Situation actuelle de la psychanalyse en France
Depuis quelques dizaines d’années, la situation actuelle de la psychanalyse en France a bien changé, et je cite seulement pour mémoire et dans le désordre :
- Les sciences contemporaines offrent des modèles neurobiologiques, cognitivistes, comportementaux, etc. qui sont bien loin de la vision de l’homme proposée par la psychanalyse.
- Le « politiquement correct » surveille fantasme et réalité, tandis que l’informatisation empiète sur la nécessaire confidentialité.
- L’information est hyperprésente mais aplatie.
- Les conditions socio-économiques freinent pour nombre de personnes les disponibilités en temps et en argent nécessaires pour une psychanalyse.
- La dimension, axiale en psychanalyse, du conflit psychique est dévalorisée, par exemple au bénéfice de la « fatigue de soi », de la dépression, de l’incapacité (et non plus de la culpabilité).
Conséquences – ou en tout cas constatation : dans le microcosme analytique, mais aussi dans le public, on dit que ce que l’on appelle traditionnellement la cure-type devient rare, que les cas de névrose diminuent, alors que le quotidien des analystes est confronté à des pathologies nouvelles, difficiles, aux limites de l’analysabilité. On tient volontiers ce discours pessimiste, ou bien on ne dit rien mais on s’arrange de variantes pudiquement appelées « techniques ». Il existe aussi des analystes qui, au motif que choisir d’aller consulter un psychanalyste est déjà un signe pathognomonique de névrose, « allongent » systématiquement mais sans précision de durée ni de fréquence des séances Il n’en reste pas moins que flotte et prédomine l’impression générale que la pratique analytique n’est plus ce qu’elle était : elle se joue souvent en face à face, ou allongé mais à moindre fréquence. On parle plus fréquemment de psychothérapie, psychanalytique bien sûr, mais encore faut-il le préciser, ce qui nous oblige à poser encore, et différemment peut-être, la question des conditions d’effectivité du processus analytique.
Marginalité des névroses ?
À propos de cette prétendue raréfaction de la névrose et de la cure type, je voudrais vous proposer une hypothèse pour nous induire à penser différemment peut-être la question. Quand on relit les Études sur l’Hystérie, on peut remarquer que les biographies des patientes étaient bigarrées, pleines de traumatismes affectifs, de maladies somatiques, d’effractions sexuelles, de secrets de famille, d’incestes, d’enfants morts, de mères dépressives, de décès abrupts, de deuils infaisables, de troubles obsessionnels-compulsifs, de phobie de tout et de n’importe quoi, de dépersonnalisations identitaires, et de défaillances qu’on N’appelait pas encore narcissiques. Quant aux fonctionnements psychiques, ils étaient inclassables, hystériques certes mais en fait à la limite des tableaux nosographiques classiques. Cas sans frontière, pathologies-limites, malades de leur enfance et de leur sexe, mais... tout simplement exemplaires des psychopathologies qui s’adressaient au « spécialiste des maladies nerveuses », et qui fréquentent encore maintenant, un peu au hasard des circuits, psychiatres, psychanalystes ou psychothérapeutes divers et variés. Les Études sur l’Hystérie ne relatent pas des cures-type de névroses standard. Qui allongerait aujourd’hui, impunément et impudemment, Emmy von N. ou Lucy R. ?
Ces questions pourraient peut-être nous induire à renverser le point de vue traditionnel, et à reconnaitre que ce sont les névroses qui se situent à la limite, à la marge d’un champ psychologique et psychopathologique beaucoup plus vaste, celui de la grande majorité des fonctionnements psychiques. Dans ce champ on trouve – plus ou moins mal centrés par un self hésitant entre le conflit et la dépression – du caractère, du comportement, de l’expression somatique, des troubles de la cohésion identitaire, des pathologies narcissiques, des dysharmonies d’évolution, des pertes d’objet, des mélancolies plus ou moins secrètes, etc. Ce champ comprend les pathologies des Études sur l’Hystérie ; il recouvre aussi à peu près et même davantage celui que Freud désignait en termes de névrose actuelle ou d’angoisse et dont il pensait que toute névrose de défense en gardait un noyau, noyau traumatique toujours à vif, et sans guère de chair névrotique autour. À inclure aussi les cas que nous disons « difficiles », les névroses dites par Freud « narcissiques », les cas-limites, les malades à expression somatique, et il faut ajouter évidemment les diverses formes de psychoses, de la blanche à la plus sombre, les psychopathies et les raffinements pervers. Tout, en somme !
Mais ce que l’on peut remarquer est que, dans cette étendue psychopathologique, Freud a différencié cliniquement et élaboré théoriquement le modèle névrotique à partir duquel il a inventé la psychanalyse. On pourrait même dire qu’il l’a construit, ce modèle théorique de la névrose ; construit au sens de Constructions en analyse, et de plus, construit en positif et en négatif, c’est-à-dire par rapport à la perversion et à la sexualité infantile.
Le modèle de référence
Cette hypothèse selon laquelle la névrose serait pour une bonne part un modèle théorico-clinique rarement rencontré à l’état pur dans la pratique a déjà été envisagée, par exemple, par Joyce Mc Dougall dans son Plaidoyer pour une certaine anormalité. Elle notait, déjà en 1978, que « le bon névrosé classique (si toutefois son existence à l’état pur est plus qu’un simple artifice de la théorie psychanalytique) se faisait rare ». Toujours dans cette hypothèse d’une névrose qui serait davantage un modèle théorique qu’une réalité clinique, on comprendrait la difficulté à entendre les « cas-limite », « à la limite entre névrose et psychose », et les structures narcissiques, dans la mesure où on désignait ainsi les « franges mal connues d’états pseudonévrotiques » (je cite le début de La folie privée d’A. Green), difficulté dans la mesure où l’on pensait ces fonctionnements à l’aune de la névrose, dans le paradigme névrotique.
Si l’on poursuit l’hypothèse, cette fois au point de vue technique, on peut supposer que l’abord de ces cas difficiles relatés dans les Études sur l’Hystérie, et tout particulièrement l’échec avec Anna O. , avaient peut-être incité Freud et Breuer à réviser leurs méthodes de travail : voir les patientes tous les jours, les allonger, leur faire des pressions sur le front et des massages « sur tout le corps », c’était trop intime, trop excitant, et pour les patientes et peut-être aussi pour le médecin. Alors : laisser parler les patientes, mais pas trop souvent et en face à face. C’était d’autant plus prudent que la situation, manifestement, les faisait flamber. En prenant ces précautions, Breuer et Freud venaient en somme d’inventer la psychothérapie qu’on n’appelait pas encore psychanalytique, méthode qui semblait convenir le mieux à l’ensemble des cas. Mais il y avait encore trop de sexe et de fausses liaisons : Breuer ne supportait pas et rompit. Freud, lui, insista. Dans le champ protéiforme de la psychopathologie, il isole, dans la pratique et surtout dans la théorie, ce tableau clinique particulier qu’il appelle « psychonévrose de défense », mettant l’accent sur l’intériorisation inconsciente du conflit psychique et des moyens de défense. Pour les cas en question, il continue de prendre le risque d’une approche plus intensive : on ne touche pas, on laisse associer librement, mais c’est le divan systématique et quotidien. Et c’est ainsi que Freud inventa la psychanalyse...
L’invention de la psychanalyse
Ce ne fut pas sans mal. L’analyse de Dora se solda par une rupture, faute de prise en compte plus complète du transfert. Après une première séance tapageuse, l’Homme aux Loups s’installa dans une docilité par trop passive, et Freud procéda à une scansion de la cure, ce qui fut profitable à la théorie, mais moins au patient, la suite l’a prouvé. Un seul, parmi les cas célèbres, démontra le bien-fondé de la méthode ; ce fut l’Homme aux Rats. Or, c’est celui pour lequel Freud formula explicitement, non pas une interdiction, ni une interprétation, ni une construction, mais ce que l’on pourrait appeler l’esprit d’un cadre. Alors que l’Homme aux Rats s’était levé, pendant une séance, ne supportant ni le divan ni la règle fondamentale du « tout dire », Freud lui précisa qu’il ne pouvait le dispenser de choses dont lui, Freud, pourtant inventeur de la méthode, ne disposait pas.
C’est évidemment cette focalisation sur le cas particulier de la névrose, isolé volontairement et très tôt, en 1894 (Les psychonévroses de défense) par rapport aux névroses actuelles et d’angoisse et, à vrai dire, dans le champ psychopathologique tout venant, qui permit à Freud d’élaborer l’ensemble théorique sur lequel nous continuons de nous étayer. Dans cette perspective, on comprend que, la névrose étant une clinique marginale, expérimentalement isolée et valorisée, la cure-type soit rare, appropriée à la névrose, certes, mais pas toujours adaptée, loin de là, aux psychopathologies de la vie quotidienne.
Ne laisser ainsi à la névrose – et à la cure-type – qu’une part clinique et pratique restreinte, a l’avantage d’expliquer la supposée raréfaction actuelle de la névrose. Celle-ci n’a peut-être jamais été très fréquente. Il s’agissait d’autres pathologies que, par référence au modèle théorique, on baptisait névroses et dont on s’aperçoit maintenant qu’elles n’en sont pas. Mais cette hypothèse présente un grand risque théorique, celui de dévaloriser le modèle métapsychologique de la névrose et de nous laisser en état de perte référentielle dans un vide, ou un trop plein, conceptuel, propice à tous les affolements pratiques (voir mon Épitre aux Œdipiens, PUF, 1997).
Une analogie me parait possible : la cure-type serait comme le mètre étalon dont le prototype est déposé en platine iridiée à Sèvres ; il existe, on ne le rencontre pas souvent, mais tout est mesurable et n’est mesurable qu’en fonction du système métrique.
En fonction donc du système névrotique, réapparaît la question du processus analytique et de ses conditions d’effectivité et de développement. Si le processus consiste à ce que, dans une névrose de transfert, un individu retrouve, ou trouve, la capacité d’investiguer, de nommer, de dramatiser, de défouler des phénomènes psychiques à peu près inaccessibles autrement, quels sont les moyens que l’on peut mettre en place pour avoir le plus de chance de favoriser ce processus et de créer ce que Jean-Luc Donnet appelle très justement une « situation analysante » ? La cure-type a montré, et montre toujours, qu’il est théoriquement possible de déclencher et d’entretenir un tel processus. Mais si la cure-type, dans le site classique et avec le dispositif que l’on connait, parait difficilement jouable, comment dans un continuum de pratiques différenciées instituer une situation analysante supportable et bénéfique ?
Le travail du psychanalyste
Dans ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement analytique contemporain, les réponses sont variées, selon les cliniques et aussi, bien sûr, selon les options théoriques et institutionnelles. On peut cependant dire que les analystes de toutes tendances théoriques s’accordent sur le couple association libre du patient et parole de l’analyste, ainsi que sur le transfert-contre transfert. Ce qui avive entre analystes le narcissisme des petites différences, c’est par contre bien davantage la conception que l’on se fait du travail du psychanalyste. Ou bien on pense – pour le dire vite – que l’analyste est un Pygmalion, maître du temps et du jeu, dont la parole fait accéder le patient à la vérité ; ou bien, à l’opposé, on pense que l’analyste est l’officiant d’un plus haut service, induisant un processus qui va se dérouler dans un cadre donné au départ et qui s’applique aux deux protagonistes.
Ce sont ces deux options, schématiquement présentées ici, que l’on retrouve dans la conduite de la cure et dans l’insistance ou non sur le cadre. Cette insistance, en France, est la conséquence chez les uns, de ce qu’ils considèrent chez les autres comme abus de pouvoir, alors que les autres considèrent chez les uns le cadre comme une entrave à la créativité. On pourrait, dans cette perspective, définir le cadre comme un état d’esprit volontaire, volontariste même, un parti pris d’humilité pour qui connaît les tentations de la mégalomanie. Mais à dire : volontaire, se pose la question de reconnaitre le désir inconscient ainsi recouvert. Qu’est-ce que cela cache ? La meilleure réponse est, déjà citée, celle de Freud à l’Homme aux Rats : « je ne peux (le) dispenser de choses dont je ne dispose pas ».
Perception-régression
En fait l’essentiel du débat à propos du cadre porte sur deux points. Le premier, on vient de l’évoquer, est celui de l’arbitraire. Le deuxième porte sur une option théorico-pratique, à savoir : la régression est-elle nécessaire au progrès du processus analytique ? La régression, ou certains degrés de régression topique, temporelle et/ou formelle, requérant un temps de séance suffisant pour que s’établisse ce que l’on a justement appelé un « état de séance », analogue en quelque sorte au rêve, et favorable au processus ? Si l’on pense que cet état et ce temps de séance sont nécessaires, on bute sur l’opposition perception-régression, et on se trouve en plein cœur du débat concernant la psychothérapie psychanalytique, ou plus précisément l’opposition divan – face à face, et ce en quoi la perception du vis-à-vis freine les conditions de possibilité des régressions. Mais attention, que l’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : si l’état de séance nécessite un temps de séance, je n’ai pas dit que la régression se... minutait en temps réel !
Dans la pratique, comment se jouent ces deux paramètres de la situation analysante, le risque d’arbitraire d’une part, et la question métapsychologique du couple perception-régression d’autre part (et sa liaison avec le transfert et son interprétation) ?
En fait la discussion se situe à plusieurs niveaux :
- Quid du processus analytique dans le face à face par rapport à la situation classique ? : c’est un débat intra et interanalytique, mais aussi, dans la définition même de la psychanalyse, un débat avec les pouvoirs publics (au sujet par exemple d’un diplôme éventuel de psychothérapeute).
- Durée de la séance, fixée à l’avance, et respectée, ou scansion ; c’est le débat avec l’héritage lacanien.
- Nombre de séances hebdomadaires : cinq séances pour les anglo-saxons et les standards de l’Association Psychanalytique Internationale, ou trois séances en France depuis Nacht (et Lacan avant la scission), c’est le débat théorique sur l’état de séance, et si l’on peut dire, l’état de cure, et pour la Société Psychanalytique de Paris le débat institutionnel avec l’API.
La formation du psychanalyste
J’y viens dans un instant ; il faut auparavant évoquer la même complexité à propos de la formation des analystes. Il est cohérent de penser que cette formation doit passer par l’expérience initiale, pour ne pas dire initiatique, celle de la découverte par le candidat, pour son propre compte, de la démarche qui fut celle de Freud. Et c’est là que l’on retrouve l’expérience de la névrose et de la cure-type. L’institution propose au candidat de connaître la situation, j’allais dire expérimentale, répondant au modèle théorico-clinique de la névrose, et de la mettre en pratique, espérant qu’ainsi, sur le divan, plusieurs fois par semaine, il développe une névrose de transfert ravivant sa névrose infantile.
Mais là encore, attention : je n’ai pas dit que l’analyse de formation drainait les seuls rares cas de cure classique. Je ne l’ai pas dit parce que la cure classique continue d’être pratiquée, et pas seulement avec une visée de formation. Je ne l’ai pas dit parce que, autre raison, on ne parle plus guère, à la SPP, d’analyse de formation, et encore moins d’analyse didactique, mais de cursus de formation que le candidat est admis, ou non, à suivre, alors qu’il est déjà en cours d’analyse.
Pour ce qui est des autres options de la SPP, je dirai en reprenant les trois points évoqués précédemment que :
- On affirme la continuité psychanalytique des diverses modalités de la pratique, quand évidemment celle-ci est le fait d’un psychanalyste, et sous réserve d’une étude des indications.
- La préférence est affirmée pour des séances à durée fixée à l’avance et respectée (Pas plusieurs rendez-vous à la même heure : c’est la question de l’arbitraire).
- Quant au débat avec les anglo-saxons à propos du nombre de séances hebdomadaires, on peut estimer qu’il s’agit, là encore, de deux conceptions de l’analyse. La manière à quatre ou cinq séances hebdomadaires est certainement plus totalisante, l’analyse devenant dans la vie du patient la priorité. On ne s’étonnera pas de ce que, lorsqu’il s’agit de la formation, les tenants des quatre ou cinq séances instaurent souvent la présélection des candidats. L’aspirant-analyste présente sa demande de formation avant de commencer son analyse « didactique » ; il est, ou non, sélectionné, bon pour la formation, et tout au long de cette formation son analyste participera aux discussions le concernant. Je précise bien haut que sur la fréquence des séances, la présélection et le « reporting », la position de la SPP est différente de celles d’un nombre certain de sociétés composantes de l’API.
On n’est pas obligé d’être laxiste !
Bien évidemment si ces options sur la durée et la fréquence des séances apparaissent aussi pointilleuses, c’est qu’elles sont les indices d’un malaise général, en France et à l’étranger, dans la théorie et dans la pratique de la psychanalyse. Alors question : ce malaise ne serait-il pas une errance par perte de repère, ou, ce qui revient au même, par surabondance de repères et de modèles, et n’est-ce pas là précisément que la discussion sur la névrose et la cure classique prend tout son intérêt, comme si on ne pouvait confronter des pratiques et bâtir des systèmes théoriques que si l’on pose un modèle de base, une unité de mesure, un paradigme spécifique ? La question est d’autant plus pressante que la psychanalyse est confrontée actuellement à deux ordres de difficultés. Dans le public, la situation est étrange : plus l’analyse est un fait culturel reconnu, présent dans les mœurs et les médias, et plus sa pratique est dénigrée. À l’intérieur du mouvement analytique, on constate des approches cliniques variées, des divergences pratiques, des efflorescences théoriques et même des récupérations idéologiques. Certes, la diversité est une richesse et la discussion est du côté de la vie, mais à ne pas être une et indivisible, la psychanalyse a-t-elle des chances de survie ?
Dans cette perspective, il nous faut répondre :
- quelles sont les indications de la cure classique, celles du face à face à moindre fréquence, et celles de la cure à haute fréquence, quelles sont les indications, les risques et les effets prévisibles ?
- en quoi les psychothérapies dites analytiques pratiquées par des non-analystes (même quand ils ont été supervisés par des analystes) ne sont pas de l’analyse, et en quoi ces pratiques ne sont pas inoffensives (non pas du « cuivre » mais de la dynamite maniée par des apprentis sorciers) ?
On voit bien que pour prendre position il est nécessaire d’avoir un... mètre au sens du système métrique. Même si la névrose et la cure classique n’étaient que des modèles théorico-pratiques, dans le bazar psychothérapique actuel cette référence reste à proprement parler essentielle. En effet, ce que Freud a inventé, ce n’est pas la psychothérapie, mais la psychanalyse.
jeudi 14 décembre 2000