I) La découverte du rêve comme accomplissement du désir
La découverte de Freud concernant le rêve a été une telle révolution que les analystes ont mis un certain temps avant d’apporter de nouveaux apports conséquents à sa théorie du rêve, qu’il a élaborée avant 1900 (de 1895 à 1899). Lui-même a déploré de son vivant, à l’occasion de ses derniers écrits (dans ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse, en 1933) que cette théorie n’ait pas été augmentée davantage. Il faut dire qu’il était un précurseur, alors que depuis plus de quatre siècles, le rêve était considéré comme suspect de contenir, bien plus souvent que des messages divins, des messages du démon. Et les premiers à s’intéresser à l’hypnose et au rêve y voyaient un phénomène proche de la possession, de l’hystérie, de la folie. Ainsi pour Robert (1892), un des plus intéressants parmi les auteurs dont Freud fait la revue dans son Interprétation des rêves, le rêve est un processus d’élimination de pensées étouffées dans l’œuf, qui pourraient rendre le sujet fou.
Pour Freud, par contre, le rêve est le gardien du sommeil, même s’il est menacé par les préoccupations de la veille, les stimuli extérieurs, et les motions pulsionnelles inassouvies. Le rêve est un enfant de la nuit qui avance masqué, car il est l’expression d’un désir inacceptable, rejeté par la censure. Chez les enfants, le rêve est souvent plus simple, car ils ne disposent pas des mécanismes mentaux et du symbolisme culturel dont dispose l’adulte. Ainsi Freud raconte que sa petite fille, âgée de dix-neuf mois, ayant été mise à la diète pour un trouble digestif, fait le rêve suivant : « Anna Freud, fraises, grosses fraises, flan, bouillie ! » — un rêve où l’accomplissement d’un désir oral est transparent. Mais chez les adultes, le rêve nécessite un travail d’interprétation, ce qui peut se faire l’aide des associations libres du rêveur sur chaque détail du rêve. Le rêve inaugural de son livre, celui de Freud à propos de sa patiente Irma, lui permet d’exposer sa méthode et d’affirmer que le rêve est l’accomplissement d’un désir dissimulé par les mécanismes de figuration et de censure du rêve, ce qui rend nécessaire de le démasquer grâce aux associations libres du rêveur. Les rêves de commodités, comme il les nomme, sont plus rares ; ce sont des rêves de soif, où le sujet rêve qu’il boit une eau délicieuse à grands traits, où qu’il est déjà occupé à la tâche qu’il doit accomplir en se levant tôt dès le matin, ce qui lui permet de continuer à dormir, ou encore d’une femme qui a peur d’avoir un enfant, et qui rêve qu’elle a ses règles.
Mais dans la suite de son livre, Freud va remettre en question ces rêves un peu trop clairs, en montrant que la déformation dans le rêve est le cas le plus habituel. Les rêves trop clairs constituent une défense contre l’inconscient, résultant d’une censure excessive. La différence habituelle entre le contenu manifeste et le contenu latent du rêve résulte de la censure du rêve. Les rêves de désirs sont en effet l’objet d’un refoulement, et sont dissimulés par différents mécanismes, que Freud va s’employer à décrire pour faciliter le travail de l’interprète, de l’analyste à qui le patient va raconter ses rêves. Ou pour aider le sujet qui aimerait interpréter ses propres rêves dans un travail d’auto-analyse : ce que fit Freud lui-même, et de nombreux créateurs ou artistes, avant même la découverte de la psychanalyse.
2) Les sources du rêve et les mécanismes du rêve
Un point essentiel est que le rêve reprend toujours des matériaux, des impressions et des images du jour précédent. La source du rêve est souvent plus ancienne, et peut même remonter à des souvenirs de l’enfance du rêveur, jusqu’à ses premières années. Ces souvenirs reviennent grâce à des points communs avec des éléments de la veille, qui les représentent de façon symbolique. Ainsi le rêve de la monographie botanique de Freud, où il voit ouvert devant lui un livre de botanique sur le cyclamen. En y réfléchissant, il relie cet élément 1) à des fleurs qu’il a vues la veille en devanture d’un fleuriste et qu’il eu envie d’acheter à sa femme, 2) à son travail sur la coca, des années auparavant, qu’il a beaucoup regretté de ne pas avoir publié, et 3) à l’ami qui lui a écrit qu’il imaginait voir devant lui son livre sur les rêves, publié, et le feuilleter.
Parmi les modes de figuration qui se manifestent dans le rêve, il va étudier les rêves typiques, et le symbolisme du rêve rencontré chez de nombreux rêveurs, au-delà des variations individuelles. Mais il s’agit de rêves peu élaborés, de l’ordre du contenu manifeste. Le contenu latent demande un travail d’interprétation qui prend en compte les mécanismes fondamentaux de la censure, parmi lesquels Freud met au premier plan la condensation et le déplacement. Les rêves qui se réduisent à des rêves typiques ou des symboles universels sont peut-être, nous le verrons, des rêves résultant d’une mentalisation assez réduite quant à l’expression du sujet du rêve et de son désir.
Freud cite de nombreux exemples de rêves typiques : les rêves de confusion à cause de la nudité, les rêves figurant la mort de parents ou de personnes chères, les rêves de vol ou d’angoisses de chute, les rêves d’examens.
Ce qui me semble intéressant de relever, au-delà des nombreux exemples qu’il donne, c’est la présence à chaque fois d’une émotion assez primaire qui sous-tend ces rêves, et qui peut, dans les cas extrêmes, amener le réveil, comme dans le cas des cauchemars, lorsque l’émotion déborde la capacité de contenance du rêve en tant que gardien du sommeil.
Ainsi, le rêve de confusion à cause de la nudité s’accompagne d’un sentiment de honte, qui a remplacé le sentiment de fierté de l’enfant qui s’exhibe, et que l’on retrouve fixé chez le pervers, ou projeté dans un délire d’observation chez le paranoïaque, nous dit Freud. Puis il évoque les rêves qui évoquent la mort de personnes chères (parents, frères, enfants). Ici, on serait en droit d’attendre un chagrin, dont l’absence étonne parfois le rêveur au réveil, nous dit Freud. Mais les plus typiques sont ceux qui s’accompagnent d’affects douloureux et traduisent des désirs anciens de mort d’un parent, comme dans la jalousie fraternelle, ou le mythe d’Œdipe et la rivalité avec le parent du même sexe. Ces rêves peuvent tourner au cauchemar, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement niés par la censure.
Une troisième catégorie de rêves typiques : les rêves de vol rappellent le souvenir d’enfant d’être porté dans les bras, et tous les rêves de course, d’excitation ou de poursuites. Mais ces moments d’excitation, nous dit Freud, sont souvent suivis de pleurs, de larmes et d’angoisses de chute. Il y a enfin le rêve d’examen, dont Freud dit qu’au-delà de la sensation de ne pas avoir été à la hauteur et l’angoisse d’échouer, qui reviennent du passé infantile, le rêve d’examen (comme tous les rêves typiques) ne donne pas lieu à des associations du rêveur qui permettraient de l’interpréter.
C’est également le cas des symboles. Nos rêves sont remplis de symboles, mais ces symboles compliquent plutôt l’interprétation, dit Freud, car le rêveur en refuse souvent l’interprétation. Ils s’appuient sur des significations linguistiques, mythologiques et sociales que fournit l’imagerie populaire. Ils seraient donc proches d’un matériel préconscient : « Ce qui est aujourd’hui lié symboliquement fut lié vraisemblablement autrefois par une identité conceptuelle et linguistique » dit-il (I. R, p. 302). Les symboles servent à la représentation des organes génitaux de l’homme et de la femme par des outils familiers, des escaliers ou des maisons, des paysages et des rivières, etc. Les rêves d’incendies ou de chute, de plongées dans des rivières, des tunnels, sont des rêves à symbolique sexuelle ou prégénitale ; des rêves urinaires ou de retour au ventre maternel, voire de naissance difficile.
Nous avons donc deux cas extrêmes qui rendent difficiles l’interprétation du désir inconscient du rêveur : a) les contenus trop élaborés, qui peuvent être même des calculs, des raisonnements logiques, et qui reproduisent souvent des discours ou des phrases prononcées la veille du rêve, alors que le rêve procède plutôt en général par des figurations en images ; et b) les rêves typiques lorsque le contenu émotionnel peine à être contenu et transformé dans le rêve en affects liés à des représentations anodines. Mais ceci sera surtout développé dans le chapitre sur les cauchemars, et dans les réflexions plus tardives de Freud à propos des rêves traumatiques.
Mis à part ces cas extrêmes, sur lesquels nous reviendrons, Freud consacre tout un chapitre aux mécanismes de censure et de travail normal du rêve : la condensation et le déplacement, qui permettent de contenir et de masquer la réalisation du désir inconscient dans le rêve, de façon à préserver le sommeil.
La condensation procède par assimilation de plusieurs éléments, par compression, comme dans le rêve de la Monographie botanique à propos des fleurs (où les rêves sont assimilés à des fleurs, et le livre sur les rêves à la monographie sur le cyclamen). Ou dans le rêve de l’injection à Irma, où Freud découvre qu’Irma condense plusieurs images de femmes, comme lui se trouve confondu avec son père à la barbe grise.
Le déplacement traduit un décentrement du rêve de ses objets de désir principaux, pour des objets voisins ou de moindre importance, ce qui sert la censure. Le déplacement est aussi un transfert, et sera revécu à travers la rêverie (rêve) sur le divan.
Il faut signaler que ces deux mécanismes — assimilés par Lacan aux mécanismes rhétoriques de la métaphore et de la métonymie, ce qui les range un peu trop vite dans l’ordre du langage — ne sont pas les seuls, même si Freud les met au premier plan. C’est du moins le travail que j’ai tenté d’entreprendre depuis quelques années pour mieux comprendre les mécanismes de figuration du rêve.
On peut remarquer en effet d’autres mécanismes de figuration : le retournement en son contraire, ou l’absurdité qui résulte d’une inversion, un mécanisme que l’on retrouve aussi dans l’humour. « L’absurde dans le rêve, écrit Freud, est là pour restituer la disposition des pensées du rêve à railler ou à rire dans le même temps, par la contradiction. C’est dans cette intention que le rêve livre quelque chose de ridicule. »
Et il cite son rêve de Goethe (p. 281), où un jeune homme attaque Goethe le grand homme, en le traitant de fou, ce qui permet de voir l’inversion, car dans la réalité, c’est Goethe qui a été attaqué, et peut-être même, dans le contexte du lien de Freud à son ami Fliess, les théories des périodes de ce dernier. Mais ce conflit ne peut être représenté que par un sentiment d’absurdité, d’inversion, qui traduit l’ambivalence des sentiments et le désir de mort, comme dans le rêve du fils qui a veillé son père mourant, et qui le voit lui parler « car il ne savait pas qu’il était mort » (I. R. p. 366). La dramatisation, la mise en image, font le jeu de la régression de la pensée vers des formes peu élaborées, d’où des images inversées de haut et de bas, par exemple.
La répétition est une des formes de figuration évoquées par Freud à plusieurs reprises, mais qui ne fera pas l’objet d’un sous-paragraphe de son livre, comme la condensation et le déplacement. Aux limites de la réalisation du désir, cette répétition ne va pas forcément jusqu’au cauchemar ou au rêve traumatique, sur lesquels il reviendra plus tard. Il cite ainsi plusieurs fois la surdétermination d’un élément du rêve, l’idée du « rêve dans le rêve », ou que le sujet se rêve en train de dormir, ou encore des répétitions qui partent d’une réalité perceptive qui se répète dans le rêve. Toutes ces figures sont en fait le résultat d’une régression pour préserver le sommeil, où le narcissisme du rêveur est au premier plan (comme l’évoque B. Chervet, Le rêve dans le rêve 2006). On pense ici aux « fantasmes concernant la vie intra-utérine, le séjour dans le corps de la mère » évoqués par Freud (I. R. p. 343), fantasme de retour au ventre maternel qui fait le lit du sommeil profond, dans ses élaborations plus tardives.
Je terminerai par un dernier mécanisme du rêve, qui résulte de la censure lorsque celle-ci provoque des coupures, des zones opaques ou blanches dans le rêve. Son action ne va pas toujours jusqu’à entraîner le réveil pour éviter la répétition d’un vécu traumatique, mais elle ne se réduit pas à dissimuler le désir du rêve ; elle apparaît dans des zones du rêve qui semblent coupée, floues, ou bien elle se traduit par une sensation d’inhibition, de paralysie. Freud évoque ici l’idée de la castration ou de la mort (comme dans le rêve qui lui est raconté par Ferenczi (I. R. p. 398). Dans ses élaborations ultérieures, lors de la seconde topique, la censure est elle-même la réalisation d’un désir, mais celui d’une punition par le Surmoi pour un désir sexuel interdit. L’idée de développer les mécanismes de figuration, un peu plus que ne le fait Freud dans les éditions successives de l’Interprétation des rêves, m’est venue pour dépasser la question du symbolisme du rêve, que Freud a développé, mais sur lequel il est revenu après les excès de Jung qui les considérait comme des symboles culturels, des archétypes de l’inconscient collectif, ce qui lui permettait d’éliminer en partie leur sens sexuel, enraciné dans l’histoire du développement de l’enfant.
En relisant les Minutes de la Société de Vienne, j’ai découvert qu’il avait indiqué dans une discussion avec ses élèves viennois en mars 1915 qu’il avait clairement tranché, et préféré les fantasmes originaires aux symboles de Jung et de Steckel (Freud, 1912-1918), p. 323. Sans doute à cause de leur caractère ouvert, qui leur permet d’être habités par l’expérience du sujet pour se transformer en fantasmes. Comme les mécanismes de figuration, les pictogrammes d’Aulagnier ou les pré-conceptions de Bion, ils ne réduisent pas à une pensée collective, mais organisent la pensée depuis ses origines, aux sources du rêve ; et dans la mesure où ils ne sont pas fixés par des traumas, ils permettent une dynamique des représentations.
Dans mon livre sur Le travail du psychanalyste (2017), je développe l’idée que les fantasmes originaires sont des opérateurs qui organisent très tôt la pensée, au niveau des émotions et des formes primaires de la représentation, à un stade perceptivo-moteur. Ils permettent de comprendre la résonance fantasmatique qui opère depuis leurs formes originaires de mouvements précoces jusqu’à leur traduction en image, puis en mots. Le rêve, nous l’avons vu, est avant tout une fixation par l’image, mais avec parfois une résonance affective qui est contenue pour éviter la décharge, et le réveil.
La trace des formes motrices persiste dans les mécanismes de figuration que nous avons recensés. Ceci me semble cohérent avec ce que dit Freud dit à Tausk, toujours dans les Minutes, en 1915, qu’il n’a jamais prétendu que les fantasmes originaires se transmettent sous la forme de complexes. Il évoque l’idée qu’ils sont constitués au départ d’impressions de mouvement à l’occasion d’activités pulsionnelles, comme une « mécanique de la psyché ». Ainsi, dans le fil de cette formulation, on peut évoquer l’idée que
1) le déplacement est dans le fil d’un mouvement de séduction (seducere),
2) que la condensation traduit l’identification de deux personnages (imitation, incorporation cannibalique),
3) que le retournement en son contraire qui exprime un conflit ou une opposition dramatisée peut figurer la scène primitive dans son aspect négatif,
4) que la répétition du rêve dans le rêve peut évoquer le retour au ventre maternel ou la naissance, et que
5) la censure figurée par une zone floue, une coupure, peut évoquer la castration.
Nous avons alors les cinq fantasmes originaires constitutifs de l’Œdipe, mais dans leurs formes les plus précoces, transmises ni par la génétique ni par l’intellect, mais par le maternage, le holding et la censure de l’amante, dès les premiers instants de l’enfant. Leur mise en image traduit une figuration plus élaborée de ce qui sinon menacerait le rêveur d’une décharge motrice ou émotionnelle, plus que d’un affect lié à des représentations contenantes et par le travail du rêve.
La question des affects fait d’ailleurs l’objet d’un long passage de L’interprétation des rêves, car leur liaison est un enjeu majeur du travail du rêve en tant que gardien du sommeil, par la réalisation hallucinatoire du désir que produit le rêve. Pour Freud, les affects dans le rêve sont l’objet principal du travail de la censure, pour qu’ils soient réprimés, déplacés sur des objets insignifiants ou symboliques (un lion, pour un personnage à barbe de lion, par exemple) ou retournés en leurs contraires (le rire pour les larmes, par exemple). Si l’émotion déborde (c’est ainsi que je me représente l’affect mal lié), le rêveur n’a plus d’autre solution que le réveil, et son désir de dormir est alors sacrifié. Les émotions en cause, comme les mécanismes de figuration, sont en nombre assez limité. La plus évidente est l’angoisse, qui traduit un débordement de l’excitation, et se retrouve dans la phobie ou ce que Freud nommait la névrose d’angoisse. Les rêves de conflit ou d’agression, qui expriment des colères ou des émotions violentes, ne sont pas rares non plus.
Certains rêveurs peuvent se réveiller en larmes, avec l’impression d’avoir perdu un objet précieux, ou de se retrouver abandonnés. Ce peut être aussi un rire, ou un moment d’émerveillement devant la beauté, une image qui suscite l’admiration. Les émotions qui débordent et dépassent les affects bien liés à des représentations qui les contiennent reste une question pour moi, comme j’ai tenté de l’aborder dans mon livre (2017), la traduction du terme allemand Affekt en émotion me paraissant parfois plus appropriée, si on lit Freud attentivement. Dans ce sens, Freud dit ainsi : (I. R. p. 399) « Je suis amené à me représenter le déclenchement d’un affect comme un processus centrifuge, mais orienté vers l’intérieur du corps, analogue aux processus d’innervation motrice et sécrétoire… La répression des affects ne serait pas un effet du travail du rêve, mais une conséquence du sommeil… »
3) L’interprétation des rêves dans la cure
Ce que nous avons vu à propos de l’angoisse ouvre deux questions : existe-t-il une nosologie psychanalytique des rêves, qui permette de faire le diagnostic d’une orientation névrotique probable, comme on en tente l’évaluation lors des premiers entretiens — phobie, hystérie, névrose obsessionnelle ou dépression névrotique ? Peut-on repérer l’au-delà de la névrose, un état-limite ou une affection psychosomatique ?
La seconde est la question de l’interprétation des rêves ; comment interprète-t-on les rêves en fonction des différentes pathologies dont ils témoignent ? Y a-t-il une stratégie pour cela ? Deux questions qui sont assez liées, mais qui restent encore assez peu abordées par les différents collègues qui ont écrit sur le rêve. Freud a surtout écrit sur la surdétermination du rêve, et la difficulté d’interpréter les rêves qui dissimulent, sous le couvert de l’élaboration secondaire, leurs contenus les plus inconscients. Il prescrit au patient de raconter plusieurs fois le même rêve, et note les variantes de certains passages qui focalisent la résistance. C’est sans doute pour cette raison qu’on ne peut pas donner un sens d’emblée et faire un diagnostic à partir du rêve, comme le feraient les onirologues, lesquels foisonnent aujourd’hui à nouveau, comme à l’époque des chamans et des diseurs de bonne aventure. On doit faire appel aux associations libres du rêveur, et prendre le temps de chercher le sens latent, ce qui nécessite souvent au minimum plusieurs séances, parfois beaucoup plus, comme Freud le raconte dans l’Interprétation des rêves. L’analyste devra faire attention à ne pas centrer son analyse sur le sens manifeste ou symbolique des rêves, qui constitue souvent une façade défensive au service de la censure. On peut juste ébaucher de dégager un style névrotique, à partir du rêve et des associations qu’il engendre. Ainsi, un rêve très élaboré, qui donne naissance à des ruminations et de la culpabilité, peut évoquer un style obsessionnel. Un rêve théâtral mêlant le désir et l’amour en conflit peut être l’indice d’une structure hystérique (M. Fain, C. David, Aspect fonctionnels de la vie onirique, 1962).
Des rêves avec des personnages ou des animaux inquiétants, un risque de chute ou des vertiges, peuvent faire penser à une structure phobique. Jusqu’à la dépression névrotique qui peut se traduire par des pertes, des voyages ou des absences dans le rêve. Je renvoie ici à mes livres sur Le travail du psychanalyste et sa clinique (2017). Mais autant avec une structure névrotique, on doit attendre que la trame du rêve se dénoue, et que les rêves successifs dévoilent les résistances en se répétant, autant, avec une structure limite, psychotique ou psychosomatique, on a une prédominance des échecs du travail du rêve. Le but de ce travail étant, nous l’avons vu, de préserver le sommeil en dépit de la pression des désirs insatisfaits, par un accomplissement hallucinatoire du désir inconscient, suffisamment masqué et contenu par la censure.
Chez ces patients la plupart des rêves sont d’ailleurs oubliés au réveil. Seuls ceux du matin subsistent, car l’élaboration secondaire par le préconscient et la traduction des images en un récit du rêve dominent. Le récit d’un rêve est la traduction par la parole d’une série de représentations, d’images, mises en mouvement sur « l’autre scène » de l’Inconscient, au cœur du sommeil. On sait depuis Freud, et cela a été confirmé par les découvertes des neuro-physiologistes, depuis Michel Jouvet dans les années 60 [Le sommeil et le rêve, 1992], que le rêve proprement dit, nommé par ce dernier « sommeil paradoxal » doit être transformé au réveil pour être soumis à l’élaboration par la pensée verbale (en processus secondaire, selon Freud).
Les personnages et les objets qui figurent dans les rêves sont la reprise d’événements ou de vécus récents par le sujet, réorganisés pour les soumettre aux contraintes du programme génétique, selon Jouvet — au désir inconscient plongeant jusqu’aux confins du Ça somatique, selon Freud. Le sujet y figure souvent lui-même, plus ou moins dissimulé derrière d’autres personnages. De fait, quelques auteurs post-freudiens ont parlé de la valeur prospective du rêve, soit la capacité d’anticipation de l’avenir, et de préparation aux épreuves de la réalité qui ont pu se présenter la veille ou dans l’histoire du sujet. Une idée évoquée par Jose Rallo Romero, en 1974 dans son Rapport au Congrès des analystes de langue française à Madrid, et par Jean Bergeret dans la discussion de son rapport. Ce sera également l’apport de Jean Guillaumin dans son livre Le rêve et le Moi (1979), où il évoque des rêves récapitulatifs, des rêves prospectifs voire prophétiques.
Cet aspect rejoint le désir d’intégrer les cauchemars, les rêves répétitifs ou traumatiques dans une réalité réparatrice, par l’appel à l’autre (un tiers protecteur, pour J. Guillaumin), au préconscient et à sa fonction interprétative lorsque le moi peut compter sur l’objet. Plus récemment Tobie Nathan en a fait le sujet d’un livre (2011), qui dénonce les insuffisances de L’interprétation des rêves freudienne à ce sujet.
Le rêve tente de transformer les traces mnésiques pour aboutir au plaisir qui a été insuffisant ou absent durant la veille, et pour obéir au principe de plaisir (Freud). Lorsqu’il n’y parvient pas, il se limite à reproduire les traces mnésiques de ces expériences insatisfaisantes dans la compulsion de répétition : le caractère traumatique domine et c’est le cauchemar qui l’emporte. Ces traces seront à nouveau reprises dans le récit du rêve à un tiers (le parent, un confident, le psychanalyste), ou dans une rêverie diurne, qui vont leur donner une seconde chance de s’organiser — c’est le but de la mise en mots, même si elle échoue toujours en partie. Les rêves, les fantasmes, sont alors des mises en scène du désir, qui permettent d’en prendre conscience, et de fournir des buts à atteindre, tout en différant suffisamment leur réalisation pour pouvoir les accorder avec la réalité et la morale, les instances du Surmoi-Idéal.
4) Les échecs du rêve : absence de rêves, rêves fleuves, rêves crus ou cauchemars
Voici donc venu le moment de parler des rêves qui semblent contredire la réalisation du désir, ce que Freud a tenté de contester au début, mais sur quoi il est revenu par la suite, lors de sa seconde topique notamment, comme il l’évoque dans son Abrégé de psychanalyse, en 1938. Lorsque les désirs de l’inconscient sont trop puissants, le désir de dormir et de revenir dans le sein maternel est interrompu, nous dit Freud, et le dormeur doit s’éveiller. Cela pose la question de la qualité de l’appareil représentatif dont l’appareil psychique dispose pour « traduire » (contenir) les émotions, les mouvements du corps et ses éprouvés sensoriels malgré leur réactualisation traumatique (dans les vécus traumatiques récents), et pour transformer l’excitation inconsciente en pulsion, représentée dans le rêve par des images. Lorsque la pulsion est débordée par la violence fondamentale (J. Bergeret), l’excitation ou l’émotion primaire, le Moi est contraint de se mobiliser pour le réveil.
Il s’agit d’un échec du travail du rêve, dont il existe de nombreuses formes cliniques. Ce sont soit des rêves ratés, qui ne font que reprendre des pensées de la veille sans aucune fantaisie ni images, soit des rêves oubliés si bien que le sujet pense qu’il ne rêve jamais, soit des rêves fleuves, multiples et interminables, ou encore des rêves crus réduits à une image vive ou à une sensation, jusqu’au cauchemar, au somnambulisme.
Les rêves crus qui se limitent à une image, une sensation ou une émotion (qui peut aller de l’angoisse à l’orgasme), ou les rêves qui n’empêchent pas une décharge motrice — un mouvement qui réveille, un sursaut, un acte agressif ou auto-agressif (coup dans l’oreiller, auto-mutilation quasi somnambulique) — sont plus fréquents chez les patients qui souffrent de troubles limites, de névroses actuelles ou psychosomatiques. Ce sont des embryons de rêves, qu’on pourra parfois retrouver par le travail analytique, comme nous le verrons.
Les rêves fleuves sont souvent l’émanation d’un clivage, avec une élaboration par la pensée et les processus secondaires. Cette élaboration se fait sur un mode hyperactif, scindé de l’inconscient primaire, lequel ne s’exprime que par une hypermentalisation, une sorte de manie banche, comme on en voit chez les sujets allergiques par exemple (F. Duparc, 2001).
Les cauchemars surviennent lorsque la charge émotionnelle déborde la contenance du Moi du rêveur, et ses capacités de refoulement — de la censure du Surmoi. Ils représentent l’échec de la traduction représentative des émotions en affects modérés, des sensations et des mouvements en images, avant la dernière traduction en mots pour le récit du rêve. Pour Jean Guillaumin, un des premiers à avoir insisté sur cet aspect en 1979 (dans Le rêve et le Moi), l’image est en effet le lieu de passage privilégié par lequel le moi vigile et le moi onirique se rencontrent : la vie pulsionnelle d’un côté, qui prend sa source dans l’éprouvé corporel le plus intime — les racines, l’ombilic du rêve — et les restes diurnes, la relation avec les objets. L’image est le lieu de la traduction ou du transfert, dit Guillaumin (qui corrige la traduction réductrice du terme employé par Freud dans L’interprétation des rêves).
Ces échecs du rêve viennent d’un excès d’excitation traumatique, d’un affect trop intense, ou d’un vécu récent source d’insatisfaction, qui fait résonance avec un vécu traumatique du passé. Le sujet est incapable de produire un rêve assez protecteur pour le sommeil, anticipant la réalisation des désirs en attente. Ce matériel sensoriel ou émotionnel de l’inconscient primaire, dit Michel Fain (1962), est en manque de représentations visuelles suffisantes pour permettre une élaboration hallucinatoire satisfaisante. Pour S. Bottela (2005), la formation du rêve n’est possible qu’à travers un processus de traduction, qui part du rêve physiologique, le sommeil paradoxal décrit par Jouvet dès les années 60, de « l’ombilic du rêve » (comme le désigne Freud), pour parvenir à l’image, et enfin au récit du rêve, lorsque le rêveur s’éveille et que son préconscient le traduit en associations libres par la parole. Le sujet se réveille, et va conserver le souvenir du rêve pour pouvoir le transformer en récit à raconter à un tiers, un interprète, ou pour tenter de l’interpréter lui-même une fois réveillé.
Nous verrons quelle stratégie l’analyste doit tenter lorsque les cauchemars sont répétitifs (comme dans les névroses traumatiques) ou réduits à des sensations, des images ou des mouvements, et qu’ils ne peuvent faire l’objet d’une traduction en récit. Les rêves des névroses traumatiques, qui ramènent le sujet à la situation traumatique, ont été un des arguments de Freud pour justifier la compulsion de répétition et la pulsion de mort, mais on peut aussi y voir un désir d’emprise, le désir de maitriser la situation traumatique, pour en éviter la répétition.
Le fait de se réveiller au milieu de son cauchemar est aussi une façon d’en appeler, comme l’enfant qui crie, à un tiers protecteur pour « transférer » l’impossible à satisfaire ou le vécu traumatique, à un sujet qui puisse l’apaiser — une troisième topique qui inclut l’objet-tiers comme enveloppe pare-excitante d’appoint (F. Duparc, 2006). Dans celle-ci, |’appareil psychique du sujet est encore en gérance par un objet d’étayage qui soutient son désir ; par l’identification projective, l’appel à la rêverie maternelle de Bion. Récemment G. Civitarese (Le rêve nécessaire, 2016), a repris ces idées de Bion et celles d’Ogden, pour qui le rêve, en analyse, est un rêve à deux, qui en appelle à la rêverie de l’analyste. Comme dans le célèbre rêve raconté par Freud : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », l’analyste est attendu pour achever le travail du rêve, de réalisation du désir, là où la compulsion à la décharge et la pulsion de mort semblent l’emporter. Le cauchemar est un embryon congelé, en souffrance d’un projet parental.
5) La reconstruction du rêve
Et c’est pourquoi le cœur de l’analyse est la mise en parole par le sujet de ses rêves et de ses fantasmes, qui vont se transformer en rêveries diurnes, se traduire en désirs, et se relier à des projets ou des ruminations plus ou moins réalistes. Tout sujet s’efforce souvent de donner sens à ses rêves de la nuit (surtout aux cauchemars), en cherchant leur valeur symbolique, avec l’aide d’un gourou, d’un chaman, d’un onirologue, ou d’un psychanalyste. Ce phénomène est amplifié par la démarche de consultation, mais pour que le sujet puisse les dire, il faut qu’il ait établi une relation de confiance, un « transfert de base » (C. Parat, 1982) suffisamment bon pour pouvoir les livrer au cours de son récit, en association libre.
La cure de parole peut alors débuter, comme une tentative de représentation de ce qui n’a jamais pu se dire, à partir des fantasmes et des rêves inconscients. C’est un travail de prise de conscience, de retour des souvenirs et des fantasmes refoulés, pour assurer l’élaboration des éléments historiques qui ont eu un effet traumatique. Afin que le désir, cette fois, puisse mener à bien sa tâche, d’indiquer un but et un sens au sujet dans sa vie, sans se heurter aux limites que le passé lui a imposées. À travers les rêves, la mise en conte ou la reconstruction du fantasme, le but de la mise en parole sera d’assurer cette fonction des fantasmes inconscients, d’élaborer la représentation du désir. La libre association par la parole dans la cure va permettre au patient, grâce à la détente sur le divan et au silence de l’analyste, une sorte de régression aux confins de la pensée et des processus primaires. Un rêve sur le divan, sans trame logique, sauf en après-coup, dans le travail d’auto-interprétation en début et en fin de séance. Mais s’il ne peut produire un rêve suffisamment protecteur pour son sommeil et la réalisation de son désir, il ne pourra pas tirer bénéfice d’une cure analytique sur le divan. Les excitations liées aux restes diurnes et à la vie pulsionnelle, ne rencontrent, pour les lier par la censure, que des représentations de mauvaise qualité, sans épaisseur symbolique : des « représentations-limites » (Freud, Manuscrit K. ,1896). Ces « formes » sensori-motrices peu élaborées ne peuvent se traduire en images, en représentations de chose se reliant à l’affect et au langage. Au lieu d’un vrai rêve, elles produisent des rêves de couverture sur lesquels le sujet ne peut associer, des rêves crus, des cauchemars, des rêves sans contenu ou des rêves blancs, proches de l’hallucination négative. Au lieu de fantasmes autoérotiques ou de rêveries, le sujet ne dispose que de ruminations, d’agirs somnambuliques, de comportements stéréotypés, toxicomanes ou autocalmants. La cure analytique conduit à l’échec du processus, à une lassitude de l’analyste, et du côté du patient, à des agirs, des interruptions ou des somatisations.
La technique de reconstruction du rêve à partir de ses ébauches avortées permet de restaurer la libre association, de transformer le discours défensif barrant la résonance de l’Inconscient en une parole proche d’un rêve accomplissant le désir. Dans les névroses actuelles et les affections psychosomatiques, en particulier, les troubles de la fonction onirique sont fréquents. Si un sujet ne peut produire de rêves protecteurs pour le sommeil et la réalisation du désir, une cure analytique classique lui fait courir des risques de décompensation somatique, à moins que ne soient renforcés les paramètres défaillants du système sommeil-rêve. Le sujet souffre de rêves avortés, d’embryons de rêves incapables de donner lieu à des souvenirs, qui tantôt ressemblent à des pensées conscientes sans émergence de l’inconscient, tantôt débordent et provoquent le réveil, sans qu’il soit capable d’en saisir autre chose qu’un noyau hypercondensé, sans association possible, proche de la perception ou de la motricité.
Ces rêves traumatiques sont mus par la compulsion de répétition, et cherchent un contenant pour être représentés, un appareil à rêver (la capacité de rêverie maternelle de Bion), là où ils ont fait défaut face au trauma. Les cauchemars, pour paraphraser Freud dans le Complément métapsychologique à la théorie du rêve (1917), font appel à un veilleur de nuit ou à un interprète, à un destinataire extérieur qui puisse jouer le rôle d’un pare-excitation et achever la transformation du cauchemar en rêve, de l’avorton en enfant de la nuit, sous l’effet du transfert.
Partant de là, pour accompagner ces patients en mal de rêves, on peut élaborer des stratégies pour rétablir le rôle de gardien du sommeil et sa fonction de réalisation hallucinatoire du désir.
Avec des patients qui ne rêvent pas, souffrent d’insomnie ou de réveils nocturnes sans rêves, on tentera d’attirer leur attention sur des ébauches qui ne leur paraissent pas de vrais rêves, d’autant que cela induit une blessure narcissique chez eux, qui savent que l’analyste s’y intéresse, et qui souffrent de ne pas en avoir à raconter, surtout s’ils ont aussi une pensée pauvre en associations. On peut leur dire alors, en prenant garde qu’ils ne le prennent pas comme une pression, qu’ils font sûrement des rêves, mais qu’ils les oublient car ils leur paraissent sans intérêt. Or même un rêve réduit à une sensation, une couleur ou une impression de mouvement, lors d’un réveil nocturne, peut avoir un sens. On aura alors la surprise de recueillir des embryons de rêves — rêves d’incendie, de dédoublement, de vol dans un nuage blanc ou de chute dans un précipice — qui ont souvent une ressemblance avec ce que Freud appelait des « rêves typiques ». À défaut on peut dire au patient qu’il peut faire des équivalents de rêve en séance, sous forme de sensations corporelles.
La relaxation se prête bien à ces équivalents : ainsi, avec un patient qui a une secousse dans les épaules, on peut attirer son attention sur ce phénomène, et s’entendre dire qu’il a eu l’impression fugace que le divan bougeait, ou qu’il tombait. Le dépouillement des tensions (comme les habits qu’on enlève pour s’abandonner au sommeil) favorise la régression au ventre maternel évoquée par Freud, et l’enveloppe du sommeil figurée par la relaxation rend possibles ces « rêves éveillés », absents dans la pensée hypervigile du sujet. Bien sûr, il faut du temps pour en arriver à ce degré de confiance, et que l’analyste évite de faire intrusion avec des questions trop insistantes.
En cas de cauchemars répétitifs, ou de rêves qui réveillent, la stratégie la plus opérante est de chercher à restaurer la fonction du rêve de réalisation du désir, ce qui nécessite que l’analyste, au lieu d’interpréter le rêve en le ramenant à un traumatisme, cherche plutôt à le modifier, à construire le scénario du rêve qui aurait pu figurer un désir. Il fait avec le rêve ce que ferait un bon conteur pour enfant, transformant l’horrible fait divers en conte de fée, dans lequel une issue favorable est entrevue, et permet de retrouver le sommeil.
Ainsi, un rêve de chute peut être envisagé comme un désir du patient de laisser tomber une partie de sa vie, et l’analyste peut imaginer un parachute qui va s’ouvrir pour le patient avant qu’il n’arrive au sol. L’image du parachute, qui semble une suggestion, une liberté littéraire excessive du conteur-analyste, vient pourtant plutôt, en général, comme une sorte de chimère, au sens où l’entend M. de M’Uzan (1996), et on peut montrer au patient qu’il a contribué à cette image en évoquant son intérêt pour le parapente, par exemple, ou sa façon d’attendre des surprises de dernier moment : l’interprétation lui appartient donc aussi, et il est co-créateur du conte ainsi réalisé, afin de mettre le traumatisme à l’écart, ne serait-ce qu’un moment pour calmer le feu de l’excitation. Je dois dire qu’il m’est même arrivé de me référer à un conte appartenant à la culture d’origine de certains patients, ou à leur culture familiale infantile, pour soutenir l’aspect créatif de la construction.
Ce dernier aspect de la construction du rêve réalise ainsi l’objectif (stratégique) de ramener le cauchemar à un vécu traumatique réel, reconstruit à partir du rêve, pour le transformer aussitôt et lui trouver la fin heureuse qu’il aurait dû avoir. L’identification du traumatisme, son élaboration psychique, ne peuvent en effet se faire de façon constructive que si le « mauvais objet » au sens kleinien du terme est neutralisé, évacué, grâce à un « bon objet » qui constitue la fin heureuse, ou l’objet secourable.
On évite le piège de certaines interprétations, qui enfoncent le sujet dans la douleur traumatique du passé, ou dans un transfert négatif. Je pense ici à un travail intéressant de J. -M. Quinodoz sur Les rêves qui tournent une page (2001), qui montre que même des rêves angoissants et régressifs qui apparaissent au bout d’un certain temps d’analyse, peuvent avoir un but positif, qui est celui de se dégager d’un passé traumatique, d’une défaillance du moi appartenant au passé. La construction de l’histoire est ainsi un moyen de dégager l’avenir du désir des pièges de l’enfermement dans la répétition mortifère. Et de restaurer le travail du rêve, qui est de préparer le sujet à un accomplissement possible de ses désirs.
Conférence à Sainte-Anne, 12 octobre 2017
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