révélateur du transfert, il doit permettre que celui-ci, d’une manière ou d’une autre, puisse se cerner et se déployer tout à la fois, se cerner dans l’espace psychothérapeutique proposé et se déployer au sein de cet espace. Là encore, psychanalytique ou pas, la valeur du dispositif se mesure à sa capacité à opérer cette “révélation” du transfert, ce qui ne veut pas dire qu’il doit être nécessairement révélé comme transfert, qu’une conscience claire de celui-ci soit nécessaire. Le problème de l’analyse du transfert est spécifique à la psychanalyse pas à la psychothérapie, par contre la révélation du transfert, c’est à dire sa manifestation organisée, est « typique » de l’espace thérapeutique. Tel le révélateur photographique, le dispositif doit permettre que les contours du transfert se délimitent et s’organisent en une forme représentable, qu’il soit analysable ou non, que l’on vise à son interprétation ou à sa simple utilisation, voire à l’organisation de son contre-investissement comme s’est souvent le cas dans certaines formes de psychothérapies.
Très souvent on attribue à la seule psychanalyse ce qui est en fait une caractéristique générale de l’espace psychothérapeutique, faute de préciser suffisamment les choses. Ainsi concernant le transfert la psychanalyse ne se contente pas de l’accueillir et de l’utiliser, elle l’organise en une forme particulière la “névrose de transfert” -ou si l’on veut maintenir une terminologie plus générique, elle organise une “configuration transférentielle” spécifique. C’est pourquoi les dispositifs thérapeutiques proposent-ils tous un objet pour le transfert et la symbolisation, proposent-ils tous une arène pour le jeu de la symbolisation qu’ils ont vocation de faciliter [9]9. Cet objet pour le transfert et sa symbolisation je propose de l’appeler d’un nom utilisé par le poète F Ponge et déjà utilisé par P Fédida dans un sens différent, l’objeu. L’objeu c’est l’objet utilisable pour le jeu ; celui avec lequel la symbolisation et le jeu nécessaire au travail de symbolisation vont pouvoir avoir lieu, c’est aussi le jeu pris comme objet. On soulignera fortement ici que l’objeu peut être le thérapeute lui-même ou certains aspects de la relation au thérapeute, si c’est le transfert lui-même qui est l’arène du jeu, mais aussi bien le langage dans les cures centrées sur la parole, le dessin, les jouets, les marionnettes, la pâte à modeler, la scène psychodramatique, l’espace de jeu lui-même, les exercices relationnels proposés par certaines formes de thérapies humanistes etc. à l’avenant de la composition du cadre et de la structure du dispositif utilisé. Les objeux, pour remplir leur fonction, doivent présenter certaines caractéristiques que j’ai tenté de cerner autour de la notion de médium malléable [10]10. Ce sont des objets pour la symbolisation, les objets proposés par le dispositif pour que s’accomplisse le travail de transformation-représentation et de mise en sens, des objets qui symbolisent la symbolisation souhaitée et possible dans un dispositif donné, ceux qui sont mis à disposition pour que s’opère le transfert du passé réminiscent et qu’il se métabolise.
Une question majeure des dispositifs psychothérapeutiques concerne le choix des objeux proposés, cette question pourrait permettre de caractériser les différents types de psychothérapie à partir du type d’objeu qu’ils proposent. Le problème des indications gagnerait lui aussi à être posé à partir de l’adéquation de l’objeu proposé et du type de transfert sur la symbolisation que le patient peut développer. On ne symbolise en effet pas tous de la même manière ni de la même manière à tous les âges de la vie : les besoins du moi [11]11 varient en fonction du type d’expérience à symboliser et des spécificités du rapport que le sujet entretient avec l’”objet” symbolisation, avec l’activité de symbolisation elle-même.
Cependant pour être des objeux utilisables, les objets doivent posséder un certain nombre de caractéristique qu’il est possible de lister de manière assez précise. Je ne souhaite pas reprendre ici ce que j’ai développé ailleurs [12]12 concernant l’ensemble de ces propriétés (disponibilité, sensibilité, animisme, fidélité, transformabilité, indétermination etc.) mais il me paraît utile d’ajouter aujourd’hui que l’ensemble des propriétés qui définissent la fonction ou l’espace symbolisant, celles qui définissent la symbolisation de la symbolisation elle-même, doivent être toutes présentes au sein de l’ensemble formé par le typique dispositif, objeu, thérapeute. Ce triptyque forme la matrice de l’espace symbolisant, ce qui n’est pas présent dans l’un des éléments qui le configure doit l’être dans l’un des deux autres de ses composants. Autrement dit l’aspect de la « malléabilité » qui n’est pas incarné par le thérapeute doit être présent néanmoins dans le dispositif ou l’objeu. Si par exemple on ne peut pas “tout faire” avec le thérapeute il est nécessaire qu’il y ait un objeu ou un élément du dispositif (pâte à modeler, langage etc.) avec lequel on puisse faire ce qui ne peut s’accomplir avec lui et réciproquement. Une autre des caractéristiques de la fonction symbolisante de l’espace thérapeutique, condition sine qua non de celui-ci, est la possibilité offerte de développer une forme de play, c’est à dire une forme de jeu libre, sans règles préétablies, préalables.
C’est le paradoxe de la règle fondamentale de l’espace thérapeutique, il doit comporter un “objet” qui peut s’utiliser sans règle, c’est à dire librement, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas encadré, c’est à cette condition qu’il est utilisable pour le transfert et la symbolisation de l’expérience réminiscente. Le play et son développement représentent une condition indispensable pour que le travail de déploiement du transfert puisse s’effectuer et se représenter. Que celui-ci se déroule avec un objet médiateur, avec le médium proposé par le dispositif, ou au sein de la relation avec le thérapeute, la « règle » du jeu impose que les seules interventions véritablement « psychothérapeutiques », emblématiquement telles, sont celles qui, de la part du psychothérapeute, visent à autoriser ou à promouvoir une plus large utilisation du play et des capacités de jeu que propose la situation.
À ce compte le déroulement du play pourra découvrir, dans le fil de son parcours, ses propres règles implicites de construction et s’approcher ainsi de ce qui se joue à travers lui.
De toute façon quel que soit le médium ou l’objeu proposé par le dispositif il est toujours doublé par le médium langagier et ceci même avec les plus petits, ou même avec les formes les plus déficitaires de psychopathologie. Il y a toujours plus d’un médium : On symbolise “en chose” ou en “acte”, en représentation de chose – ou représentation-chose -, on symbolise en mot, en représentation de mot, par et à travers l’appareil de langage.
Deux remarques ici s’imposent.
La première activité « thérapeutique » spontanée observable est celle que la pédiatre E. Pikler a pu décrire dans les pouponnières de Löczi et qu’elle nomme activité libre spontanée, c’est le prototype des psychothérapies psychodynamiques. Agés de quelques semaines, des nourrissons, dont les besoins physiologiques principaux sont satisfaits, se livrent spontanément, en présence d’un adulte sécurisant mais non intervenant, à une première activité de symbolisation diurne ; l’activité libre spontanée. Les nourrissons s’emparent de petits objets -à une époque où les observations de laboratoire ne les en pensaient pas capable (cf. T G R Bower) et reproduisent mimétiquement les processus de nourrissages, de soin et des premiers types de communication, spontanément et librement. L’activité s’arrête, reprend, s’arrête de nouveau, les objets sont délaissés puis repris de nouveau etc., sans intervention de l’adulte émerveillé qui observe la scène, toute intervention fait cesser cette première forme de jeu symbolisant et associatif.
L’observation d’E. Pikler, c’est ce qui en fait tout l’intérêt dans une réflexion sur la psychothérapie, fait en outre apparaître qu’un temps laissé journellement disponible pour une telle activité libre spontanée, rend les nourrissons “résilient”, selon le terme maintenant reconnu, à des conditions d’environnement carencées comme le sont ceux qui provoquent habituellement dépression anaclitique, marasme ou hospitalisme (Spitz). En introduisant un temps systématique d’activité libre spontanée dans l’organisation de la pouponnière E. Pikler permit ainsi, toutes choses étant égales par ailleurs, une régression significative de la symptomatologie dépressive des nourrissons placés. J’ai pu souligner (R Roussillon 2000) en outre qu’une condition préalable au développement de cette activité libre spontanée était l’existence d’un état interne d’indétermination (“formlessness” de Winnicott, “negative capability” de Keets et Bion) qui seul donnait toute sa valeur d’appropriation subjective à l’activité. Pour que l’activité de symbolisation prenne toute sa valeur appropriative, il faut qu’elle soit « libre » c’est à dire qu’elle repose sur le droit vécu, et accrédité par l’objet, de ne pas choisir, elle suppose un vécu d’indétermination.
L’activité libre spontanée est sans doute la première forme du play Winnicottien qui caractérise l’activité transitionnelle du jeu libre de l’enfant, elle se poursuit ensuite dans le récit mimétique, puis par l’association libre de l’adulte, enfin par la pensée libre et la réflexion. Ceci étant, c’est notre seconde remarque, souligner la nécessité d’un espace ou d’un temps d’indétermination dans les psychothérapies psychodynamiques, souligner le caractère essentiel de la rencontre avec un objet informe en quête, en attente de configuration, ne signifie pas qu’il ne soit pas encadré, spécifiquement encadré. À l’inverse même l’accession à une “negative capability”, ou à une relation d’inconnue (Rosolato) suppose au contrainte que celle-ci ne soit pas perçue comme un chaos désorganisateur et néantisant, mais au contraire comme une énigme, source de potentiel et de découverte de soi. Un environnement symbolique et suffisamment sécure est requis. C’est là toute la fonction psychothérapeutique du maintien du cadre, le rôle du psychothérapeute comme gardien du dispositif-symbolisant, et de ses capacités d’empathie pour l’accompagnement affectif du processus.
Ceci étant dit et qui caractérise l’espace psychothérapeutique en général, psychanalytique ou non, nous pouvons maintenant avancer pour cerner mieux les caractéristiques de ce qui spécifie au sein des psychothérapies psychodynamiques, la position d’orientation psychanalytique, spécifiquement psychanalytique et ceci que l’on ait en tête les conditions de la “cure type” ou celles de “simples” psychothérapies d’orientation psychanalytique.
Dans la psychanalyse ou l’orientation psychanalytique une partie essentielle du transfert va se jouer dans et par la relation au thérapeute, la relation elle-même, et l’attention va se porter spécifiquement sur cette composante du transfert de l’expérience réminiscente, qui va être proposée comme l’une des arènes principales de l’espace de jeu. Il faut en effet différencier le transfert sur le thérapeute, le transfert lui-même, qui est toujours présent, et l’utilisation de l’analyse du transfert comme terrain du jeu symbolisant. Cela signifie par exemple que même si le patient utilise une médiation dans l’espace thérapeutique, dessin, modelage, jeu, groupe, situation externe évoquée etc., le thérapeute « psychanalytique » écoutera toujours aussi à travers le message ainsi mis en forme ou en représentation ce qui s’adresse à lui et ce qui ainsi tente de se jouer ou de se rejouer ainsi spécifiquement avec lui. Le transfert dans et par le médium n’est plus le point d’aboutissement du travail de symbolisation, il n’est que le médium d’un autre message adressé au thérapeute, autre message qui ouvre une autre aire de jeu spécifique.
Partant, dans le travail psychanalytique ce qui deviendra essentiel ce sera le type de play qui va pouvoir se dérouler autour du transfert sur le thérapeute et la situation thérapeutique, c’est l’analyse du transfert qui sera l’arène spécifique du jeu processuel proposé par le dispositif et le travail interprétatif qui lui permet de se maintenir, qui sera l’objeu du travail de symbolisation. Les situations “psychanalytiques” n’offrent pas seulement un espace de jeu pour la symbolisation, elles offrent et se fondent sur l’analyse de la symbolisation et de son adresse qui pourra s’y dérouler ou y prendre place, c’est à dire sur une symbolisation qui porte sur l’activité de symbolisation adressée elle-même, elles portent la symbolisation à un niveau “méta”. C’est dans ce niveau spécifique qu’il me semble nécessaire de définir la caractéristique essentielle des espaces et dispositifs “analysants”. Non seulement ils offrent un champ pour symboliser, comme toutes les psychothérapies, mais ils offrent en outre ou spécifiquement, un médium pour symboliser l’activité symbolique elle-même, la porter à un niveau “méta”. Ainsi les conditions /préconditions de l’activité symbolisante seront-elles au centre de l’analyse du transfert, la psychanalyse ne se contente pas d’utiliser le transfert pour la symbolisation, elle fait cela aussi comme les autres psychothérapies, mais elle propose en plus de déconstruire le transfert pour analyser sa fonction dans la symbolisation.
Grâce à l’analyse du transfert le processus analytique vise ainsi à symboliser et à auto-symboliser la situation analysante elle-même, transitionnellement, elle vise à déconstruire le champ du transfert lui-même, à le déconstruire ou plutôt à en réaliser l’aufhebung, la reprise élaborative. Elle visera à déployer celle-ci dans les trois caractéristiques qui définissent ce qu’est “analyser” c’est à dire montrer, premièrement comment le transfert est trace d’histoire réminiscente, comment ensuite il opère au sein de la gestion des mouvements pulsionnels actuels, adolescents et infantile, comment cette gestion organise les relations pulsion/objet en fonction des caractéristiques de la pulsion et celles de l’objet, comment enfin il prend place dans le rapport auto-représentatif du sujet à lui-même, comment donc il lui permet de se sentir, se voir ou s’entendre ou entendre, sentir, voir de lui ce qui, à avoir été mal ou pas reflété par ses objets ou les conditions de son propre narcissisme, resté en « souffrance » dans son rapport à lui-même. Là encore identification et empathie permettront au thérapeute d’accompagner ce travail de reprise.
Cette dernière caractéristique nous amène naturellement à ce qui sera notre troisième repère pour une théorie générale de la psychothérapie : la question de la suggestion, celle de l’influence et, ce qui permet d’en entrevoir l’issue, la capacité d’être seul en présence de l’autre, de l’objet, des objets investis.
L’influence, la suggestion et la capacité d’être seul en présence de l’autre
Donner comme nous le faisons la part centrale et essentielle au transfert et à la question de son “utilisation” dans l’espace thérapeutique ouvre de fait la question essentielle de l’inévitable part de suggestion ou d’influence qui résulte de cette “utilisation” du transfert. Souligner, comme nous l’avons fait, que l’utilisation du transfert ne se conçoit bien, dans l’espace psychothérapeutique, que comme destinée à la symbolisation de l’expérience réminiscente donne une vectorisation éthique à cette utilisation, elle n’en fait pas disparaître la question. Vouloir d’ailleurs ne traiter qu’en termes d’éthique cette question, passe à côté de sa complète et véritable saisie métapsychologique. Si l’analyse du contre-transfert, conçu comme l’effet sur le thérapeute de son « utilisation » transférentielle, reste bien sûr indispensable, elle ne saurait suffire. L’analyse du contre-transfert permet sûrement de tenter de réduire ce qui serait une « mauvaise influence » des particularités des paramètres personnels du thérapeute, elle ne règle pas la question de l’influence elle-même.
Aussi bien, une fois reconnue que l’influence et la suggestion sont inévitables du fait même de l’existence du transfert, et donc structurellement au sein de l’espace thérapeutique, il ne reste plus en effet qu’à requérir des thérapeutes psychodynamiques qu’ils exercent une « bonne influence », c’est à dire qu’ils étayent le travail de symbolisation. On demandera, là encore, plus à l’analyste ou à celui qui prétend conduire un traitement d’orientation psychanalytique. On lui demandera en plus de permettre de créer les conditions pour qu’une sortie hors de l’influence soit envisageable. Cette question, on le pressent est essentielle dans le débat actuel, elle est essentielle dans le champ culturel qui gravite autour de la question du “thérapeutique” versus “l’analytique”. D’un côté prétendre que l’on pourrait s’abstraire de la suggestion ou de l’influence à l’aide de la seule rigueur morale du praticien, fut-elle éclairée par une analyse soutenue du contre-transfert, relève d’une méconnaissance de la structure même de la situation [13]13. Penser qu’il suffit de le prescrire pour que cela soit concrètement possible méconnaît que, par essence, l’espace thérapeutique repose sur une induction du transfert, sur un effet de suggestion porté par la situation elle-même, organisé par le cadre et le dispositif si ce n’est par l’utilisation du transfert, et nécessaire à son efficace [14]14. Aussi bien les accusations de ceux qui condamnent certaines psychothérapies non-analytiques au nom de leurs effets « suggestifs » portent-elles au mauvais niveau. La psychanalyse aussi, à commencer par toutes les interprétations dites de transfert, est pétrie de suggestion et d’influence, de “sélection” par et dans le choix interprétatif lui-même. Interpréter le transfert est un “attracteur” de son déploiement, une invitation inductrice, au moins dans un premier temps, à son intensification, à sa mise au premier plan, elle « suggère » sa sélection élective, son investissement préférentiel, elle « suggère » que le thérapeute “doit” être un objet investit comme tel pour la bonne marche du processus.
Non, la véritable question n’est pas de chercher à s’abstraire par effet d’éthique ou de pratique de la suggestion ou de l’influence, cela va maintenant de soi, la véritable question actuelle est celle de savoir comment l’influence ou la suggestion doivent-elles être traitées pour espérer que le processus thérapeutique puisse arriver, à la longue, à pouvoir en sortir. Le type de « suggestion pour sortir de la suggestion » (J. L. Donnet) telle paraît plutôt être la question maintenant pertinente. C’est pourquoi si la centration sur la symbolisation est nécessaire elle ne saurait être suffisante, dans la mesure où l’on peut symboliser pour l’autre, au compte du narcissisme des objets, qu’inévitablement même on symbolise d’abord pour l’autre. Là est le ressort premier sans doute du transfert dit « positif ». Pour l’analyste cela ne suffit pas, il requiert en plus que le sujet symbolise pour son propre compte, c’est à dire que la symbolisation soit en plus l’occasion d’un travail d’appropriation subjective, d’introjection de l’expérience vécue et de ses enjeux pulsionnels et narcissiques. L’analyste ne demande pas seulement à la situation “analysante” ni à son travail interprétatif de construire une conjoncture transférentielle symbolisante, il demande en plus à ce que celle-ci soit elle-même symbolisable et symbolisée, il est prêt à attendre longtemps pour que cela soit possible, il est prêt à attendre et à œuvrer pour que l’analysant soit en mesure de se sentir seul en présence de l’analyste et de ses objets investis.
C’est en effet grâce à l’accession à la capacité d’être seul en présence de l’autre que l’on peut espérer sortir de l’influence exercée par la présence, par la seule présence de l’autre, par l’intrusion potentielle intrapsychique, intersubjective voire interactionnelle de la présence de l’autre, que l’on peut espérer avoir accès à la “psychologie individuelle”. Le problème est donc ramené à une nouvelle forme : comment initier ou développer la capacité d’être seul en présence de l’autre, comment l’effectuer “psychodynamiquement”, comment promouvoir une capacité à être seul qui ne soit pas vécue comme une forme d’abandon ou de désintérêt et ne soit pas mise en alternative avec l’intrusion de ou par l’autre.
À cette question la psychanalyse propose une première réponse qui lui est spécifique ; c’est de l’analyse du transfert, du transfert cette fois considéré comme modalité de l’influence de et par l’autre, qu’est attendu le dégagement progressif hors de la suggestion. C’est en acceptant d’œuvrer au sein de la suggestion mais en transitionnalisant celle-ci que la pratique psychanalytique espérer la déconstruire, au moins en partie, car c’est peut-être en admettant aussi une part inévitable de celle-ci que l’on peut en sortir paradoxalement. Transfert pour analyser et transfert à analyser (J. L. Donnet) se dialectisent ainsi au fil du processus pour permettre que se constitue petit à petit une capacité transitionnelle de vivre simultanément une situation affectivement engagée et en même temps de pouvoir la penser. Là encore c’est au fil du temps et de la temporalisation que l’on peut espérer que le crédit d’emblée fait à la situation analysante s’avère au bout du compte “payant” pour la subjectivation. La seconde “réponse” de la psychanalyse à la question de la suggestion et de l’influence est celle de son dispositif. En dérobant l’analyste au regard de l’analysant, la psychanalyse tend à modérer les effets d’influence non contrôlés qui résultent de la présence visuelle et des échanges mimo-gesto-posturaux. Elle prescrit la solitude en présente de l’autre par effet de cadre, elle se la donne d’emblée en même temps grâce à la centration sur le langage, elle la prescrit comme horizon de la conquête intersubjective et intrasubjective. Pour cela les effets de suggestion seront alors concentrés et condensés sur leurs formes verbales, ils seront, ou viseront à être intégralement transférés dans et par l’appareil de langage qui devient alors, comme je l’ai souligné, un appareil d’action par et dans le langage. Analyse du transfert sur le langage et à travers lui sur son destinataire tenteront donc de mesurer et de déconstruire les effets de suggestion et d’influence de ce qui se joue dans et par le langage. Le processus général sera donc de tenter de transférer et de transformer les comportements et interactions en comportements et interactions verbales c’est à dire intersubjectivement adressées pour en rendre possible la saisie intrasubjective. Si tout n’est pas langage verbal, tout, dans l’espace psychanalytique, doit donc tendre à pouvoir prendre une forme verbale intersubjectivement adressée.
La situation ne se présente pas de la même manière dans l’ensemble des psychothérapies psychodynamiques qui se déroulent dans un dispositif en “face à face” ou plus rarement “côte à côte”, c’est à dire un dispositif dans lequel l’influence des interactions et accordages [15]15 mimo-gesto-posturaux n’est pas suspendue par effet de cadre. Une métapsychologie de la séance de psychothérapie en face à face ou côte à côte est alors requise et représente sûrement la première urgence de la théorisation actuelle [16]16.
Dans la psychothérapie en face à face, au transfert dans et par l’appareil de langage s’ajoute ou se dispute un transfert des comportements et interactions dans des échanges visuels. Aux incontrôlables relatifs des aspects pragmatiques et prosodiques de l’échange verbal, s’ajoutent les incontrôlables des échanges mimo-gesto-posturaux des messages corporels. Les travaux effectués sur les effets d’hypnose et de suggestion inconscients soulignent combien, s’il est possible de maîtriser en partie ce que l’on dit “en corps”, une large partie des échanges s’effectue sans que les protagonistes n’aient une claire conscience de ce qui s’accorde ou se désaccorde ainsi, qui s’effectue à un niveau largement préconscient voire inconscient. Il est vraisemblable en outre que le rapport au langage lui-même soit modifié par l’ouverture potentielle d’autres canaux d’échanges intersubjectifs. Je ne sais pas si le débat [17]17 qui cherche à préciser si alors les règles de la « rencontre » sont modifiées ou si le même processus psychique s’observe quand même malgré la différence de cadre, débat souvent au cœur de la manière actuelle de poser le problème, est fondé et bien formulé. La question n’est peut-être pas de savoir si un travail de symbolisation et d’analyse est possible en face à face, l’ensemble des travaux des dix dernières années me semble le montrer suffisamment, la question serait plutôt se savoir si on symbolise ou si on analyse la même chose, si c’est le même type de fonctionnement et de transformation de la psyché qui est mobilisé dans le dispositif, c’est à dire si c’est bien la même « chose psychique » qui se transfère et se transforme, et si elle peut être travaillée de la même manière. Qu’il puisse y avoir un processus de même nature, n’est peut-être pas le problème principal, la question est plutôt de savoir si ce processus concerne de la même manière les états psychiques du sujet, s’il fait jouer de la même manière la question de la capacité d’être seul face à la pulsion en présence de l’objet et a quel compte celle-ci est quand même rendue possible. En fait cette question est au centre de la clinique et du processus de nombre des psychothérapies en face à face.
L’existence d’une influence mimo-gesto-posturale réciproque, existence inévitablement réciproquement perçue même si c’est de manière inconsciente, pose le problème de la capacité d’être seul en d’autres termes et gère la série vectorisée : comportement-interaction-intersubjectif-intrasubjectif, d’une manière différente et sans doute spécifique en posant, à chaque moment de son articulation, la question de ses opérateurs. Les deux protagonistes se comportent, interagissent, s’adressent l’un à l’autre autrement que par le seul appareil de langage, ils s’accordent ou se désaccordent autrement que par le seul langage, même si celui-ci reste largement organisateur de la rencontre psychothérapique. Les éthologues de la communication, je pense en particulier aux travaux de J. Cosnier et de son équipe, ont pu montrer l’importance de ces phénomènes dans l’empathie et la régulation affective de la rencontre psychothérapique en face à face et dans ses effets, ils ouvrent l’immense question de savoir comment ils peuvent devenir délibérément “utilisables” par le thérapeute pour « signifier » avec son corps, ses mimiques, ses postures, ce qu’il cherche à transmettre avec ses mots, et comment tout cela contribue ou au contraire inhibe la capacité d’être seul en présence de l’autre.. Que cela se fasse spontanément est inévitable et en grande partie, nous l’avons dit inconscient, une question importante est celle de savoir si cet aspect du contre-transfert peut aussi être versé au compte des modalités d’intervention du thérapeute et quels effets de suggestion et d’influence sont ainsi mobilisés.
La question devient essentielle dans certaines conjonctures cliniques qui sont souvent celles pour qui le face à face ou le « côte-à-côte » s’impose. Une large partie des indications spécifiques de traitement en face à face concerne en effet les sujets qui tendent à se « comporter » et à interagir dans l’espace psychothérapique plus qu’ils n’expriment leurs affects ou leurs représentations psychiques, des sujets dont les capacités de jeu intersubjectif transformationnel et de symbolisation langagière sont limitées. Ce sont des sujets qui se « sentent » mal ou peu, qui ne se « voient » pas ou mal, plus encore qu’ils ne « s’entendent » mal. Ces sujets viennent « montrer » ou « faire sentir » à l’autre, mettre en scène, ce qui, clivé des intégrations subjectives organisatrices, les hantent sans statut topique suffisamment défini, sans liaison subjective symbolisée. On pressent alors la nécessité impérative d’une métapsychologie de telles séances, qui puisse guider le repérage de la manière dont ce qui se transfère ainsi peut être dynamiquement utilisé, on pressent la nécessité d’un élargissement de la compétence de la situation-analysante ou même simplement symbolisante et une remise en chantier de ce que peut-être le processus thérapeutique dans de telles situations.
Encore un dernier mot, après toutes les questions ainsi ouvertes, pour souligner combien les débats concernant la psychanalyse versus la psychothérapie peuvent être utiles et indispensables pour nous aider à continuer de penser la pratique et ceci aussi bien la pratique psychothérapeutique que la pratique psychanalytique elle-même. Ces débats sont indispensables pour les psychothérapeutes, pour qu’ils puissent penser la nature de leur action, mais ils sont aussi indispensables aux analystes pour mieux cerner et départir dans la psychanalyse elle-même ce qui relève d’une action psychothérapeutique “générale” et de ce qui dans est proprement spécifique de la psychanalyse.
Notes bibliographiques
[1] R. Roussillon 1992, “Du baquet de Mesmer au “baquet” de Freud”, PUF.
[2] Ainsi l’hypnose est organisée majoritairement par une théorie “anale” du soin alors que la psychanalyse naissante s’organise dans et par une théorie majoritairement phallique de celui-ci.
[3] Sur ce point R Roussillon 1998, “Le rôle charnière de l’angoisse de castration”, In Le mal être, PUF.
[4] Le Mythe de l’éternel retour, NRF.
[5] R. Roussillon, Voyager dans le temps, Rev Franç Psychanal, 1992.
[6] L’anthropologie structurale, Plon.
[7] Sur la mise en récit dans l’enfance, les travaux de D Stern par exemple, ou ceux de T G R Bower.
[8] Et ce n’est non plus “produire” des souvenirs des traumatismes, produire des souvenirs à tout prix comme la tendance en a été dénoncée aux USA ces dernières années.
[9] R Roussillon, “La tour de Babel”, 1980, rapport de synthèse du premier symposium européen sur la psychothérapie d’Auxerre, in Psychologie médicale, 1981.
[10] On pourrait aussi évoquer, ils sont proches, l’objet transformationnel de C. Bollas.
[11] Les besoins du moi concernent tout ce qui est nécessaire au sujet pour faire son travail de symbolisation et d’appropriation subjective de l’expérience vécue.
[12] R Roussillon “La fonction symbolisante de l’objet ” Revue Franç Psychanal, N°3, 1997.
[13] Si la “séduction” forme de suggestion ou d’influence directement libidinale peut-être relativement contrôlée grâce à l’analyse du contre-transfert, il n’en va pas de même des effets de séduction ou de suggestion “narcissiques” et nombre de mesures prises à leur encontre ne font qu’accentuer les effets de “séduction surmoïque” redoutable dans la mesure où elle s’exerce “au nom de la loi”, ce qui en pervertit l’usage. Le problème de la sexualisation des liens avec le surmoi et le problème des formes de “masochisme” moral.
[14] Sur ces points R Roussillon 1992 op cité et 1995,”Logiques et archéologiques du cadre psychanalytique, PUF.
[15] Selon le terme de D. Stern élargi à l’ensemble des interactions comportementales.
[16] R Roussillon, Épreuve de réalité et épreuve d’actualité dans le face à face psychanalytique, Rev Franç Psychanal, 1991, PUF.
[17] En particulier le volume de débats de psychanalyse consacré en partie à cette question. Psychothérapies psychanalytiques, 1998, PUF.