Introduction
Freud a découvert la sexualité infantile [1]1, au travers des formations défensives contre celle-ci que sont les théories sexuelles infantiles [2]2. Il a mis en forme le concept de névrose infantile [3]3, découvert au travers de la méthode thérapeutique utilisée par le psychanalyste pour réduire celle-ci, c’est-à-dire : la cure analytique. Au travers de la répétition de la névrose infantile, il a observé un transfert infantile [4]4 qu’il a, tout d’abord, considéré comme un inconvénient de la cure, et qu’il a ensuite été amené à utiliser afin que la répétition conduise à la remémoration et, surtout, à l’élaboration [5]5. C’est ainsi qu’il a découvert la forme d’expression par excellence de la névrose infantile sous les espèces de la névrose de transfert. Enfin, au travers de la difficulté qu’il éprouvait à pouvoir penser sous le regard de ses patients et dans la perception de leur motricité, et en référence à ce qu’il avait écrit en 1895 [6]6 sur les rapports antagonistes de la motricité et de la pensée dans l’économie pulsionnelle, il a instauré le cadre analytique. Ce cadre vise à permettre le meilleur déroulement possible de la relation qui va être le support et l’agent thérapeutique de la cure analytique : la rencontre analytique.
Dans l’ascèse constituée par l’absence de communication visuelle, par la réduction de la motricité grâce au dispositif divan-fauteuil et par la régularité du moment et de la durée des séances, le cadre analytique ne favorise pas seulement l’émergence de la figurabilité – tant chez le patient que chez l’analyste – mais également l’émergence de la régression.
À l’évidence, le cadre externe de la cure en face-à-face et, a fortiori, celui de la cure d’enfants, désorganise notablement les conditions d’émergence de ces deux paramètres – figuration et régression. Mais, puisque de tout mal, il peut ressortir un bien, ce sont précisément ces apories qui ont conduit certains psychanalystes à sortir de leur éventuelle frilosité et, dans le souci de ne jamais perdre de vue ces deux paramètres centraux du processus analytique, à devenir plus créatifs quant aux moyens d’écoute, d’expression et de communication au niveau préconscient avec de tels patients. Et, tout naturellement, ceci leur a permis d’accomplir un progrès considérable dans l’écoute, l’expression et la communication avec leurs patients adultes dans la cure dite classique.
L’Infantile
C’est en réfléchissant à ces questions-là dans le quotidien de ma pratique avec des enfants, des adolescents et des adultes, ainsi qu’au travers de mon activité « en écoute tierce » de superviseur, que j’en suis arrivée, en 1996, à mettre en forme un concept, l’Infantile [7] 7, qui a constitué pour moi à la fois un point d’aboutissement et un nouveau départ vers des explorations ultérieures.
J’ai commencé par proposer une représentation de la rencontre analytique comme « une constellation mouvante de points d’impacts générateurs de tensions entre deux lieux virtuels, constitués par l’espace psychique de l’analyste et celui de l’analysant ».
La rencontre de ces deux espaces – qui ont chacun, bien entendu, leur organisation propre, s’effectue sur des points que je classerai dans deux catégories :
• l’organisation œdipienne ;
• la mentalité de groupe [8]8 inhérente à tout psychisme humain.
Dans la rencontre analytique, ces points d’impact vont devenir fonctionnels.
Sous la fine pellicule consciente de l’alliance thérapeutique, rencontre de la demande de l’analysant avec l’acceptation de l’analyste, l’analysant investira ces lieux frontières sur un mode transférentiel inconscient propre au passé.
Qu’en sera-t-il du fonctionnement de l’analyste dans cette même configuration ? Sa spécificité professionnelle est faite de son identité même, puisque c’est sa structure psychique, et essentiellement son organisation inconsciente, qui constitue son instrument de travail. Cette structure psychique va s’engager dans la rencontre analytique avec toute sa part d’Inconscient, à la fois conteneur du passé refoulé, mais aussi potentiel pulsionnel pour de nouveaux investissements objectaux et narcissiques.
J’ai présenté ici, il y a deux ans, ma modélisation de la cure analytique, en partant du point de vue selon lequel l’Infantile du psychanalyste peut être considéré comme un paradigme de la cure analytique, et en tentant d’examiner ce qui se passe dans l’Infantile de l’analyste au cours de la relation transféro-contre-transférentielle.
Ce soir, après avoir rapidement rappelé les lignes générales de ce modèle personnel, je vais le mettre en relation avec cet autre concept, tout à fait classique celui-là : la névrose infantile.
J’ai postulé que, présent chez tout être humain, l’Infantile est un « étrange conglomérat historico-anhistorique, creuset des fantasmes originaires et des expériences sensori-motrices mémorisables sous forme de traces mnésiques ». Il peut être considéré comme « le lieu psychique des émergences pulsionnelles premières et irreprésentables ». De cet « avant-coup », nous ne connaîtrons que les rejetons représentables, sous la forme des théories sexuelles infantiles d’une part, et des traces mnésique d’autre part. Structure de base aux franges de notre animalité, dépositaire et conteneur de nos pulsions, tant libidinales ou haineuses qu’épistémophiliques, l’Infantile est cet alliage de pulsionnel et de structural « souple », qui fait que l’on est soi et pas un(e) autre.
Irréductible, unique et par là même universel, l’Infantile est donc bien ce par quoi notre psychisme va advenir, dans tous les développements de sa bisexualité psychique organisée par l’Œdipe. Aux limites de l’ICS et du système PCS, l’Infantile est le point le plus aigu de nos affects, le lieu de l’espérance et de la cruauté, du courage et de l’insouciance ; il fonctionne la vie durant, selon une double spirale processuelle et signifiante, et l’on peut le retrouver même dans les pathologies les plus lourdes, à condition de ne pas confondre celles-ci avec le mode d’organisation normal de cet Infantile. Et si, jusqu’à notre mort, il continue d’agir simultanément au niveau des processus œdipiens secondaires et au niveau des mécanismes primitifs, c’est bien parce que cet Infantile humain a en partage la force pulsionnelle inouïe dont on peut constater le fantastique déploiement dans le rythme de développement psychique des premiers temps de la vie humaine.
Pourtant, l’aspect pulsionnel n’est pas seul en jeu dans cette tentative de définition de l’Infantile. Dans sa forme métaphorique, le concept vaut aussi pour ce qu’il entraîne avec lui de l’hallucinatoire et du proto-symbolique, préformes en devenir permanent dans toutes nos activités mentales. Une fois dénoués, grâce à la cure analytique, les points de fixation qui figent dans une répétition stérile nos modes d’être et d’avoir, ces préformes vont redonner leur vigueur et leur efficacité pulsionnelle sous-jacente aux organisations plus matures, « donnant le ton » à notre personnalité de sujet, dans notre fonctionnement habituel d’adulte. (Au Vif de l’Infantile, p. 16-17).
Lors du Congrès des Psychanalystes de Langues Romanes de 1979, Serge Lebovici [9]9, qui en était le rapporteur, avait présenté ses vues sur la distinction qu’il effectuait entre névrose infantile et névrose de l’enfant. Il soutenait que, si l’on suivait la métapsychologie freudienne et uniquement celle-ci, la névrose infantile n’était pas un concept qui pouvait s’appliquer facilement à la psychopathologie de l’enfant. Rappelant l’existence du noyau hystérique de la névrose infantile, il insistait sur la nécessité d’une organisation du refoulement et, partant, sur les exigences de l’après-coup. Donnant une importance première à la reconstruction en tant que but assigné à la cure analytique, il avançait l’opinion selon laquelle, si une pathologie névrotique pouvait bel et bien exister chez l’enfant, on ne pouvait cependant parler de « névrose infantile » stricto sensu chez l’enfant pré pubère.
Rappelons brièvement les données du problème :
À partir de son modèle de 1895 sur l’hystérie [10]10 selon lequel « l’hystérique souffre de réminiscences », Freud confirme, dès l’année suivante que, pour lui, les manifestations hystériques avant huit ans trouvent leur origine dans ce qu’il désigne comme « une précocité sexuelle » [11]11. Quelques années plus tard, à propos du Petit Hans, il considère que, dans le registre des névroses, les hystéries d’angoisse sont les plus précoces. Elles constituent, selon lui, les em>névroses de l’enfance par excellence [12]12. Il ajoutera l’année suivante [13]13 : « ce que nous appelons psycho-névroses doit avoir pour origine une névrose actuelle infantile ; il faut ajouter : que celle-ci devienne ou non manifeste ».
À l’occasion du Congrès de 1979, nous avions, Jean Bégoin et moi-même, écrit une contribution à la discussion du rapport de Serge Lebovici, contribution dont l’argument central visait à préciser que le noyau de l’hystérie infantile pouvait être compris en termes de pathologie de l’identification projective. Nous appuyant sur les apports de l’École anglo-saxonne, nous avancions l’idée selon laquelle, alors que le but de l’identification projective normale est la recherche du sens au moyen de la communication, tant avec autrui qu’avec nous-même et nos objets internes, dans la névrose hystérique en revanche, l’identification projective fonctionne avec des visées d’évacuation du sens. Du même coup, ce sont les processus d’identification introjective qui sont, secondairement, empêchés dans leur fonctionnement, comme je l’ai développé plus en détail ultérieurement.
Si je rappelle ici ce débat vieux de plus de vingt ans, ce n’est pas seulement pour rendre un très amical et respectueux hommage à Serge Lebovici, qui fut l’un de mes maîtres et qui, dès mes débuts avait fait confiance à mes potentialités en m’adressant des enfants pour une psychothérapie alors que je n’étais encore qu’une très jeune psychologue inexpérimentée.
J’évoque cet échange pour tenter de rendre compte devant vous des apories auxquelles, aujourd’hui comme hier, nous confronte la clinique quotidienne, en ce qui concerne nos « capacités à penser les pensées » (Bion).
On sait que la « sorcière métapsychologie » – comme l’appelait Freud – est issue d’une réflexion en « après-coup » de la séance d’analyse, et l’on m’objectera peut-être qu’il n’est pas forcément utile, pour le praticien, de se préoccuper d’un tel travail.
Je pense au contraire que, sans un va-et-vient continuel entre notre pratique et une réflexion sur celle-ci, notre appareil à penser ne peut qu’aller s’étiolant. Dès lors, nous risquons donc de ne plus pouvoir aider des patients qui, sous l’emprise de la douleur psychique, attaquent cet appareil à penser – le nôtre comme le leur – car « penser est douloureux », comme le rappelait sans cesse le même Bion.
En 1979, la voie métapsychologique indiquée par des concepts « bi-focaux », comme l’identification projective par exemple, était encore relativement nouvelle en France en dépit du fait que ce concept avait été mis en forme par Mélanie Klein plus de trente ans auparavant [14]14 et développé par Bion près de vingt ans plus tôt [15]15. Confrontés à cette mise en forme classique de la problématique « névrose-hystérie infantile-remémoration-reconstruction », nous avions donc, Jean Bégoin et moi-même, tenté d’indiquer une voie nouvelle pour poursuivre le long chemin de la réflexion sur la métapsychologie. Cette voie était déjà bien installée à cette époque, par les travaux kleiniens et post-kleiniens, notamment ceux de Bion et de Meltzer.
Certes, il en existe d’autres, et tout psychanalyste qui réfléchit imprime son propre style à sa vision de la métapsychologie. Par exemple, on peut considérer la suite des recherches remarquables effectuées par Serge Lebovici sur l’organisation psychique des tout-petits comme les fruits de son insatisfaction d’alors : ainsi avance la pensée humaine, et l’on ne peut que s’en réjouir.
L’Infantile du psychanalyste en exercice : interprétations-bouchons et taches aveugles
Après les découvertes freudiennes et kleiniennes intéressant le fonctionnement psychique normal et pathologique du patient, les recherches de pointe en psychanalyse, au cours de ces cinquante dernières années ont porté davantage l’accent sur le fonctionnement psychique de ce « complémentaire » du couple analytique qu’est le psychanalyste en séance.
C’est dans cette perspective que je me suis intéressée, en 1994 [16]16, aux « pièges de la représentation dans l’interprétation ». En développant cette recherche, j’ai proposé – dans le premier chapitre du « Le Vif de l’Infantile » – le concept de tache aveugle. Que recouvre ce concept ?
En tant que psychanalystes, nous sommes habitués à déceler une partie au moins des résistances contre-transférentielles qui viennent altérer la qualité de notre attention flottante. Cependant, en raison de la configuration de l’Infantile, nous sommes confrontés à des difficultés qui ressortissent autant de l’existence de notre propre ICS que de l’ICS de notre analysant.
C’est là que le cadre de la cure analytique vient au secours de notre vigilance. En effet, au décours de toute analyse et de toute psychothérapie, d’enfant ou d’adulte, il s’installe un mode et un rythme de base spécifique, que l’analyste apprend à observer. Or, il va se produire inévitablement des ruptures dans ce rythme. Tant que ces ruptures seront minimes, l’analyste pourra les refouler, voire les dénier. Lorsqu’elles seront plus importantes, il y verra généralement un mouvement de transfert. Cependant, on peut aussi considérer celles-ci comme un mouvement contre-transférentiel.
En tout état de cause, j’ai postulé qu’il se produisait, dans cette conjoncture tranféro-contre transférentielle, une rupture de communication qui se traduisait par un manque à représenter, une tache aveugle.
Selon ma définition, cette tache aveugle existe dans le fonctionnement de tout être humain. Elle est l’expression d’une perte d’objet interne signifiant, bon ou mauvais, perte qui survient, en général dans le décours de la répétition liée au processus analytique [17]17, sous la poussée de la force pulsionnelle qui se dégage de l’Infantile d’un sujet. C’est l’impact de cette force pulsionnelle sur le système PCS d’une autre personne, fût-elle analysée et même psychanalyste, qui est source d’une excitation non liée. Et c’est cet impact qui va susciter des taches aveugles lorsqu’il rencontre, chez la personne en question, soit des aspects infantiles non-analysés, soit des rejetons pulsionnels actuels de son ICS, dont la forme spontanée de surgissement est, par définition, de l’ordre de l’Infantile.
Lorsque, dans le cadre de la relation analytique, une tache aveugle survient uniquement chez l’analysant, on peut raisonnablement s’attendre à ce que l’analyste la repère et s’en occupe avec les moyens analytiques qui sont les siens, au premier rang desquels se trouve l’interprétation.
Qu’en est-il de la tache aveugle qui survient chez le psychanalyste en exercice ?
Avec cette question, on rejoint les nombreux travaux des années soixante et soixante-dix sur le contre-transfert [18]18, et notamment sur la différence classiquement établie entre le contre-transfert au sens étroit du terme – qui intéresse les difficultés névrotiques propres au psychanalyste – et le contre-transfert au sens large – qui intéresse l’ensemble de la relation de l’analyste et de l’analysant, y compris dans sa valence d’objet d’étayage. Le temps qui m’est imparti ne me permettra pas d’approfondir cet aspect historique des concepts psychanalytiques. Je me bornerai à indiquer que, bien évidemment, ma réflexion sur la tache aveugle est une tentative de poursuivre la réflexion sur ce sujet capital.
Donc, j’ai, pour ma part défini cette tache aveugle comme étant constitutive du champ de tension suscité, dans le système PCS de l’analyste, par l’excitation liée à son écoute.
J’ai fait l’hypothèse d’un double destin pour cette tache aveugle chez l’analyste : elle va s’organiser simultanément en une motion refoulante de cette excitation et en une préforme cadrante-contenante pour la cure analytique.
Dans la cure analytique de l’adulte
Quel que soit le membre du couple analytique chez lequel survient la tache aveugle, cette dernière installera un vécu préconscient de perte d’objet qui sera ressenti dans le champ commun de la séance. J’ai observé que c’était précisément ce vécu qui mettait en mouvement, au niveau inconscient de l’un, de l’autre, voire des deux protagonistes de la cure, un processus de figuration apparenté au rêve. Comme le rêve, ce processus de figuration pourra être instantanément refoulé ; il pourra aussi donner lieu à un surgissement confus d’images avec perte des limites entre soi et l’autre, l’externe et l’interne, la perception et l’hallucination. Dans tous les cas, il appartiendra à l’un des deux membres du couple analytique, mais avant tout à l’analyste, de tenter un travail psychique de décondensation et de figuration de choses et de mots, en s’aidant si possible de l’associativité du patient et de la sienne propre.
C’est donc bien du fonctionnement préconscient du psychanalyste que dépendra le destin des taches aveugles surgissant dans la relation analytique : passage à l’acte avec la destruction de la situation analytique, ou refoulement avec gaspillage du travail analytique, ou encore, utilisation cadrante-contenante de cette re-connaissance de l’Infantile en soi et dans autrui, au service du sentiment d’identité et du développement des capacités spécifiques du sujet.
Le maintien d’une situation pare-excitante dans les relations interpersonnelles au moyen du cadre analytique va présider de deux façons au destin normal de cette excitation : pour une part, elle va se lier dans la sublimation et, pour une autre part, elle va subir un nouveau refoulement, probablement étayé d’ailleurs par le clivage. On peut donc s’attendre à un double impact de l’Infantile de chacun des deux protagonistes sur l’Infantile de l’autre.
Dans la rencontre analytique, c’est la dissymétrie de la situation qui permet, non seulement de séparer l’un de l’autre ces deux impacts pour les étudier, mais également de dénier une partie de la situation psychique en ne prenant en considération que l’impact de l’Infantile de l’analysant sur le psychisme de l’analyste et non l’inverse.
Pourtant, maints éléments de l’Infantile de l’analysant viennent solliciter spécifiquement l’Infantile du psychanalyste en séance. On peut citer notamment :
1. l’organisation pulsionnelle infantile,
2. les paradoxes de son expression dans le mouvement transférentiel de l’analysant,
3. le poids de l’histoire infantile relationnelle et identificatoire, qui l’empêche souvent de reconnaître la spécificité de sa vie psychique interne et de s’y intéresser,
4. l’organisation de sa pensée infantile, rivée dans la névrose de transfert aux points de fixation constitutifs de sa névrose infantile,
5. enfin, les éléments traumatiques et trans-générationnels qui ne manquent dans aucune situation analytique.
L’analyste aura donc la tâche difficile d’être simultanément à l’écoute interne de deux Infantile hétérogènes : celui que l’analysant projette en lui, du fait du transfert, et le sien propre, du fait du contre-transfert. On se trouve là face à une occasion privilégiée de surgissement de taches aveugles. Face à ce risque, les qualités et les caractéristiques de l’Infantile du psychanalyste vont jouer un rôle capital. En effet, l’Infantile d’un analysant est toujours prêt à se mettre au service de celui ou celle qui représente un objet d’amour et de dépendance du passé – en l’occurrence, au service de l’analyste. Il dépendra alors de la manière dont l’analyste gère son propre Infantile qu’il utilise ou non à son profit pulsionnel et narcissique personnel le point aveugle d’excitation suscité, dans son psychisme, par l’Infantile de son analysant.
Dans la cure analytique de l’enfant
Ce que je viens de décrire concerne le rôle économique des taches aveugles dans la cure analytique. Qu’en est-il de son rôle dans la dynamique de la cure ?
C’est en tout premier lieu grâce à mon activité en « écoute tierce » des psychanalystes d’enfants que je l’ai découvert. Et, puisque nous sommes ici centrés sur la problématique de la psychanalyse avec des enfants, je vais vous faire partager un exemple de ma découverte :
À l’une de ses toutes premières séances de psychothérapie psychanalytique, un petit garçon de cinq ans manipule un tuyau de douche dont il manquait la pomme, pendant un long moment. Son visage reflète un mélange d’excitation et d’inquiétude, et il ne parle pas. Puis il demande à aller aux toilettes. Lorsqu’il revient, l’air soulagé, dans la salle de psychothérapie, l’analyste [19]19 lui dit : « Peut-être qu’après avoir joué avec le tuyau, tu as eu besoin d’aller vérifier que tout allait bien du côté de ton zizi ». Le petit garçon, très effrayé : « Mais tais-toi ! Ne dis pas de gros mots ! ». L’analyste : « J’ai dit un gros mot < ? », L’enfant : « Ben oui ! ‘Zizi’, c’est un gros mot ! ». Elle : « Ah bon ! Et qu’est-ce qui arrive, quand on dit des gros mots ?». Lui : « Tu ne le sais pas ? Quand on dit des gros mots, on devient sourd ! ».
La jeune analyste qui me rapportait ce fragment clinique est très douée, et elle s’est critiquée elle-même d’avoir, disait-elle, utilisé une interprétation trop « plaquée », à la limite de la paraphrase. Celle-ci nous a permis néanmoins d’orienter notre réflexion commune, tant il est de fait que la paraphrase est le parasite quasi universel du discours analytique, aussi bien dans les récits cliniques que dans les développements théoriques. Elle constitue le contenu principal de ce que j’ai appelé les interprétations-bouchons.
J’ai pu observer que les interprétations-bouchons survenaient dans la tête de chacun d’entre nous, analystes d’adultes ou d’enfants, toutes les fois où nous nous trouvons aux prises avec notre Infantile dans une configuration de tache aveugle. Et c’est là que j’ai découvert que, lorsque nous sommes pris dans l’une de ces taches aveugles dont nous ne pouvons pas faire l’économie, nous sommes presque toujours en identification projective avec l’un des objets internes du patient ou, parfois, avec une partie clivée et déniée de son Moi. Cette situation psychique de l’analyste est une réponse inconsciente au transfert du patient dans le hic et nunc de la séance. À condition d’en ressortir, elle nous permet de prendre la mesure du malaise, voire de la souffrance intense qui marque de son sceau la relation de l’analysant avec ses objets internes. Pour parvenir à ce second « palier » de compréhension – le premier qui soit spécifique à la technique psychanalytique – l’activité psychique du psychanalyste doit franchir également une autre étape dans le monitoring de son contre-transfert. En effet, la difficulté de l’interprétation réside dans le fait qu’elle mobilise simultanément, chez l’analyste, tous ses niveaux identitaires et toutes les formes fantasmatiques d’expression de ses pulsions, originaires, archaïques et œdipiennes. Toutes les modalités de son appartenance sexuelle et de sa bisexualité psychique [20]20 vont entrer en jeu, telles qu’elles se sont organisées dans son Infantile et demeurent toujours actives dans son Préconscient, sous-jacentes à son fonctionnement psycho-sexuel adulte.
L’Infantile et la régression dans le transfert et dans le contre-transfert
C’est ici que l’expérience personnelle de la cure analytique – l’analyse de l’analyste – va jouer un rôle majeur, je veux parler de l’expérience du transfert et de son interprétation par l’analyste de l’analyste.
Revenons donc un instant aux différents courants du transfert :
En 1912, dans La dynamique du transfert [21]21, Freud écrit : « Le but de l’interprétation de transfert est de forcer le patient à placer ses impulsions émotionnelles dans le nœud du traitement et de l’histoire de sa vie, de les soumettre à la considération intellectuelle et de les comprendre à la lumière de leur valeur psychique. Ce combat entre intellect et vie instinctuelle, entre comprendre et chercher à agir, se joue presque exclusivement dans les phénomènes de transfert. C’est sur ce champ de bataille que la victoire doit être remportée ».
Il est remarquable que Freud ait étayé sa thèse de l’universalité de la tendance au transfert par la description du devenir de celui-ci en institution. Rappelons qu’il énumère les destins des différentes caractéristiques de celui-ci. C’est le transfert tendre, aspect le plus élaboré du transfert positif selon Freud, qui permet l’établissement d’une alliance thérapeutique avec le patient, tandis que certains aspects du transfert vont prendre une fonction de résistance : le transfert négatif, ainsi que le transfert positif dans son aspect érotique. Décrivant le devenir de ces patients, il note que si le transfert négatif est prédominant, le patient quitte l’institution sans s’être amélioré, voire en s’étant aggravé ; si c’est le transfert érotique qui prévaut, le patient demeure à distance de la vie réelle et s’incruste dans l’institution, ce qui entraîne, après sa sortie, un échec de l’amélioration qui avait été constatée à l’intérieur de celle-ci.
On peut donc lire ici, en filigrane, une préconception de l’objet interne[22]22, puisque le patient décrit par Freud va être confronté à la perte des supports de transfert que constituaient, pour ses objets internes, le cadre institutionnel, l’équipe des soignants et les autres patients. Notons que l’observation de Freud prend également toute sa valeur en ce qui concerne les séparations, les interruptions, puis la fin de la cure analytique individuelle. Là, c’est le cadre analytique qui, toutes les fois qu’il disparaît après avoir tenu lieu de contenant et de pare-excitation, favorise une nouvelle version des processus d’identification, projective et introjective, de l’analysant à ses objets internes, modifiés par la relation transférentielle.
De plus, Freud annonce dans ce texte sa découverte de la dimension groupale qui le conduira à publier Totem et Tabou [23]23 quelques mois plus tard. En effet, les effets destructeurs qui s’observent dans les dimensions de transfert érotique et de transfert négatif sont à mettre en relation avec le niveau groupal du fonctionnement psychique individuel, tel qu’il a été développé ultérieurement par W. R. Bion [24]24 à partir des écrits freudiens sur le groupe et la foule.
Mais Freud s’interroge également dans ce texte sur le devenir des patients en institution chez lesquels le transfert négatif prédomine. Il note que ceux-ci s’aliènent le groupe et que leurs symptômes persistent ou s’aggravent. Nous savons bien, aujourd’hui, qu’un transfert négatif qui ne rencontre que le silence de l’analyste ou une attitude de soutien non-analytique fait très rapidement le lit d’une réaction thérapeutique négative [25]25 et ce, quel que soit l’âge du patient. La voie est alors ouverte pour une perversion du transfert, ultime défense contre l’angoisse catastrophique [26]26 éprouvée par le patient face aux angoisses inhérentes à tout changement, notamment économique et développemental. La lutte se situe, comme le développeront ultérieurement Ferenczi [27]27, [28]28, puis Mélanie Klein [29]29, entre deux parties clivées du Moi du sujet, sur le terrain des identifications, secondaires, mais aussi primaires, avec la composante d’envie que comportent ces dernières.
Or, je voudrais rappeler ici que le psychanalyste n’échappe pas à la régression en séance, ne serait-ce qu’en raison de son écoute qui, pour être « neutre », n’en est pas moins « bienveillante », c’est-à-dire, en identification projective normale avec l’analysant, adulte ou enfant, et les objets internes de celui-ci. Sur ce point, les différences entre eux deux proviendront, d’une part, de leurs rôles respectifs et d’autre part, de la situation de chacun d’eux au regard du processus analytique : théoriquement, l’analyste sera parvenu plus loin dans ce processus que celui dont il accepte de prendre la charge. Cependant, et pour reprendre le débat à propos de la névrose infantile, toutes les valences, positives comme négatives, de son propre Infantile sont convoquées dans son écoute – et lequel d’entre nous pourrait se targuer d’être exempt d’angoisse, de haine, de jalousie, voire d’envie ?
En effet, sans négliger pour autant la part des conflits infantiles qui auraient échappé à l’analyse personnelle de l’analyste, il faut souligner que le travail de contre-transfert consiste, pour l’analyste, à se placer régulièrement à l’écoute du point d’entrée du pulsionnel dans le psychique tant chez l’analysant qu’en lui-même. En termes d’Infantile, cela suppose que le psychanalyste maintienne expérimentalement son propre Infantile hors du processus normal de refoulement, afin de repérer l’impact de l’excitation produite sur son système PCS par l’Infantile de l’analysant.
On peut l’imaginer, cet exercice va susciter chez le psychanalyste des défenses constantes et parfois fort insidieuses. L’une de ses défenses classiques lui est offerte par la projection transférentielle, sur lui, des imagos parentales de l’analysant. Mais, sous cette projection manifeste, se situe une autre projection, simultanée et latente, celle d’un Moi faible, dont l’impuissance infantile va se voir déniée par son contraire, l’omnipotence infantile. Or, cette omnipotence constitue un appel de séduction narcissique sur son homologue, l’omnipotence de l’Infantile de l’analyste. Sans une constante analyse de sa position contre-transférentielle au niveau de son propre Infantile, l’omnipotence peut infléchir ses choix interprétatifs, sous le couvert d’une position transférentielle parentale manifeste.
Ainsi, les éléments narcissiques du transfert jouent-ils silencieusement leur part au niveau des fantasmes originaires de l’analyste et, notamment, dans les identifications de celui-ci aux différents personnages de la scène originaire [30]30. Il sera alors particulièrement délicat – et pourtant fort important – que l’analyste parvienne à distinguer ses propres représentations fantasmatiques de celles de son analysant, notamment dans le jeu subtil des pulsions sadiques avec les pulsions épistémophiliques [31]31. L’Infantile du psychanalyste sera particulièrement sollicité dans le domaine des identifications à l’objet primaire dans sa double valence, maternelle d’une part, et féminine sexuelle d’autre part. Confronté à la découverte de l’altérité et, partant, à la solitude, il aura recours aux configurations défensives de la relation en miroir et à la problématique du double, dans lesquelles la pseudo identification mimétique cherche à épargner au Moi le douloureux travail de deuil lié à la perte de l’objet. L’analyste risque de projeter cette défense – toujours renaissante dans l’Infantile de tout être humain – sur son analysant, à moins que tous deux ne se retrouvent dans une « communauté du déni » [32]32 de leurs identifications projectives mutuelles.
L’illusion d’une complémentarité fusionnelle idéalisée peut venir masquer, chez l’analyste, les limites de son savoir et de son pouvoir, face à l’omnipotence, à la destructivité ou à l’érotisation qu’il rencontre dans le transfert de son analysant.
L’Infantile du psychanalyste peut se sentir en état de résistance face à l’assomption d’une fonction parentale ou thérapeutique adoptée dans le transfert par un analysant nourrisson savant [33]33 ; lorsqu’un analysant étalera ses prérogatives d’enfant préféré de la mère ou du père, la jalousie fraternelle ne l’épargnera pas davantage que la rivalité œdipienne ; son polymorphisme – « l’enfant est un pervers polymorphe » écrivait Freud dans les Trois Essais – ne sera pas insensible aux fantasmes d’inceste, voire de meurtre de ses analysants.
Conclusion
Du fait de la qualité inconsciente de son contre-transfert, c’est essentiellement avec son Infantile que l’analyste investira la relation analytique. C’est dire que la projection du conflit névrotique infantile de l’analysant sur les structures adultes de l’analyste se double d’un risque permanent de collusion de l’Infantile de l’analyste avec l’Infantile du patient. Aux limites du polymorphisme et de la perversion, c’est l’espace caractérisé par Freud dès 1905 qui sera le théâtre de ces échanges inconscients subtils et complexes qui ne sont donc pas sans effets sur le développement et l’équilibre de la vie psychique des deux protagonistes de la cure analytique. La tache aveugle de ce point d’impact excitateur refoulé peut resurgir, tant dans les agirs contre-transférentiels que, de façon déplacée hors du champ de la relation analytique, dans des agirs intéressant sa vie personnelle ou dans des somatisations.
Face à ce tableau qui peut apparaître quelque peu préoccupant, je rappellerai que, en revanche, c’est précisément l’attention portée par l’analyste sur son propre Infantile qui va, corollairement, pouvoir générer dans le champ de la relation analytique une préforme spécifiquement pare-excitante et contenante des éléments infantiles de l’ensemble de la relation transféro-contre-transférentielle. Ainsi, pour le psychanalyste, son propre Infantile doit-il demeurer un objet d’investissement particulièrement fort et permanent, faute de quoi il ne pourrait plus se tenir au point d’écoute de la névrose infantile de ses analysants.
Références
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[19] Je remercie Madame Valérie Grégoire, à l’obligeance de qui je dois cette vignette clinique.
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