On ne s’étonne pas assez ! On ne s’étonne pas assez de cette nécessité impérieuse, dans la langue française et d’autres langues, de donner un genre soit masculin, soit féminin, à tout nom, adjectif, pronom. On ne s’étonne pas assez, à l’inverse, de la négligence des psychanalystes à se soucier, non du genre grammatical bien sûr, mais de la sexuation des notions qui non seulement sont désignées par notre taxinomie, mais vécus par les patients, par tel patient : quel sexe donne-t-il au narcissisme, à la libido, à la dépression, la maladie, la douleur.
Pour ce qui est de masochisme, la cause est entendue pour Freud, il ne peut être mieux ancré dans son sexe : il est féminin ! Est-ce à dire que les femmes sont masochistes ? Il serait masochiste de nos jours de le dire, ce serait risquer d’être lynché ! Est-ce à dire que le féminin de l’homme comme le féminin de la femme est masochiste ? Et nous sommes tous bisexués ! Cette proposition est plus consensuelle, politiquement correcte, mais risque d’esquiver les problèmes, ce qui n’est pas très psychanalytique.
Si nous passons maintenant du point de vue de l’analyste à celui du sujet, quelle sexuation va-t-il attribuer au masochisme, le sien, celui des autres, des femmes ? Comment va-t-il l’investir, le contre-investir du fait de cette sexuation, et de sa sexualisation ? (Nous distinguerons bien sexuation, question d’identité, être homme ou femme, et sexualisation, question de désir et de plaisir sexuels.)
La société, dans ses fluctuations idéologiques, fera aussi ses choix.
Mon exposé porte sur la composante identitaire du masochisme, sa sexuation donc, et non sur sa composante érogène (c’est-à-dire le plaisir qu’il apporte), sa sexualisation. Partir de paradoxes nous permettra de casser certaines routines d’abord du problème. En bref, je partirai des paradoxes de deux textes fondamentaux de Freud. Dans « Le problème économique du masochisme », Freud décrit le masochisme féminin...chez l’homme ! Dans « On bat un enfant », Freud décrit ce que j’appellerai le masochisme masculin…chez la fille ! Le paradoxe serait-il levé si on considère que le masochisme féminin est l’autre façon d’être une femme pour un homme ? Et le masochisme masculin l’autre façon d’être un homme pour une femme ? Mais il nous restera alors à comprendre le masochisme féminin de la femme ! Et symétriquement…
Pour plus de clarté, lorsque je dis masochisme féminin il faut entendre féminisant, et lorsque je dis masochisme masculin il faut entendre masculinisant ; ce n’est pas le sexe du sujet qui compte. Ce sera à la clinique de nous montrer tout ce que recouvrent ces apparents petits jeux de logique et de fausses ou vraies symétries. Surtout, elle nous révélera les moments féconds des « passages par le masochisme » à l’adolescence bien sûr, cette période critique de la constitution de l’identité – identité qui ne peut qu’être sexuée ou défaillir dans la dépersonnalisation.
Auparavant, je rappellerai quelques notions générales et les conceptions de Freud.
Au départ, le masochisme est défini comme une perversion dans laquelle le plaisir est lié à la douleur et à l’humiliation, puis il a été retrouvé dans les névroses, et autres entités psychopathologiques, et reconnu comme fondamental de l’humain. La position de Freud a oscillé entre : d’une part la primauté du sadisme sur le masochisme, dit secondaire, où le sadisme est retourné contre soi (qui reste d’un grand intérêt en clinique. La culpabilité d’avoir été sadique renvoie au masochisme, mais le masochisme s’infiltre de sadisme, comme agresser l’autre en s’exhibant victime) ; et d’autre part la primauté d’un masochisme primaire, où la pulsion de mort est dirigée contre le sujet lui-même, mais liée par la libido. Secondairement, elle est dirigée vers l’extérieur soit comme pulsion de destruction, d’emprise, soit si elle est sexualisée, en sadisme ; le sadomasochisme implique donc une satisfaction sexuelle et non une simple violence, agressivité, retournée ou non sur soi.
Resituons les trois masochismes que distingue Freud :
1. Le masochisme érogène enraciné dans le biologique, théorisé, au niveau de la liaison de la pulsion de mort par la libido décrit aux différents stades, il signifie :
- au stade oral, être dévoré ;
- au stade sadique-anal, être battu ; stade très important dans le sadomasochisme, comme son nom l’indique, marqué par l’expulsion destructrice de l’objet, par la bipolarité domination/soumission, par l’érogénéité de l’anus, étendue aux fesses : fouetter les fesses est le basique du sadomasochisme ;
- au stade phallique, être castré. L’association fille = castrée suscitera bien des contestations, qui ne tiennent pas toujours compte du temps limité du stade où Freud l’a isolé. Nous y reviendrons après Freud ;
- au stade génital enfin, à la puberté, le masochisme devient subir le coït, être violée, ou enfanter dans la douleur. C’est le stade où la différenciation devient masculin/féminin (et n’est plus castré/non castré), marqué par la complémentarité des sexes, avec la reconnaissance du vagin chez la fille, l’avènement de l’éjaculation chez le garçon.
2. Le masochisme féminin. Il repose entièrement sur le masochisme érogène, dit Freud, et il est bien évident que celui-ci restera toujours présent auprès de la composante identitaire ; la question sera celle de leur articulation – nous y veillerons. Freud l’a qualifié « d’expression de l’être de la femme », ce qui en a irrité plus d’une ! Mais Freud l’envisage plus cliniquement : d’une part il apparaît dans la liaison avec la passivité dans les paires contrastées : masochisme passif-féminin/sadique actif-masculin. D’autre part, Freud justifie le qualificatif de féminin par les fantasmes retrouvés en clinique : être castrée, être coïtée, enfanter ; nous y reviendrons à partir du masochisme de l’homme : c’est en effet un féminin qui n’appartient pas seulement aux femmes, mais aux deux sexes.
3. Le masochisme moral est très présent dans les névroses, les comportements d’échec, peut-être plus encore que dans les autres masochismes, « la jouissance est de lui-même ignorée » (pour reprendre l’expression de l’homme aux rats), refoulée (mais elle peut parfois être saisie dans l’expression du visage du patient qui raconte avec délices son dernier échec). Fondamentalement, le masochisme resexualise la morale. Si le besoin de punition est bien conscient, par contre les liens avec l’objet sont masqués derrière le conflit Surmoi/Moi. Mais quel est le sexe de la morale et celui du châtié ?
Après cette mise en place classique freudienne des différents masochismes, abordons le masochisme féminin de l’homme, dans ses paradoxes.
Le masochisme féminin de l’homme
Ainsi décrit par Freud dans « le problème économique du masochisme », ce masochisme de l’homme : « dans les cas où les fantaisies masochistes ont connu une élaboration particulièrement riche, on fait la découverte qu’ils mettent la personne dans une situation caractéristique de la féminité, donc signifient : être castré, être coïté, ou enfanter. C’est pourquoi cette forme de manifestation du masochisme je l’ai nommée, pour ainsi dire, a potiori [de préférence] le masochisme féminin, bien que tant de ses éléments renvoient à la vie infantile (voir haut : le masochiste veut être traité comme un enfant méchant). Notons ici que la traduction de Laplanche dans les Œuvres Complètes de Freud, « être coïté », peut vous paraître trop scientifique pour la chose indiquée, toutefois je ne vous proposerai pas « être baisé », trop vulgaire, mais qui a le mérite de bien exprimer le sado-masochisme qui vient infiltrer le féminin).
Par contre Freud n’a pas été gêné par le fait qu’il s’agisse d’hommes « auxquels il se limite ici en raison du matériel », écrit-il entre parenthèses. Piètre excuse ! Bien sûr ces fantasmes se rencontrent dans les deux sexes, bien sûr la culpabilité châtiée est sans doute celle de la masturbation dans les deux sexes, mais ne risque-t-on pas de noyer le poisson ?
Monter en épingle le paradoxe du masochisme féminin de l’homme comme je vous le propose nous mène à prendre en compte l’importante problématique de l’identité, et d’autres culpabilités – celle du travestissement de l’identité sexuée ? Mais encore ? Il nous faudra préciser.
Il s’avère heuristique de distinguer les deux finalités de ce masochisme :
1a) Finalité érogène : connaître ce qu’est la jouissance de la femme, même si cela se paie de douleurs. C’était le souhait du Président Schreber (celui des mémoires, analysés par Freud), super woman de la jouissance féminine – cinq fois plus que la femme, qui déjà jouit neuf fois plus que l’homme, selon Tirésias (Tirésias était passé par l’état d’homme et de femme ; Zeus et Héra le consultèrent pour savoir qui de l’homme et de la femme éprouvait le plus de plaisir en amour ; il répondit que si la jouissance se composait de dix parties, la femme en avait 9 et l’homme 1. Héra frappa alors Tirésias de cécité pour avoir révélé le grand secret des femmes – et peut-être d’avoir saboté sa présentation habituelle de victime masochiste.) Ce mythe est révélateur de l’envie des hommes vis-à-vis de la jouissance féminine.
1b) Finalité identitaire féminisante : si le transsexuel souffrira de toutes ses opérations chirurgicales pour devenir une femme, sans aucun gain de plaisir, le masochiste ordinaire se contentera de scénario pervers ou s’exhibera comme victime dans ses échecs – une solution bien plus économique !
Finalités érogène et identitaire peuvent s’allier, mais souvent aussi entrer en conflit. La honte d’être féminisé, de « subir le coït » ou quelques-uns de ses simulacres contraignent à trouver des détours complexes ; Schreber accepte d’être la femme de Dieu mais non celle de Fleschig !
La culpabilité alimente le besoin de punition, classiquement culpabilité œdipienne et/ou masturbatoire ; mais de plus on observe une culpabilité d’ordre « identitaire » attachée à la tromperie sur le sexe ; parfois à l’affront envers le père de refuser l’identification et la première partie de l’injonction « sois comme moi » (la 2ème partie étant « ne sois pas comme moi), de trahir la descendance masculine. Chez d’autres, culpabilité vis à vis de la femme qui a été maltraitée : la mère qui a été mutilée par la naissance ; aussi les femmes infidèles trop punies selon un patient qui se faisait « avoir » par des étrangères, celles qui ont été lapidées à une autre génération celles qui ont été tondues – retour du sadisme, parfois transgénérationnel, sur soi ; ou encore rendre à la femme, en guise de pénis, le fouet, stratagème du fétichiste pour conjurer le fantasme de castration féminine, réparation chez d’autres. Ainsi l’homme masochiste peut acquitter une dette de souffrance à la femme.
Le passage transitoire par la position masochiste féminine participe paradoxalement à l’identification masculine de l’homme. B. Grunberger a décrit « l’introjection paternelle sur le mode anal » qui peut recouvrir le fantasme de captation anale du pénis par castration du père (effet coupe cigare), dans une relation masochiste d’Œdipe inversé, (c’est à dire d’amour du garçon pour le père). Ceci entraîne culpabilité d’avoir castré le père, et honte de la soumission ; et être sodomisé est sans doute la position la plus masochiste de l’homme, et qui déclenche les plus fortes formations réactionnelles, notamment chez le paranoïaque et certains adolescents.
En résumé, le masochiste donne des verges pour se faire battre. Plus précisément, le masochiste de cette captation anale se fait battre (sodomiser) pour prendre la verge de l’objet (le père). Le masochiste fétichiste se fait battre pour donner une verge (un fouet) à l’objet (la femme).
Nous verrons plus loin que le masochiste masculin se fait battre ou se fait souffrir pour s’ériger en verge (plus exactement en phallus par la contracture).
Le masochisme féminin de la femme
Si vous avez suivi ma démonstration, le masochisme féminin de l’homme est parfaitement logique. Mais comment comprendre alors le masochisme féminin de la femme ? Car on trouve quand même des femmes masochistes ! N’est-elle pas femme tout « naturellement » ? Sans artifices ? N’entrerait alors que la composante érogène ? Toutefois la visée identitaire ne se limite pas à une opposition masculin/féminin. Nous devons prendre en compte les sous-variétés identitaires de la femme.
Freud décrit, en fait, trois types féminins à propos du masochisme féminin : la fille castrée – la femme érotique qui « subit » le coït – la mère, qui accouche (dans les douleurs). Florence Guignard à juste titre parlait de bascule entre l’identité de la femme érotique et celle de la mère plutôt que de condensation ; le mouvement d’alternative se fait aussi avec la femme régressée au niveau phallique (la fille castrée) si l’on suit Freud. On comprend la culpabilité et le besoin de punition qui peut saisir la femme qui se veut mère, comme et/ou contre sa mère ; ou celle qui ne supporte pas son érotisme. Plus généralement, tout changement identitaire peut entraîner la culpabilité d’être présomptueuse, d’où paiement en douleurs, échecs.
Après le masochisme féminin…
Le masochisme masculin de la femme
« Elle est devenue le garçon dans le fantasme » grâce à l’identification au garçon battu, écrit Freud dans « Un enfant est battu ». Sans doute Freud ne s’intéresse pas là directement à la composante identitaire du fantasme comme nous, mais à sa composante érogène, qui culmine dans la pratique masturbatoire qui l’accompagne souvent. Mais ce fantasme reste néanmoins démonstratif d’un masochisme masculin de la femme – masculin signifiant masculinisant, ce qui rend homme, et ne qualifiant pas le sexe du sujet battu.Si déjà ce fantasme se rencontre plus souvent chez la fille, Freud va délibérément limiter à celle-ci son étude ; l’enfant battu est lui, toujours un garçon (quel que soit le sexe de celui qui fantasme.)
Freud en décrit les trois temps :
- Premièrement le père bat l’enfant (un garçon jalousé, haï par moi.) C’est souvent le souvenir d’une scène réelle.
- Deuxièmement, je suis battue par le père (temps inconscient) : temps masochiste, virtuel, reconstruit ; fantasme inconscient sexualisé qui à la fois satisfait la culpabilité de la jalousie du premier temps, et signifie sur le mode régressif le coït avec le père. (Vulgairement, l’expression « je me fais baiser par mon père » condense bien l’érotisme et le sadomasochisme punitif.)
- Troisièmement, on bat un enfant (un garçon).
Freud s’interroge sur l’identification de la fille à un enfant battu dans ce troisième temps. Il est à noter que là la fille échappe au poids de la régression femme-passive-masochiste classique ; pourrait-on dire qu’elle se fait battre pour devenir garçon (définition du masochiste masculinisant) se faire battre pour obtenir une verge ? N’est-elle pas « devenue le garçon dans le fantasme » grâce à cette identification à l’enfant battu ? En fait, dit Freud, elle "n’ose pas” aller jusque-là et le fantasme résultant est un compromis entre:
- une position sadique masculine non assumée ;
- une position masochiste masculine par identification au garçon battu ;
- mais seule la position de spectatrice est tenable : grossièrement c’est « principalement des garçons qu’elle se figure subissant les coups ».
Si ce texte met bien en relief le temps du masochisme masculin de la fille, cette identité sexuée reste du domaine du fantasme (et de la satisfaction masturbatoire souvent), labile, ce que nous retrouverons souvent en clinique ; mais dans d’autres cas, l’identité sexuée s’ancrera durablement, par le corps.
Le masochisme masculin chez l’homme
Nous avons posé la question des variétés d’identités féminines. Chez l’homme, on retrouverait des variétés d’identités masculines. Toutefois, établir une symétrie entre maternité et paternité peut paraître construire de fausses fenêtres pour la beauté de la présentation ; certes, ce n’est pas l’homme qui accouche (encore que dans les couvades, c’est l’homme qui souffre !), mais ce besoin de symétrie, contre la différence, revient aussi dans toutes les conceptualisations qui abordent le problème du féminin.
Plus souvent, on se trouve devant le désir d’être plus homme, dans cet alliage redoutable de la douleur et du narcissisme ; la culpabilité de la rivalité œdipienne et du triomphe phallique qui doit se payer. Le masochisme phallique est le gardien du narcissisme, « l’attaquer » risque de précipiter dans la décompensation, dépressive (ceci est valable pour les femmes).
Après cette étude générale des types de masochismes chez Freud,
Qu’en est-il de ces masochismes à la puberté, toujours pour Freud ?
La complémentarité des sexes sortirait-elle la femme de son statut dévalorisé de passive, masochiste ? Surtout, le dépassement du stade phallique ne l’associerait plus au fantasme de castration. (Ce stade précédent, phallique, caractérisait la fille par le manque du pénis, le manque d’une libido spécifique ou la piètre consolation d’un petit clitoris, ou plus tard celle d’obtenir le pénis ou un enfant. « La poussée du membre viril devenu érectile indique le nouveau but, c’est à dire la pénétration d’une cavité qui saura produire l’excitation ». La cavité n’est certes plus un sexe diminué, mais si le pénis a trouvé un nouveau but, sa flamboyance laisse dans l’ombre l’autre sexe, dans ce passage, d’autant plus que Freud renvoie le clitoris au refoulement pour faire advenir, dans une autre passivité, le vagin – mais pourquoi cette passivité devrait-elle être masochiste, et ne pas recouvrir une certaine activité, d’ailleurs. Toutefois les organes s’équilibrent plus loin : « l’attraction que les caractères des sexes opposés exercent l’un sur l’autre marquant la fin de l’auto-érotisme de l’enfance ». (FREUD S., 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1962.)
En pratique, ce « happy end » ignore dans ce passage le choc de l’avènement de la puberté (le « break down » de Laufer), les problèmes identitaires qu’amène un nouveau corps, le renoncement à l’autre sexe. D’où mouvements régressifs, et souvent processus de clivage qui vont accentuer la coupure entre les sexes et aboutir à des solutions néfastes.
En quittant Freud pour les postfreudiens, je laisse en suspens, apparemment, ma « thèse » sur les paradoxes du masochisme. Mais d’une part je tiens à vous faire un tableau plus large, et d’autre part nous questionnerons les notions de féminin et masculin, avant de répondre à la question : qu’est-ce que l’identité sexuée, et comment s’y place le masochisme.
Après Freud, c’est autour de la connaissance précoce du vagin que s’est cristallisée la contestation de la primauté du phallique chez la fille comme chez le garçon, avec Karen Horney, E. Jones. La fille retrouverait ainsi sa spécificité, avant la puberté. Mais ce n’est pas là mon propos, et je me recentrerai, hors chronologie, sur les relations masochisme – féminin chez ces différents auteurs.
1) Le masochisme serait-il neutre ? à l’origine du masochisme primaire ? B. Rosenberg reprend ce concept freudien sans lui attribuer de sexe. Rappelons le succès de son « masochisme gardien de la vie », opposé au masochisme des pulsions de mort, mais ce positif du masochisme n’a peut-être pas réconcilié les femmes avec « leur masochisme ».
2) Féminin et masculin sans masochisme chez Winnicott ?, qui n’y fait pas référence lorsqu’il distingue, dans les deux sexes, l’élément féminin pur, « to be », l’être à la base de l’identité, chez les garçons comme chez les filles/l’élément masculin pur, « to do », le faire de la pulsion qui relie aux objets, que ce soit sous forme active ou passive. « After being, doing and being done to, but first being », dit-il en anglais. « Being done to », traduit par « accepter qu’on agisse sur vous », implique une passivité qui n’aurait aucun lien avec le masochisme, pas plus que la dépendance à l’apport maternel dans le « being ». Cette identité dite féminine, mais commune aux deux sexes, ne se supporterait pas d’un sexe anatomique, ni d’un genre précoce induit par les parents (Stoller qui, partant de l’étude des transsexuels, a souligné dans la sexuation des jeunes enfants l’influence du désir des parents), (toutefois Stoller partagerait avec les transsexuels l’idée qu’à l’origine l’enfant est féminin, dans la fusion avec la mère ; il souligne l’importance du désir maternel pour laisser une empreinte à son fils d’acquérir l’identité masculine).
3) Passivité et masochisme se retrouvent liés dans les processus psychiques les plus précoces pour Laplanche dans les deux sexes : la passivité de l’enfant lie d’une part la passivité de comportement, d’autre part la passivité vis à vis des fantasmes de l’adulte qui font intrusion , effraction et mettent en branle la coexcitation sexuelle (pour Freud, « rien d’important ne se passe dans l’organisme sans fournir une composante à l’excitation de la pulsion sexuelle » ; par exemple, un traumatisme, une douleur, une effraction physique ou psychique s’accompagnera d’excitation sexuelle). Ces notions se retrouvent dans sa conception de la « séduction originaire » : la mère soignante-aimante introjecte, implante, intromet des messages à la fois traumatiques et énigmatiques, infiltrés de signifiants inconscients, sans signification immédiate pour l’enfant. Dans cette filiation, Jacques André lie passivité – masochisme à la féminité en plaçant cette effraction séductrice à l’origine du féminin (là encore, un féminin commun aux deux sexes).
4) Retour du phallique : l’identité sexuée entrera dans la problématique être ou avoir le phallus (J. Lacan). Mais on ne retrouve guère de développement de la liaison entre identité masculine et masochisme ; toutefois on pourrait la retrouver dans les contractures douloureuses que nécessite « être le phallus ».
5) Masochisme féminin et effraction. Plusieurs autres auteurs que les précédents différencient angoisse de castration et angoisse d’effraction, plus spécifiquement féminine – on y retrouve la tendance à sortir la féminité de la seule référence phallique, qui lie masochisme et fantasme de castration. Les attaques et rétorsions décrites par Mélanie Klein ne sont pas sexualisées, et n’entrent pas dans le cadre du sadomasochisme. K. Abraham rapporte le rêve d’une patiente : couchée sur le sol au ras de l’eau, elle voit sur un bateau un homme qui le fait avancer au moyen d’une longue barre, puis qui la frappe avec cette barre à la bouche, à la poitrine, et enfin lui troue le bas-ventre. Pour Abraham, c’est la crainte de l’effraction à l’intérieur du corps qui repousserait à refouler la connaissance du vagin, et à investir le clitoris, organe externe. Jacqueline Schaeffer nous présente une version plus soft et plus érogène du masochisme féminin : elle note que tout ce qui est effraction, pénétration du Moi et du corps contribue à la jouissance sexuelle : « la défaite dans tous les sens du terme est la condition de la jouissance féminine ». Nous retrouvons là le féminin de la femme, après ces masculins et féminins communs aux deux sexes, ce qui esquivait la question de l’identité sexuée. Celle-ci va s’affirmer à l’adolescence.
6) À la puberté, la complémentarité des sexes, avec l’investissement nouveau ou le surinvestissement du vagin, se substitue au castré/non castré de la phase phallique, nous l’avons vu avec Freud. Philippe Gutton développera cette notion, qui ne se limite pas à la complémentarité des organes, mais aussi celle de la pulsion et de l’organe adéquat, de l’orgasme. Par ailleurs, l’adolescence de nos jours est souvent l’âge des premiers rapports sexuels, rencontre avec le corps de l’autre, l’orgasme à deux. Comment s’y manifeste le sadomasochisme ? Peu dirions-nous rapidement, car il faut souligner l’écart entre les fantasmes masturbatoires, constamment sadomaso, (histoires de viols…) et la réalité moins cruelle, voire tendre des rapports.
Revenons à la question de l’identité, avant d’y replacer le masochisme.
Au total, après avoir passé en revue le masochisme chez Freud et après Freud, on se trouve devant deux points de vue (qui ne recouvrent pas une opposition Freud/après Freud) :
1) Point de vue de la bisexualité psychique ; l’identité est la résultante des identifications, somme de tous ces masculins et féminins, ces « being », ces « doing » que nous venons de voir, vue (mythique ?) d’une synthèse harmonieuse de la personnalité. (Serait-ce une façon de panser les blessures des femmes que de neutraliser ces masculins et féminins en ne les référant pas au « vrai » sexe, anatomique ? Mais de quelles blessures s’agirait-il, si l’on ne croit pas au fantasme de castration de la femme ?
2) Point de vue d’une identité sexuée unique, anatomique dans l’idéal, de finalité narcissique unitaire, et non congruente avec la résultante de toute les identifications ; finalité ayant ses stratégies et ses défenses propres. On est comme on nait, homme ou femme, déjà par l’anatomie, « l’anatomie, c’est le destin » ; il n’est pas nécessaire de se regarder dans la glace pour le savoir, et on n’a pas d’hésitations sur les fiches d’état civil à cocher la case homme, ou femme, on ne va pas chercher une case « autre sexe » ou une case « ne sait pas » .
Il nous faut chausser de gros sabots pour enfoncer des portes ouvertes, et ne poser les vrais problèmes qu’après avoir rappelé ces évidences. Y-a-t-il même conflit entre ces deux points de vue, qui ne sont pas de même niveau ? On peut très bien être homme ou femme, et avoir des tendances, des traits de caractère, des rêves et rêveries de l’autre sexe. Ceci fermement dit, nous pouvons alors étudier les cas aberrants et les rejetons retors de l’inconscient, jusqu’à la psychopathologie de la vie quotidienne ! Nous pouvons replacer dans ce cadre la visée identitaire du masochisme. Celle-ci se voudrait sans doute du type identité sexuée unique, se trouver son anatomie ou à défaut pseudo-anatomie, ou une physiologie (celle de l’accouchement douloureux par exemple, ou de celle des contractures, des spasmes de la sexualité ou la bisexualité de la crise hystérique.)
Mais n’est-elle pas amenée à compenser, au contraire, l’anatomie ? Lui faire contrepoids, garder sous une autre forme quelque chose du sexe auquel l’adolescent a dû renoncer ? Après l’anatomie, le refoulement pourrait, refouler massivement soit le masculin, soit le féminin, c’est à dire renforcer ou contrecarrer l’identité anatomique Je ne signale ce point ici que pour annoncer le retour du refoulé dans le fantasme masochiste :
- pour Fliess, refoulement de l’autre sexe – et donc renforcement de l’identité anatomique;
- pour Adler, refoulement de la féminité dans les deux sexes, sous l’effet de la protestation virile, donc effet contrasté selon le sexe.
Il est intéressant pour notre sujet de noter que Freud « met à l’épreuve l’exemple du fantasme de « fustigation » de « On bat un enfant », pour discuter longuement ces deux thèses ; il en conclut que les motifs du refoulement ne doivent pas être sexués ( nous préciserions se rapporter à la sexuation) mais se rapportent à la sexualité infantile ; « chez des individus masculins et féminins surgissent des motions pulsionnelles aussi bien masculines que féminines et que les unes comme les autres peuvent être rendues inconscientes par refoulement. » Le refoulement ainsi ne prendrait pas en compte les problèmes d’identité unitaire sexuée. Les questions d’identité seraient-elles résolues dans un autre temps, autrement, par le clivage notamment ?
Le schéma était simple chez Steiner (in « Les premiers psychanalystes ») : dans le masochisme comme fantasme, il semble que l’homme se voit comme femme, et la femme comme homme. On retrouve notre thème de « l’autre façon d’être », mais le sentiment d’identité se contente-t-il de fantasmes ? Ou doit-il se trouver une marque dans un corps qui l’atteste ? Éventuellement contre l’anatomie réelle ? Par une anatomie rectifiée, ou une autre biologie, hormonale, ou une physiologie, tout au moins une caractérologie « naturelle » ?
Cette apparente digression sur l’identité nous recadre la situation du masochisme par rapport au corps. L’anatomie dérange, en particulier à l’adolescence, et suscite deux types de réactions : les sérieux et les gais – disons pour dépasser l’équivoque, les sérieux et ceux qui jouent.
- Ceux qui dénient sérieusement leur sexe anatomique : les plus caricaturaux sont les transsexuels, dont le masochisme éclate dans toutes ces interventions chirurgicales qu’ils doivent subir ! Ces transsexuels ne présentent aucune ambiguïté anatomique (contrairement aux intersexués et aux pseudo-hermaphrodites). Ils gardent néanmoins la conviction d’appartenir intérieurement à l’autre sexe, et veulent le retrouver par un marquage corporel. Tout se joue sur la scène corporelle et non sur la scène psychique, a-t-on dit ; il serait plus exact de dire qu’ils ne jouent pas sur scène mais s’affirment gravement sur le corps et dans la douleur. En dehors de ces transsexuels, certains psychotiques, et surtout des adolescents aux limites de la psychose qui vont interroger leur corps dans la glace, parfois se mutiler, se faire opérer, depuis les dysmorphophobiques graves (ceux qui croient que leur corps, sinon leur sexe, est mal formé) jusqu’à ceux ou celles, bien ordinaires, qui triturent longuement leur acné juvénile.
- Ceux qui se jouent de leur sexuation, en passant par le déni du sexe de la femme : les pervers et tout particulièrement les fétichistes. Jeu de certains homosexuels qui « font la folle », des travestis.
Revenons au masochisme : est-il sérieux, ou n’est-il qu’un jeu ?
Cliniquement, on a souvent noté le peu de sérieux des scenari sado-maso, qui ne vont pas trop loin, ne s’attaquent pas aux organes sexuels ; il est des scénari très « soft », comme celui de cet homme qui se met à genoux devant sa maîtresse, demande pardon, reçoit sa fessée, et tout cela se termine dans la position du missionnaire ! Il écluse ainsi une bonne part de sa culpabilité, solution plus économique, et plus jouissive, que celle des échecs à répétition du masochiste moral. Toutefois certains ne savent pas jouer, dérapent vers la mutilation (cas rapporté par de M’Uzan) ou le meurtre (cf. l’actualité à Toulouse). Les théories des analystes répéteraient-elles le même dilemme ? Certains vont relever le jeu, d’autres, théoriser la pulsion de mort (concept complexe à ne pas confondre avec une pulsion de killer).
On pourrait faire l’hypothèse que la stratégie du masochiste est justement de rester dans l’ambiguïté, par un jeu qui voudrait se faire prendre au sérieux : la preuve de ce sérieux est la douleur, sensation forte bien réelle, et les risques « réels » de mutilation, voire de mort ; un sérieux qui authentifierait cette « autre façon d’être un homme ou une femme » que d’en avoir l’anatomie, pour reprendre ma définition du masochisme.
Toutefois, le sadomasochisme lie plaisir et/ou humiliation qui peut échapper à la maltraitance corporelle et donc à cette problématique du corps.
Si nous avons envisagé l’aspect identitaire et non pas érogène du masochisme, le plaisir en l’affaire ne doit pas être oublié. Dans certains cas le plaisir peut revenir, en boucle, en attestation de la sexuation : « la preuve en est que je jouis et souffre comme un homme » (ce que me disaient quasiment certaines adolescentes qui, par exemple, se faisaient sodomiser par des homosexuels : elles ne prennent pas seulement la place d’un homme – homosexuel certes, mais qui n’en est pas moins homme ; mais elles prennent aussi son plaisir, et surtout sa souffrance car il faut que ce soit douloureux, surtout comme dans un de ces cas, la patiente souffrait de fissure anale ! On comprend qu’alors la visée est identitaire et n’est pas celle du plaisir ! C’est souvent pour de telles motivations identitaires que certaines femmes reculent devant la sodomisation. Ou au contraire vont au-devant.
Le quantitatif de la jouissance peut prendre aussi sens de sexuation : est-ce l’homme, ou la femme (cf. Tirésias) qui jouit le plus ? La douleur est-elle le superlatif de cette excitation, et alors une grande douleur est-elle masculine ou féminine ? Une grande douleur comme une grande excitation pourraient alors prendre valeur féminine ; à l’opposé, ce qui est grand prend valeur narcissique phallique : y aurait-il une forme de souffrance “forte”, qui fasse l’homme (ou la femme) plus viril ? On connaît bien en clinique ces cas où le narcissisme entretient ce masochisme phallique : « Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur » (Musset, La Nuit de Mai). La peinture et la sculpture redonnent bien leur sexe à ces douleurs magnifiées (voir les esclaves de Michel Ange, les sculptures de Rodin). Rien de tel que la douleur pour faire saillir les muscles.
Nous retrouverons cette connivence entre narcissisme et masochisme masculin phallique dans le masochisme masculin de l’homme. Dans le masochisme masculin, comme dans le masochisme féminin, le changement de sexe doit se payer de douleur. La faute narcissique de présomption mégalomaniaque est particulièrement nette dans les aspirations phalliques : l’érection doit être douloureuse (les contractures, les crampes, celles que l’on tire et les autres...)
Clinique
Revenons aux deux sexes pour aborder la clinique : je pourrais illustrer ce masochisme masculinisant dans ses extrêmes – celui par exemple des femmes transsexuelles qui subissent de nombreuses interventions chirurgicales pour se faire « tailler » un pénis ! Je préfère le repérer dans la psychopathologie de la vie quotidienne, derrière l’expression « avoir les boules » : « J’ai les boules », « il me file les boules » entend-on souvent dire, en ville comme sur le divan, et le plus souvent par des femmes ; ou encore plus explicite : « j’ai les glandes ». La signification de ces boules ne s’arrête pas aux amygdales et n’est pas enfouie au fond de l’inconscient : il s’agit sans conteste des testicules. Boule douloureuse ; une douleur qui souvent est rapportée à une contracture, une crampe ; plus spécifiquement dans les associations d’idées à celle de l’érection : la douleur crée l’organe ; l’anatomie du testicule est condensée à la physiologie du pénis : l’appareil viril est complet. La douleur, douleur infligée, et la somatisation vont faire se rencontrer sadomasochisme et hystérie.
La relation sadomasochiste est claire lorsque l’agresseur est désigné : « il me donne les boules », « il me fout les boules », au sens d’excéder, irriter, « stresser » – et infliger ainsi l’angoisse est bien une agression sadique. Ailleurs, l’agression est moins évidente. S’il y a bien de l’hystérie dans nos boules, sa théorisation habituelle (« le globus hystérique » nous laisse insatisfait car elle ne prend pas en compte la douleur ni le masochisme de l’identification hystérique, qui ne prend que la mauvaise part de celle à laquelle elle s’identifie.) L’identification hystérique est-elle une identification masochiste ?
Cas cliniques
Ils nous montrent l’instabilité de ces masochismes, qui le plus souvent ne peuvent tenir, se renversent en leur contraire.
Premier cas : en avoir ou pas ? Du masochisme masculin au masochisme féminin chez une post-adolescente de 20 ans. Elle a les boules, la gorge contractée, d’autant plus qu’elle réussit dans son travail d’informatique financière et qu’elle a obtenu son premier CDI. Sa grande crainte est de faire des envieux (et non pas des envieuses) : elle se trouve seule femme avec douze hommes dans une profession restée par ailleurs très masculine ; déjà globalement tout travail reste sexué dans son fantasme : son père travaillait, sa mère ne travaillait pas, et cela allait bien au-delà de l’évolution de la société.
Devenir comme un homme, avoir un organe masculin dans la gorge se paierait-il de douleurs ? Nous sommes dans la problématique d’un masochisme masculinisant.
Mais dans un second temps la situation se retourne en son contraire, lorsque je lui suggère qu’elle pourrait se sentir coupable d’avoir une sorte de phallus enviable : la dénégation surgit, elle n’a pas les couilles d’un homme, d’ailleurs elle n’a jamais pris des couilles de quiconque. La preuve en est qu’elle ne sait pas se défendre, qu’elle ne réussit pas aussi bien que cela dans son travail, qu’elle fait des erreurs stupides… : elle passe au masochisme féminisant par l’inhibition (celle d’un masochisme moral qui la ramène à sa « condition » féminine castrée), vient dénier le compromis masochiste masculin précédent (qui était de réussir comme un homme mais dans la douleur). Il me paraît plus intéressant de voir une alternance de sexuation dans ce cas, plutôt que de voir, condensés dans la boule douloureuse, la castration et son déni, ou un symptôme hystérique dans sa bisexualité. Une bisexualité que nous allons toutefois retrouver dans un autre symptôme. D’autres organes lui poussaient : des boutons sur le visage, signes de sa virilité (de plus sa dermatologue avait accusé ses hormones masculines), boutons qu’elle entretenait par des triturations intempestives : le sadomasochisme apparaît là dans toute son ambiguïté sexuée : dans le même temps, entretenir et détruire un substitut de pénis.
Deuxième cas : masochisme masculin chez un homme. Acteur, il aime ce qui est fort, dans les films, dans les pièces de théâtre, où « on en prend plein la gueule ». La métaphore ne lui suffit pas, non plus que la sublimation artistique : à la suite de provocations, il a réussi à se faire casser la figure comme autrefois dans la cour de récréation où il prenait des coups se battant seul contre tous les autres enfants ; blessures qui n’ont pas la signification de castration mais au contraire témoignent qu’il est un dur, qu’il a un caractère insoumis, fort ; blessures l’identifiant à son père, héros de la dernière guerre. Au cours des séances, ce n’est pas la gorge qui, chez lui, exprimait la tension, mais la tête pulsatile, prête à éclater – comme une éjaculation ?
Ce patient avait aussi des comportements d’échec dans sa vie artistique, ce qu’il racontait avec un sourire de jouissance qui glaçait. Il en tirait une très grande gloire : c’était un grand admirateur de Cioran (« Sur les cimes du désespoir » !).
Initiation masochiste à l’adolescence
Une patiente d’une vingtaine d’années rapportait en analyse un « rite d’initiation comme chez les africains », selon ses dires ; en fait, il s’agissait d’une séance chez le coiffeur, séance certes particulière. Elle avait 13 ans lorsqu’elle refusa d’aller chez son coiffeur habituel, celui de sa mère, pour aller chez le coiffeur de ses frères et s’y faire « couper court comme eux », enviant leurs brosses… Ce coiffeur, tout en effectuant la coupe au rasoir, se frotta contre elle, et elle put percevoir son sexe en érection. Elle était révoltée, rouge de colère, ne supportant pas d’être ainsi traitée en objet, mais incapable de protester, paralysée par les regards des autres clients qui attendaient – sous la rougeur, la colère inhibée devenait honte.
On pourrait reconnaître là, la scène de séduction, d’une jeune fille. Mais pour elle, c’était la séduction d’un garçon ; elle retenait essentiellement que dans le miroir, elle percevait qu’un garçon était rasé – nous dirions « on rase un enfant », formule à ajouter à la longue liste des variantes de « on bat un enfant ». La scène de la glace en figure le premier temps (le garçon jalousé est battu par le père – ici plus précisément « castré » au rasoir et séduit) tandis que dans le fauteuil est figuré le 2ème temps : la fille est battue par le père, mais elle « est devenue le garçon dans le fantasme » (Freud), et mieux que dans le fantasme ici, figuré, sinon réalisé dans la glace. Elle associait cette scène vue avec des scènes d’une jalousie longtemps déniée vis à vis de ses frères (mais si elle avait mis un oreiller sur la tête du cadet, ce n’était pas pour l’étouffer « comme dans Othello »). Lorsque toute la famille entourait ce jeune frère, elle n’existait plus. Plus tard, l’envie s’était déplacée sur le groupe des frères et de leurs amis. – jalousie typique du premier temps du fantasme « on bat un enfant » (on note toute l’importance du groupe). Chez le coiffeur, elle ressentait le crissement du rasoir sur ses cheveux, amalgamant ses vibrations avec celles du pénis du séducteur ; tout particulièrement, elle réagissait au passage du rasoir au-dessus de la nuque, zone qui deviendra celle de ses « migraines ».
Ce plaisir était associé au plaisir « entre hommes » du groupe des frères et de leurs amis, plaisir de l’échange amical ou plaisir de jeux sexuels qui l’intriguaient ? Le plaisir ferait-il l’homme ? L’initiation serait-elle aussi sexuelle, homosexuelle masculine de groupe ? Le coiffeur en serait-il l’initiateur sauvage liant expérience sexuelle et passage tant à l’autre génération qu’à l’autre sexe de ce rituel ? On comprend toute la fierté de cette transformation si désirée, mais qui doit se masquer sous la honte de l’usurpatrice.
Il s’agit bien là d’un masochisme masculinisant de la femme ; c’est par « l’initiation » qu’elle serait « devenue garçon ». N’y aurait-il pas toujours quelque lien entre initiation sexuelle (notion à ne pas confondre avec « la première fois ») et rite de passage au statut d’adulte, et passage par le masochisme, si symbolisé soit-il ? Lien entre l’initiation par les « tournantes » d’aujourd’hui et le concours d’entrée à Normale Sup, si sublimé qu’on peut s’interroger sur la nécessité d’autres voies complémentaires pour la sexualité, dont le bizutage ? Que cette initiation soit un accès au stade génital ou une exacerbation phallique, il reste que le passage régressif par le sadomasochisme et la honte, apparaît comme un passage obligé.
Au-delà de ce cas, peut-on faire quelques hypothèses sur l’initiation du bizutage et son sadomasochisme ? Le premier temps du bizutage ne serait-il pas l’épreuve du concours, initiatique dit-on ? Celui qui est reçu peut être fier, mais aussi honteux de s’être soumis au sadisme de la préparation de ce concours, et des renoncements libidinaux qu’elle implique, d’où une identification à l’agresseur dans un second temps. Le sadisme des pères pères serait repris par les pairs, les grands frères, lors du bizutage. De plus, le rite initiatique désexualisé des pères serait ainsi resexualisé par le groupe des jeunes via le sadisme et parfois des agressions plus directement sexuelles dirigées contre les filles. Mais les adultes « politiquement corrects » tentent de substituer au rite d’initiation sauvage des travaux d’utilité publique désexualisés.
Conclusion
Dans sa visée identitaire, le masochisme apparaît donc comme l’autre façon d’être une femme ou d’être un homme.
Si je suis parti de textes ou de cas cliniques d’adulte pour mettre en relief cette composante identitaire, tous ceux qui ont la pratique d’adolescents comprendront combien cette question de l’identité sexuée se pose dans la douleur à l’adolescence. Que faire de l’autre sexe ? Comment s’en débarrasser sans s’amputer ? Sans qu’il tourmente le corps lui-même ?
À cet âge de passage par le masochisme, à cet âge de l’initiation, certains inquiètent par leur labilité ; mais il faudrait aussi s’inquiéter de ceux qui s’engoncent dans leur identité sexuée, se limitent dans leurs possibilités, sous le couvert des plus nobles – ou des plus raides – idéaux d’un masochisme moral.
Conférences d’introduction à la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent,
mercredi 11 juin 2003