Ayant entrepris, depuis une dizaine d’années, une recherche psychanalytique sur l’infertilité féminine, il me parait possible aujourd’hui d’interroger la description de la féminité proposée par Freud, à partir de 1925, avec laquelle je me trouve en désaccord, à causes de mes découvertes cliniques. Je résumerai donc rapidement celle-ci, puis je préciserai les dénis qu’opère, à mon sens la théorie freudienne, et qui ressemblent à ceux qui caractérisent le discours des patientes souffrant de stérilité. Je tenterai d’expliquer les raisons pour lesquelles Freud a brusquement modifié sa conception d’un Œdipe universel. Je proposerai enfin une conception, à mon avis plus féconde, du développement heureux du féminin-maternel aujourd’hui.
Recherches sur la stérilité féminine
Avoir un enfant suppose la conjonction heureuse de différents paramètres chez les deux membres du couple : certes, le corps peut empêcher la conception, mais le psychisme joue souvent un rôle majeur. Causes ou effets du diagnostic de stérilité, des perturbations psychiques peuvent justifier une psychothérapie, voire une psychanalyse. A travers différentes expériences cliniques, je tenterai de mettre à jour les conflits qui risquent d’entraver la réalisation d’un désir d’enfant.
En préambule, je rappellerai que la problématique qui se dessine peut se rencontrer, bien sûr, sans provoquer de stérilité ; la naissance de l’enfant peut alors apaiser ou non les conflits que je vais décrire.
L’étude clinique de l’infécondité évoque ce que P. C. Racamier (1995) décrit comme “incestuel”. Les patientes infécondes, que l’on peut globalement considérer comme des “névroses de caractère”, semblent organisées de manière défensive à l’égard d’un noyau dépressif. La souffrance narcissique n’est pas ressentie consciemment, mais fait l’objet d’un déni qui s’exerce à l’égard du fonctionnement psychique dans son ensemble. Ce déni porte sur la vie pulsionnelle.
Pour A. Green (1993), il s’agit, dans ces pathologies, d’utiliser le clivage et la négation de l’image, qui entraînent un sentiment d’insuffisance et de manque, pour “obturer les expressions d’une pulsionnalité redoutant toujours de s’exprimer, sans médiatisation, et comme telle, susceptible de mettre en péril l’idéalisation de soi”. Ainsi, s’agirait-il d’isoler, plutôt que de refouler, la vie pulsionnelle. Le désir insatisfait d’enfant aboutirait à un sentiment de privation déclenchant la violence pulsionnelle. Celle-ci étant souvent intolérable, on comprend que les traitements médicaux demandés aient un caractère de nécessité et d’urgence pour l’intéressée.
Chez ces femmes, la relation à la mère domine les entretiens. Elle est le principal objet d’un amour forcément déçu. C’est pour lui plaire qu’il faudrait avoir un enfant, mais celui-ci, dans leur fantasme inconscient risquerait de les détruire. La mère, ressentie comme puissante par ses maternités, exerce une emprise qui provoque une rage envieuse.
En revanche, ne paraissant pas soumise au père qui ne compte guère pour elle, cette mère ne donne pas la représentation de la féminité à laquelle une fille doit pouvoir s’identifier afin de désirer son père, dans un mouvement œdipien qui lui permettra plus tard d’aimer d’autres hommes. Ici, la mère n’a pas besoin du père, semble-t-il, et elle investit exclusivement ses enfants considérés comme des prolongements d’elle-même, sans reconnaître leur existence propre. On est frappé par la fréquence des éléments transgénérationnels : la mère à souvent vécue une souffrance analogue, échouant elle-même à combler la grand-mère toujours inassouvie. Ailleurs la mère souffre du rejet du grand-père qui préfère un fils, et manifeste une envie du pénis source de blessure narcissique profonde que sa fille tente en vain d’apaiser. Si bien que la question de la réalité historique sur laquelle il est si difficile de se prononcer, parait ici plus claire : plusieurs générations de femmes sont impliquées pour aboutir à l’inconception. D’ailleurs la faiblesse du refoulement entrave l’organisation des fantasmes originaires qui ne se retrouvent pas à l’origine d’un remaniement suffisant de la réalité.
Échouant ainsi à se distancier de l’imago maternelle, nos patientes demeurent dans une relation où l’homosexualité inconsciente reste primaire. Elle n’est pas liée, comme l’homosexualité secondaire, à l’identification au père dans la relation à trois qui définit la situation œdipienne. La carence paternelle entrave la structuration du psychisme qui demeure enfermé dans une relation essentiellement duelle. Ainsi fait défaut l’image d’une mère féminine tournée vers un homme, tandis que l’imago maternelle archaïque occupe l’espace psychique et empêche la fille de s’identifier elle-même à une maternité qui l’aliène et qu’elle a besoin d’attaquer pour se sentir relativement indépendante.
Avec l’importance de l’homosexualité, nous insistons sur l’impact de l’identification à une mère acceptant sa féminité pour assurer une évolution normale de la sexualité féminine.
Le père occupe souvent une place marginale dans le psychisme de nos patientes ; il ne serait qu’un simple instrument de conception pour la mère, pensent-elles. Elles en viennent même à déprécier cet homme qui n’a pas pu s’imposer. Si le père joue un rôle habituellement séparateur du couple mère-bébé, il semble, dans nos cas, l’avoir fait insuffisamment, ne réclamant pas pour lui une part du temps de la mère et se soumettant au contraire à celle-ci. Pour nos patientes, il apparaît souvent comme un enfant de plus, et non pas comme celui qui impose un certain ordre, une loi qui sépare les générations.
Il existe donc un déni, bien souvent mime une “communauté du déni” du rôle du père. Absent ou indifférent à son enfant, il a laissé à la mère la possibilité de reporter sur ce dernier tous ses investissements, ici plus narcissiques qu’érotiques
Aussi, en l’absence de structuration œdipienne suffisante, le Surmoi est-il défaillant, remplacé par un Idéal du Moi assez conventionnel et persécuteur. Le fonctionnement psychique est peu investi, pauvre en fantasmes et en rêves, l’action étant privilégiée. On ne s’étonnera pas du choix de traitements médicaux pénibles, tant temporiser parait inacceptable à ces patientes
Ainsi ce n’est donc pas une problématique hystérique que j’ai rencontrée, contrairement à mon attente. Ce n’est pas un enfant œdipien qui ne peut être conçu, mais un bébé fait avec la mère, par la mère, et dessiné paradoxalement à tenter de se séparer d’elle. Ne pouvant s’identifier à une mère qui serait une femme -une amante-, mes patientes veulent être mères pour cesser d’être filles, ce qui échoue, sans doute aussi du fait de la violence des projections de leur hostilité inconsciente sur l’enfant imaginaire.
Le déroulement de la thérapie est assez typique de ce genre de situation. La patiente, qui accepte avec difficulté de parler de sa stérilité, veille soigneusement à ne pas s’engager dans une relation affective. La crainte de dépendance et le risque que comporte pour elle tout lien affectif, sont ici au premier plan et provoquent une défense contre l’amour de transfert.
Rencontrer un analyste permet souvent, par des prises de conscience pourtant limitées, l’ébranlement du système défensif de l’inconception. Une prise en charge assez brève aboutit alors soit à une grossesse soit à un renoncement. “Guérir” une stérilité n’est pas toujours “faire” un enfant. Accepter le refus jusque-là inconscient de la maternité peut être aussi l’issue la plus favorable à cette situation d’infécondité dont il faut rappeler qu’elle n’est pas une maladie. Encore faut-il que médecins et intéressées acceptent de prendre en compte l’importance de l’inconception dans les aléas de la procréation.
La cure analytique permet l’évolution de ces patientes. Dans l’inconception, il semble y avoir une absence d’investissement narcissique de l’appareil reproductif (et sexuel dans son ensemble) en rapport probable avec un défaut d’investissement par la mère de ces capacités chez sa fille. La réceptivité et la capacité de contenir, marquées de passivité, sont pour cela refusées généralement consciemment, sans qu’apparaissent au sujet les conséquences de ce refus sur sa fécondité. C’est le réinvestissement d’un cadre contenant, à travers, souvent, la réceptivité de l’analyste, qui permettra la guérison de la stérilité. L’interprétation en termes de sentiment de castration doit se limiter longtemps à la blessure narcissique. La réintroduction du père libère la fertilité de la patiente, sans que pour autant, la rivalité œdipienne avec la mère puisse encore être mise en représentation.
La théorie freudienne de la féminité
Il est temps de revenir maintenant à Freud. Le déni du rôle paternel et la carence du fantasme de scène primitive chez mes patientes, m’ont évoqué les femmes qu’il a décrit dans ses travaux tardifs.
Alors comment expliquer la rencontre, inattendue au cours de notre recherche, entre les conceptualisations élaborées chez des patientes atteintes de stérilité et celles du statut métapsychologique de la femme tel que Freud le formule dans ses textes rédigés à partir de 1929. Bien que les conceptions de Freud ne se soient pas appuyées sur l’étude clinique de patientes stériles, ses descriptions, si controversées, s’appliquent justement à leur cas. Que penser d’une telle rencontre ? Y aurait-il, entre Freud et nos patientes un trait commun ? Partageraient-ils un même déni du féminin ? Nous tenterons de défendre cette hypothèse
La description du lien préœdipien mère-fille dans les écrits des années 30 est en accord avec mes observations. Le père n’y existe guère : comme intrus peut-être, mais jamais comme rival. Il n’y a que mères et filles en présence, jusqu’au moment où, pour Freud, la fille peut éventuellement entrer dans l’Œdipe. Le moteur de cette évolution serait la seule déception de ne pas posséder de pénis. Il en résulterait que le père ne serait désiré que comme “prolongement” d’un pénis, aux fins de procurer un enfant, désiré non pour lui-même, mais comme substitut du pénis manquant.
Dans une première phase correspondant au monisme phallique, où le vagin serait ignoré dans les deux sexes, Freud insiste sur la difficulté de l’évolution de la fillette et décrit la fille “comme un petit homme”. Elle va devoir quitter cet état agréable pour accepter celui de femme. Il lui faudra donc “changer de sexe”, changer de zone érogène – le clitoris masculin doit être abandonné pour le vagin -, changer de buts pulsionnels en renonçant à l’activité pour la passivité, changer surtout d’objet.
Pourquoi la mère tant aimée se retrouvera-t-elle haïe ? Ce n’est pas, à ce stade, par rivalité, car Freud rejette l’explication constitutionnelle de l’Œdipe : il n’y a pas d’instinct qui pousserait la fille vers le père. Ainsi, ce n’est pas l’Œdipe qui provoque le changement d’objet, mais l’inverse : c’est parce que la fille se détourne de sa mère qu’elle investit son père. La cause majeure en est la découverte de sa “castration”, l’envie du pénis un jour aperçu, “elle sait qu’elle ne l’a pas, elle veut l’avoir”. Ainsi, la femme “reconnaît le fait de sa castration” et développe l’hostilité à l’égard de la mère qui en est rendue responsable ; celle-ci se double de mépris quand elle prend conscience que “la mère aussi est châtrée”. Désirant un pénis, elle se rabat sur un projet d’enfant, et pour cela, se tourne vers le père. L’enfant réparerait la castration qui serait le moteur principal du changement d’objet d’amour.
Si bien que l’image de la femme se modifie. Elle n’est plus l’être autosuffisant, inaccessible, envié par l’homme amoureux que Freud décrivait en 1914. Brusquement elle est devenue un être blessé, victime d’une infériorité d’organe, que l’homme méprise et qui se méprise elle-même. Quant à sa jouissance, elle va devoir abandonner sa source, le clitoris, le “petit bois nécessaire à l’allumage”. Tout petit pénis embryologique, Freud ne doute pas que la femme ne le compare au grand et ne le juge inférieur. Elle l’abandonnerait en quelque sorte par dépit, renforçant un interdit masturbatoire qui est, lui, semblable à celui du garçon.
L’Œdipe apparaît alors comme le calme après la tourmente : “elle entre dans l’Œdipe comme dans un port” et elle n’aura aucune raison psychique d’en sortir. L’Œdipe échappe au destin masculin et, en l’absence de sa dissolution, le Surmoi, héritier du complexe, n’apparaîtra pas aussi puissamment que chez l’homme.
La femme, être inférieur, reste ainsi, en l’absence de surmoi développé, un être jaloux (par envie) et vaniteux (par compensation), tenté d’affirmer dans un “complexe de masculinité” la présence, malgré tout, de ce pénis absent convoité.
Cette théorie pourrait-elle s’appliquer au défaut de l’Œdipe de mes patientes ?
— Est-ce le désir d’enfant qui leur aurait manqué ?
Certes non, puisqu’elles acceptent dans ce but les traitements les plus éprouvants. Mais ce désir ne les éloigne pas de leur mère pour les tourner vers leur père. Au contraire, vouloir un enfant correspond à un espoir d’autonomie à l’égard d’une mère qu’elles ressentent comme toute puissante et n’investissant.qu’elles, leurs filles ?
— Est-ce alors l’envie du pénis qui aurait fait défaut à ces femmes infécondes ?
Non plus, mais l’envie du pénis n’est pas, chez elles, une étape vers le père et la féminité. Elle est, au contraire l’expression d’un refus du féminin. Ne pouvant admettre une passivité qui les soumettrait encore à leur mère, elles tentent de lui échapper par une activité pseudo-masculine qui est défensive. Il s’agit d’une revendication phallique liée à l’échec de la féminité, et visant à conforter le narcissisme.
Faut-il alors critiquer la théorie de Freud ? Pourquoi pas ?
Je ne reviendrai pas sur certaines objections classiques. On sait combien cette théorie du monisme phallique et la méconnaissance du vagin qu’elle suppose, a été critiquée avec pertinence, en particulier dans les travaux de Janine Chasseguet-Smirgel (1984) qui relève de multiples représentations du vagin chez l’enfant dans le matériel de Freud. Le vagin et le désir de pénétration qu’il implique sont bien présents chez le petit Hans. Dans Les deux arbres du jardin, J. Chasseguet-Smirgel (1986) expose de façon lumineuse l’impasse de la castration féminine comme moteur de l’Œdipe.
Je voudrai insister surtout sur le vaste déni qu’opère la théorie freudienne. Dés 1925, Freud annule le rôle fondateur du désir de la fille pour le père. L’Œdipe cesse d’être universel, ce qui prévaut, c’est l’anatomie.
Freud opère ainsi un retour vers sa neurotica, dont l’abandon lui avait pourtant permis de découvrir l’inconscient. A nouveau, il situe hors de la réalité psychique, dans la réalité externe, la cause d’un mouvement psychique. Ce fût autrefois la séduction par l’adulte, c’est maintenant la matérialité du manque de pénis.
Pour Freud, c’est cette perception qui est cause de l’éloignement de la fille, rejetant brusquement une mère dont elle reconnaît la castration. Voilà le motif du changement d’objet. L’amour se tourne vers le père, seulement comme pourvoyeur d’un enfant lui-même substitut du pénis manquant. Que de déplacements !
Ainsi Freud dénie-t-il le désir des parents l’un pour l’autre :
- La femme n’a pas de jouissance : elle subit le coït.
- Elle n’a pas d’amour pour son mari ; ce qu’elle désire, c’est l’enfant.
Ainsi se trouvent déniés tant l’Œdipe de la fille que celui du garçon.
Si l’enfant, pour Freud — surtout le garçon — est le seul apte à combler le désir féminin, on voit combien la théorie lui évite maintenant la confrontation à un père œdipien. Pourquoi le garçon rivaliserait-il avec lui puisque le père est si peu désiré de la mère, n’ayant que le statut d’un intermédiaire délaissé sitôt obtenu l’objet convoité qu’est l’enfant ? Celui-ci n’a pas à ressentir d’impuissance, à se désoler de ne posséder qu’un petit pénis incapable de satisfaire la mère : la théorie fait de lui, malgré sa faiblesse, l’objet privilégié de ce désir.
Chez Freud, il n’y a plus de femme amante qui délaisserait un moment son fils pour obéir à son amour pour son mari. L’absence de “censure de l’amante” (D. Braunschweig et M. Fain, 1975), le déni de la jouissance de la femme, font de l’enfant le partenaire privilégié, réalisant ainsi une grande victoire narcissique sur la castration.
Faut-il voir, dans cette répudiation du conflit des générations, devenu inutile dès lors que l’enfant est d’emblée victorieux, un déni de la castration ? Est-ce cette certitude d’être le seul objet susceptible de combler la mère qui donne à Freud la liberté de transgresser la morale traditionnelle en inventant la psychanalyse ?
Hypothèses sur les causes de ce bouleversement théorique
Pourquoi Freud a-t-il ainsi abandonné son savoir concernant le père libidinal excitant de la fillette, pourtant si clair dans Un enfant est battu (Freud, 1919). Dans les textes de 1925 rédigés quelques années seulement après le précédent, des éléments historiques, récemment révélés, semblent confirmer notre critique de la “deuxième théorie freudienne de la féminité”. On peut ainsi situer avec Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes (Freud, 1925), un tournant majeur de la pensée de Freud concernant la sexualité féminine. L’explication anatomique qu’il propose alors, et qui modifiera, nous le verrons, sa conception de l’Œdipe et du lien au père, ne se situe pas dans la continuité de ses théories sur la sexualité.
Contrairement à d’autres remaniements théoriques, cette nouvelle élaboration ne paraît pas induite par une nécessité interne à la mise en jeu des équilibres dynamiques et elle frappe par sa soudaineté. A la suggestion d’une connaissance refoulée du vagin, Freud rétorqua le 8 décembre 1924 à K. Abraham : “Je ne sais absolument rien à ce sujet. Aussi bien, j’avoue en général volontiers que l’aspect féminin du problème est pour moi extrêmement obscur !”
Or, quelques mois plus tard, Freud “sait”. Il a découvert une explication cohérente grâce à laquelle il organise le développement de la féminité. Vision soudaine de l’explication causale, qui préfigure celle-ci : la vision, par la fille, du sexe masculin bouleverse son identité ; la certitude de sa “castration” provoque l’immédiate envie du pénis. “Elle a vu cela, elle sait qu’elle ne l’a pas, elle veut l’avoir”. Brutalité du changement, renvoyant à la soudaineté de l’explication apparue à Freud.
On voit que l’envie du pénis est le moteur de toute cette évolution.
La lecture du livre de Peter Gay (1988) nous avait mis sur une voie nouvelle (G. Pragier et S. Faure-Pragier, 1993), puisqu’il signale que Freud avait pris Anna en analyse, en 1918 – ce que nous savions vaguement par une lettre adressée à E. Weiss en 1935. À l’issue de son analyse, on sait qu’Anna avait fait, le 31 mai 1922, une conférence sur Fantasmes de fustigation et rêverie diurne. Or le texte Un enfant est battu (Freud, 1919) portait sur le même thème. Faut-il y voir déjà une influence du cas clinique d’Anna ? Celle-ci aurait été intégrée dans la pensée de son père, qui poursuivait alors sa recherche sur le développement œdipien. Dans sa conférence de 1922, Anna présente en trois étapes le fantasme de fustigation entraînant un paroxysme de plaisir onaniste.
Le premier stade est celui de l’amour incestueux père-fille. Par régression à l’organisation sadique anale, il se transforme en scènes de fustigation pour exprimer “Father loves only me”. Les fantasmes datent de l’âge de 5-6 ans, avant l’entrée à l’école. Puis ils font place, vers 8-10 ans, à de “belles histoires”, que l’enfant ne relie pas aux fantasmes précédents. Pour la biographe E. Young-Bruehl, l’analyse montre alors une identité de structure “entre deux événements psychiques”, qualifiés d’analogiques par Anna. Dans son texte, les belles histoires commencent par une faute, commise par un jeune homme faible, qui se trouve alors à la merci d’un homme fort et plus âgé. Dans des scènes de plus en plus tendues, le jeune homme est menacé de châtiments, jusqu’à une scène finale de réconciliation et d’harmonie dans laquelle il obtient son pardon.
Pour Anna, “dans le fantasme de fustigation, ce sont les pulsions sexuelles directes qui sont satisfaites, tandis que dans les belles histoires, ce sont les pulsions à but inhibé, comme Freud les nomme, qui trouvent leur satisfaction”. Elle tentera donc de privilégier les histoires, d’abord par l’écriture de nouvelles et de poèmes, puis par le travail psychanalytique. Rappelons que pour Freud, en 1919, le rôle masculin tenu par la rêveuse n’est pas synonyme de comportement viril, ni d’homosexualité, mais, au contraire, moyen d’échapper à la sexualité.
Anna arrête l’analyse avec son père en 1922, elle sera contrainte de la reprendre en 1924, après la réapparition des “fantasmes” contre lesquels son moi lutte avec énergie. Elle développera ce rôle du Moi dans son livre de 1936, Le Moi et les mécanismes de défense.
Si Anna combat ses sentiments œdipiens, son père est dans une position différente. L’amour excessif de Freud pour Anna ne semble pas le culpabiliser. Bien au contraire, Freud exprime son désir de la garder toujours avec lui. La désignant comme son Antigone, il est visible qu’il se nomme lui-même Œdipe, et, ne voulant pas se crever les yeux, détourne plutôt le regard. On a vu que dans sa lettre à E. Weiss, il considère même cette analyse comme une réussite. C’est une réussite en tout cas pour lui, qui a tant souhaité conserver la présence aimante d’Anna !
Déjà, éloigner Jones d’Anna ne semble avoir créé en lui aucun conflit. En 1914, elle a 18 ans. Freud écrit à Jones pour lui dire que son intérêt pour Anna est déplacé ; elle est trop jeune et ne s’intéresse pas encore aux hommes. Il écrit aussi à Anna, le 16 juillet 1914 : “Je n’ai aucune intention de t’accorder la liberté de choix dont ont joui tes soeurs… Les regrets que j’éprouverais à t’avoir loin de moi (en Angleterre), je refuse de les prendre en compte, ils m’empêcheraient d’examiner les autres aspects du problème”.
En 1915, il écrit à Ferenczi (8 avril 1915) qu’il souhaitait qu’Anna échoue à son examen d’institutrice pour la garder près de lui : “Anna travaille dur pour l’examen, synonyme pour elle d’un poste d’institutrice, mais, heureusement, elle échouera à cause de sa voix” (épreuve de musique).
À la fin de la première analyse, il confie à Lou, en mars 1922 : “Ma fille Anna me manque beaucoup aussi : elle est partie le deux de ce mois pour Berlin et Hambourg. Il y a longtemps que je la plains d’être encore chez ses vieux… Mais, d’autre part, si elle devait vraiment s’en aller, je me sentirais aussi appauvri que je le suis en ce moment, par exemple, ou que s’il fallait renoncer à fumer.” Or on sait que Freud, malgré son cancer de la mâchoire, ne put jamais se résoudre à abandonner ses cigares. On comprend que Freud ait évité d’affronter sa responsabilité dans la pérennité des sentiments d’Anna.
C’est la solution par la théorie ! L’anatomie est devenue la responsable. Freud innocente le père qu’il fût et absout alors tous les pères. Prendre la mesure de la force des sentiments œdipiens non résolus chez sa fille paraît avoir un lien chez Freud avec la brusque prise en compte de “la différence anatomique entre les sexes “ qui apparaît comme une défense opportune. Face à la persistance de l’attachement d’Anna et de son “complexe de masculinité” Freud construit une nouvelle théorie de la féminité : l’Œdipe n’est pas originaire chez la fille, contrairement au garçon. Ce qui est à l’origine, c’est le manque de pénis, “le destin, c’est l’anatomie”. Ainsi, la masculinité de la fille n’est plus la conséquence de la résolution insuffisante de l’Œdipe. Bien au contraire, c’est l’anatomie qui provoque chez la femme, ” qui doit accepter sa castration “, une opposition, un complexe de virilité. Quant à l’Œdipe, il sera secondaire, réparateur même, la fille ne se tournant vers le père qu’en tant que prolongement d’un pénis capable de lui fournir l’enfant, substitut du pénis absent. L’amour d’Anna pour son père serait-il le meilleur destin de la féminité ?
L’envie du pénis est devenue la responsable majeure du développement libidinal de la femme. Le complexe de masculinité qu’elle produit peut perturber les relations de la fille avec les autres enfants et, surtout, avec sa mère. C’est celle-ci, en effet, et non plus le père, qui est maintenant au premier plan “c’est presque toujours la mère qui est rendue responsable du manque de pénis” ; la jalousie qui apparaît alors s’adresse à un “enfant préféré par la mère” et non au père.
Le complexe de masculinité qui suit la déception œdipienne n’est alors qu’une régression au stade précoce de fixation liée à l’envie du pénis. “Elle renonce au désir de pénis pour le remplacer par le désir d’enfant et, dans ce dessein, prend le père comme objet d’amour… Lorsque, plus tard, ce lien au père fait naufrage et doit être abandonné, il peut céder devant une identification au père par laquelle la fille revient au complexe de masculinité auquel elle se fixe éventuellement.
Dans un mouvement inverse à celui qui lui fait abandonner la réalité de la séduction avec sa neurotica. Freud réintroduit le réel, l’anatomie, comme fondement de la féminité pour dénier, à nouveau, la culpabilité du père ! Toutefois, ce mouvement défensif est aussi un véritable moment auto-organisateur créateur de nouveau. Freud perçoit sans doute, préconsciemment, le déni qu’il opère en proposant cette nouvelle théorisation qui l’absout comme père séducteur.
Dès 1925, le terme déni (Verleugnung) est inauguré. Simultanément, Freud rédige le texte La Négation, conceptualisant ainsi le mouvement psychique qui s’opère en lui, tout en s’y abandonnant. Ainsi se trouve-t-il le sujet du processus qu’il décrit pour ne pas le voir à l’œuvre et conçoit-il le procédé même du refus qu’il théorise à propos de la primauté de l’Œdipe féminin. Ainsi, “la misère ordinaire” de l’homme Freud et de son Anna-Antigone permet-elle la relance théorisante qui ira jusqu’au fétichisme et au clivage Le psychisme de l’auteur reste le terreau irremplaçable de toute découverte.
Du développement réussi du féminin-maternel
Après avoir évoqué le déni de la place du père chez la femme inféconde, puis dans la théorie freudienne, il me reste à préciser, dès lors, comment je conçois le développement de la féminité.
1. J’aimerai insister d’emblée sur l’importance des identifications
Freud considère l’identification maternelle de la fille comme l’issue du deuil de l’espoir de masculinité. Elle est bien antérieure, à mon avis, dans sa complexité. Au-delà de l’identification narcissique, le féminin s’appuie sur la représentation, conscient et inconsciente de ce que ressentent la mère et les femmes et les femmes de la famille. La fille, qui s’est identifiée à sa mère narcissiquement, ne pouvant maintenir cette illusion devant la frustration s’identifie alors à l’objet du désir de celle-ci, le père. Ce mouvement de triangulation engage le travail de symbolisation. Il lui permettra, par la suite, d’étayer aussi son féminin sur la féminité du père, qui permet à ce dernier de reconnaître et valoriser la féminité à venir de sa fillette et de l’investir, narcissiquement mais aussi libidinalement.
Que penser alors de la patiente homosexuelle décrite par Freud ? Peut-on, comme lui, interpréter la passion pour une femme déjà mère, peu accessible et très féminine, comme une régression devant la déception œdipienne, l’enfant désiré du père, lors de son adolescence, ayant été donné à sa mère et non à elle ?
Je suivrai volontiers Freud dans sa psychogenèse. Le désir d’enfant paraît ici essentiel, le rôle masculin n’étant adopté que par dépit. L’identification au père paraît bien remplacer l’amour déçu. Mais la belle interprétation du niederkommen (traduit par tomber-accoucher) pourrait suggérer que la passion homosexuelle n’éliminerait en rien le désir d’enfant. Retrouvailles avec la mère originaire préœdipienne comme chez les homosexuelles stériles ? Je ne le crois pas, car dans la rencontre qu’elle fait du père, tandis qu’elle se promène avec “la dame”, le geste de mépris de celui-ci paraît déterminant dans sa tentative de suicide. Le père resterait-il alors l’objet œdipien ? Comment expliquer dans cette hypothèse la passion homosexuelle ?
Le saut du pont évoque métonymiquement l’accouchement. La jeune fille rêve d’enfants et Freud élabore le caractère trompeur à son égard de ses rêves “menteurs”. Et s’ils étaient sincères ? Freud ne peut associer désir d’enfant et homosexualité, celle-ci étant dans sa théorie mue par une identification au père qui empêcherait celle à la mère. A notre avis, cependant, jouer le rôle viril pourrait ne signifier qu’un détour.
Freud enfin, dans sa théorisation, doute de la sincérité - encore - du caractère platonique de l’amour pour la dame. Dans son contre-transfert, il est possible qu’il rejette cette patiente puisqu’elle refuse la psychanalyse. Après l’aventure de Dora, Freud se méfie. Mais si le transfert sur un homme, lui paraît impossible, la patiente n’aimant que les femmes, d’où proviennent les rêves “menteurs” qui exprimeraient le désir de le tromper, lui ? Et s’il faut le tromper, n’est-ce pas comme père et celui-ci ne resterait-il pas alors l’objet de l’investissement de la jeune fille, en dépit de ce deuxième choix d’objet du même sexe ?
Je proposerai donc de faire crédit à sa jeune patiente. Oui, son amour est platonique. Oui, elle désire toujours un enfant. Son père rejeté reste l’objet de son amour déçu ; elle veut se venger, sans doute, aussi.
La mère, rivale victorieuse, préférait ses fils. Peu aimante, crainte, elle semble avoir interdit à sa fille l’identification à la féminité. Ne peut-on alors considérer qu’à travers la passion pour une femme qui ressemble à la mère, et possède une riche sexualité, la jeune fille cherche à atteindre son propre idéal ? L’identification à la mère séduisante lui étant interdite, ce serait alors par l’amour qu’elle tenterait de l’acquérir.
On se trouve contraint de compléter, dans la théorie freudienne, le jeu de l’amour et de l’identification. L’amour pour l’objet-mère, dans l’homosexualité primaire, permet à la petite fille de sortir de l’identification primaire. Puis l’identification secondaire succède à l’amour déçu grâce à l’identification au père.
Dans un troisième temps, l’amour d’objet (homosexualité) pourrait être un moyen de réussir une identification féminine interdite. Ce serait aimer pour s’approprier, à travers l’objet, une qualité enviée, aimer pour parvenir à s’identifier à la femme capable de séduire le père. Dans ce cas, les rêves de maternité pourraient exprimer la permanence de l’ancienne aspiration. La qualité de l’homosexualité primaire sert de base au narcissisme.
L’amour pour le père, dépend de la reconnaissance de la castration de la mère, mais à la condition que celle-ci admette que le père puisse la compléter. Elle doit aussi reconnaître la féminité de sa fille. S’identifier à une mère qui n’est plus toute-puissante, mais désirante à l’égard de son mari, permet à la fille de se tourner vers le père. Celui-ci doit à la fois séparer mère et fille (ce qu’il ne fait pas dans les cas de stérilité) mais aussi, avec la mère, reconnaître l’attrait de sa fille en tant que femme (ce qui manque à se produire chez Freud).
L’illusion œdipienne doit prendre consistance pour que l’Œdipe soit atteint “comme un port”. Il faut aussi que la mère ait désigné le père comme objet de son désir et que celui-ci ait reconnu sa fille comme féminine. Le mouvement de l’enfant lui-même qui demanderait directement au père de pallier sa castration, principal mouvement organisateur pour Freud, implique, à notre avis, la prise en compte de la complexité du jeu préalable de l’amour et de l’identification.
Alors existe-t-il une angoisse de castration féminine ? Pour Freud, il n’y a que complexe de castration, puisque la castration chez la fille parait “déjà réalisée”. Aussi, n’est-elle pas efficace pour “sortir de l’Œdipe”, ce qui entraînerait l’absence de Surmoi œdipien.
Pour M. Klein, elle existe comme crainte d’être détruite à l’intérieur en perdant sa capacité à faire des bébés, en rétorsion de ses propres agressions du corps maternel.
Pour M. Cournut, l’angoisse de castration s’appliquerait à l’homme, que la fille craindrait de châtrer par sa jouissance. F. Duparc (1992) est de son avis, mais affirme la possibilité de l’angoisse de castration chez la femme. L’issue en serait du côté du père qui, outre son rôle séparateur, offrirait à sa fille, dans les cas heureux, la possibilité de s’identifier à la féminité de son père. C. Couvreur (1994) insiste sur la féminité acquise par identification à l’objet œdipien du père, ou aux femmes aimées par lui (mère du père, sœurs, mais aussi mère de la patiente).
Féminité de la mère, féminité du père : on voit que c’est du côté du refus du féminin que s’enracinent – comme chez les hommes – les achoppements d’une passivité réceptrice érotisée Freud y insiste dans Analyse sans fin, analyse avec fin. Cependant, il pense cette difficulté comme -à nouveau- anatomique. C’est le “roc du biologique”.
Le caractère caché du sexe féminin entraîne un intérêt profond pour l’intérieur et l’éprouvé, doublé d’une certaine incertitude. Aussi le désir féminin s’exprime-t-il d’abord par un “trouble” terme signifiant de son imprécision pour la femme. L’amour ne s’en distingue guère – pas toujours, je rejoins ici Freud pour qui la perte d’amour est, pour la femme, l’équivalent de la castration chez l’homme.
Pour étayer ces considérations théoriques, je rappellerai le rôle érotique des “récits d’amour” et le nombre impressionnant de femmes lectrices de la presse du cœur comme des collections Arlequin (dont le tirage est d’un million d’exemplaires en France). Rêver à la passion semble entraîner un plaisir compulsif, souvent culpabilisé, voire secret chez des femmes (même “intellectuelles”) peu sensibles aux revues pornographiques achetées, elles, par les hommes.
L’assomption du féminin dans la jouissance exige d’abord l’amour. Celui-ci ne suffit pas toujours, bien sûr, et la complexité du “devenir femme” reconnaît des éléments aléatoires qui réveillent des traces mnésiques érotisées. Celles-ci provoquent alors des mouvements d’auto-organisation, même tardive, du féminin (G. Pragier G. et S. Faure-Pragier, 1990).
2. Féminité et passivité
La passivité est-elle originaire ? Je le pense et rejoins ici la conception de Jacques André (1995), différente de celle de Freud parce que remontant à l’étape infantile, qui décrit une passivité première – une féminité – dans les deux sexes. Freud évoquait déjà le rôle excitant du “commerce de l’enfant avec celui qui le soigne” et le prend, inconsciemment, comme objet d’amour – comme objet sexuel. Les attouchements répétés pendant les soins, l’énigme qui s’impose ainsi à l’enfant, stimulent sa libido dans une “séduction originaire ” comme le propose J. Laplanche (1987)
Le nourrisson n’est pas un objet vierge recevant sans initiative ces stimuli. Cependant une part importante de jouissance passive marque ces premiers temps, où l’objet se distingue à peine lorsqu’il vient à manquer, stimulant alors, dans l’attente et la motricité inopérante, toute une activité de fantasmatisation. Le bébé se trouve confronté à de nombreux messages (paroles, gestes, manière de le tenir, etc.) qui émanent de son environnement. Ce monde est en outre infiltré de significations inconscientes, y compris pour l’adulte qui méconnaît, pour une part, le sens du désir qui le porte vers son enfant. Les capacités de compréhension de celui-ci se trouvent débordées par cette “violence fondamentale” qu’il subit ainsi nécessairement et qui le séduit. Pour J. André, “l’être-effracté de l’enfant séduit, anticipe et profile l’être-pénétré de la féminité”, ce qui rend caduque l’interrogation classique sur la méconnaissance du vagin dans les deux sexes. Pour l’adulte, ce dedans ne peut être méconnu, et c’est son savoir qui est imposé au psychisme de l’enfant.
Cette féminité originaire laisse place, plus tard, au monisme phallique qui, chez le garçon, présente un avantage défensif majeur alors que chez la fille, le passage à la phase active peut être transitoire et la passivité fait souvent retour. Lorsque l’identification féminine est possible, grâce à l’appui que représente une mère reconnaissant le rôle actif du père, la passivité peut s’intégrer avec succès. En revanche, si le père n’est pas reconnu et ne valide pas sa fille comme femme pour l’avenir, la passivité devient menaçante, car elle la livre à sa mère.
C’est cette éventualité que craignent -inconsciemment- nos patientes stériles, et qui les pousse vers une attitude apparemment active, une phallicité qui doit être distinguée de l’envie du pénis. Notre clinique plaide ainsi en faveur de la théorie “féminine passive” de la sexualité originaire.
La féminité ne signifie pas en revanche l’abandon de toute phallicité, au sens, chez la fille, de plaisir d’action, de pouvoir, de sublimation. Dans la cure, interpréter en termes d’envie du pénis serait souvent une erreur risquant de rendre l’analyse interminable.
3. Le changement d’objet
Freud interrogeait le motif d’un changement d’objet, de la mère au père, chez la fille. La mère lui paraissait abandonnée soudainement du fait de la déception produite par la perception de sa “castration”. Dans les cas normaux, à mon sens, on ne peut chercher de cause au du changement car il ne se produit pas de changement d’objet, mais seulement des modifications d’investissements. L’objet tiers, le père, est présent d’emblée dans le désir de la mère qui vise un autre que l’enfant. Le père est alors désiré par identification hystérique précoce à la mère, grâce aux mécanismes d’introjection et à la constitution des objets internes.
Mais la mère n’est pas délaissée pour autant, contrairement à ce que décrivait Freud. Le lien est conflictualisé Comme les hommes, les femmes tirent bénéfice à intégrer cette composante comme les deux versants de l’Œdipe. Une certaine homosexualité persiste, nécessaire, on l’a vu à l’épanouissement du féminin. Le désir pour la mère permet, grâce à l’identification à l’homme, la constitution d’une image désirable de soi comme femme, ce qui renforce le narcissisme. La confrontation à ”l’autre femme” organise la sexualité psychique
Il n’y a donc pas de radical changement d’objet à expliciter, pourvu que la mère désigne le père. On ne peut rabattre l’objet psychique sur son support extérieur et l’apparence d’un lien libidinal nouveau.
Il n’y a pas non plus à se produire de” changement de sexe”, On se rappelle que c’est ainsi que Freud définissait l’abandon, qu’il estimait nécessaire, du clitoris (dont il affirmait l’identité mâle), en faveur du vagin. On connaît aujourd’hui l’importance de l’intrication libre des différentes zones érogènes pour que la femme puisse accéder à une jouissance complète, dans laquelle la vie fantasmatique libre est essentielle. Devenir femme implique une longue évolution psycho-sexuelle où le clitoris n’a pas à être rejeté. La femme évolue, mais n’abandonne aucune de ses zones érogènes pour accéder à la sexualité vaginale ! Cette représentation semble venir du plus loin des angoisses infantiles, une perte – une castration – libérerait seule la jouissance.
4. Le féminin doit-il s’opposer au maternel ?
La « bascule » entre l’investissement du maternel et celui du féminin par la mère, telle que la décrit F. Guignard, ne me parait rendre compte que d’un mouvement conscient. Certes je ne peux qu’approuver les belles descriptions de la “censure de l’amante” et reconnaître une certaine alternance des investissements entre la Nuit et le Jour. Faut-il l’imputer aux mécanismes de refoulement ou de clivage ? Ou le maternel serait-il une forme de pulsion inhibée quant au but, qui laisse persister bien des messages sexuels ? Ceux-ci, énigmatiques pour l’enfant, provoquent une séduction originaire à la quelle J. Laplanche a montré que nul n’échappe et qui constitue le fondement originaire de l’inconscient. La sexualité de la mère joue alors pleinement, mais de façon inconsciente en partie, avec les fantasmes forgés par sa sexualité infantile refoulée, née de sa propre rencontre avec l’imaginaire de ses parents et la culture environnante. Il ne s’agit en rien d’une séduction maternelle précoce perverse comme celle qu’a pu reconstruire Freud chez Léonard.
La culpabilité qui contraindrait la mère au refoulement ne serait pas obligatoire, mais dépendrait de la qualité des mouvements d’intégration et de symbolisation qui se prolongent toute la vie et sont à nouveau nécessaire dans l’ébranlement que produisent, chez la femme, la grossesse comme la naissance.
Denier le puissant courant libidinal maternel, évoquer l’importance du masochisme, me paraissent exprimer la persistance, comme chez Freud, d’une théorie sexuelle infantile, le déni de la sexualité de la mère et qu’elle puisse être, autrement que mécaniquement par les soins qu’elle prodigue, une séductrice. La mère au contraire va investir sur son enfant toutes ses attentes narcissiques et libidinales, sans que l’on puisse craindre habituellement la perversion qui hante les théoriciens, du moins tant qu’un tiers reste investi.
Je rejoins ici Freud pour qui la perte d’amour est, pour la femme, l’équivalent de la castration chez l’homme.
Évoquons ici le retour étonnant des plaisirs maternels chez les grand-mères récentes; Rarement évoquées dans la littérature psychanalytique., ne sont-elles pas recouverts par les “exploits” des grands-pères, tel Freud avec son petits-fils observant ” le Jeu de la Bobine” ?
Chez beaucoup d’entre elles, un sentiment d’élation voire un “coup de foudre” inattendu est alors survenu, à la rencontre du nouveau-né, témoignant ainsi d’une poussée libidinale puissante mais degénitalisée. Ce plaisir est susceptible de réactiver les manifestations corporelles ayant accompagné l’allaitement : tensions pénibles des seins, contractions utérines. Certaines grands-mères ont même eu une montée de lait ! Toutefois, cet investissement immédiat du bébé, comme l’identification hystérique qu’elle entraîne, ne provoque pas son corollaire de dépendance maternelle à l’objet.. Il s’agit davantage d’une joie profonde, ne visant à aucun moment la décharge, et s’accompagnant d’une expansion du moi.
Aux femmes qui ont perdu la capacité d’enfanter elles-mêmes, se révèle ainsi une surprise heureuse qui apparaît lors de la perception de l’objet et vient peut-être compenser la fréquence des expériences de pertes. Y a-t-il alors dans la filiation féminine quelque chose qui assure un sentiment de permanence et évite aux mères, malgré l’âge, d’être confrontées au deuil de soi-même et auquel certaines collègues femmes ont du mal à s’identifier, comme si, chez elles, l’idée de la mort entraînait plutôt l’inquiétude pour des enfants qui allaient vivre sans leur mère.
À mon avis, il n’y a donc pas d’incompatibilité entre maternel et féminin mais au contraire une intrication réussie dans les meilleurs cas.
Lorsque l’amoureuse, au comble de la jouissance, demande à son amant “fais moi un enfant”, n’y a-t-il pas alors intrication du maternel et du féminin ? Le désir d’enfant serait alors, non pas la cause comme le décrit Freud, mais la conséquence même de l’amour de l’amante. Donner une descendance serait la preuve de cet amour.
La Tamar de la bible en est l’éclatante figuration. Elle se retrouve veuve de l’homme qu’elle aime et sans enfant de lui, ce qui rompt l’obligation de procréer pour construire l’histoire. Selon la prescription du lévirat, elle doit obtenir, pour son mari défunt, un enfant du même sang, grâce à ses beaux-frères. Le premier, Onan, préfère, on le sait, répandre sa semence sur la terre que procréer pour son frère aîné. Le deuxième est refusé à Tamar, en prétextant son jeune âge. Elle décide alors de feindre de se prostituer, et trompe ainsi son beau-père dont elle devient enceinte. Les cadeaux qu’elle a eu la prudence d’exiger de lui font alors la preuve de sa vertu et de l’amour qu’elle voue à son mari défunt. Par cette grossesse, elle s’affirme comme son épouse.
Et ensuite? La bonne mère disponible et protectrice pour son enfant, peut-elle demeurer une femme désirable pour son partenaire et ne pas le materner lui aussi. Mais pourrait-elle être une mère suffisamment bonne si elle n’était aussi une femme suffisamment femme? L’exemple des femmes infécondes montre que non. On doit, ce me semble, distinguer le temps de la séduction, et peut-être du voile, de la mascarade nécessaires au désir de l’homme, et le devenir de la sexualité du couple, qui entraînerait d’autres développements. Il y aurait possibilité, en dépit de Freud, d’un amour durable, qui ne s’enliserait pas dans un assouvissement féminin neutralisant tout désir chez l’homme. L’incertitude préserverait un espace de jouissance. Dans une dialectique entre amour et identifications, dans un équilibre du narcissisme et du jeu des pulsions, il pourrait y avoir des cas heureux.
Conférence donnée le jeudi 13 janvier 2000
Références
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Mots-clés :
féminité, stérilité, refus (féminin), maternel, homosexualité (primaire), narcissisme, Œdipe (féminin), passivité, castration, revendication, jouissance, masculinité