Dominique Giraudet
Masochisme
vendredi 31 mai 2002
J’interviens en tant que non psychanalyste, un peu perdu par ce vocabulaire ! Il se peut d’ailleurs que je réagisse à côté de la question… Mais voilà les réflexions que ce texte a suscitées. Le concept de masochisme me renvoie à la question de la souffrance de vivre en général… Cette tension qui s’installe progressivement vers l’étape de l’âge dit "adulte", tension entre “monde extérieur ” et "monde intérieur". Les forces, les énergies qui structurent une "psyché" complexe pour qu’elle puisse supporter "son monde" et "le monde" et donc que ces énergies "dévient" (déviance) et se cristallisent en un comportement masochiste, seul comportement apparemment fiable "choisi" par le "sujet" pour fonctionner dans ce monde… Par quelles influences "externes" néfastes, labyrinthiques, subies dans l’enfance ou l’adolescence, au sein d’un milieu familial voire social complexe et affectivement pathologique, aboutit-on à la cristallisation de tels comportements intériorisés ? Le thérapeute a-t-il le temps matériel de dénouer cet écheveau de souffrances intimes ?
Michel Mognait
Deux propositions sur le concept du masochisme
lundi 3 juin 2002
J’interviendrai peu sur la première partie du texte qui est un « résumé » du remarquable travail de Benno Rosenberg ("Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie" éd. PUF) bien qu’il faille souligner à mon sens que, dans cette première partie le fait religieux ne se limite pas aux religions judéo-chrétiennes, on est même en droit de se demander si le fait religieux qui permet au sujet de se situer par rapport à la Loi n’est pas une émanation du masochisme. Cette première partie donc, présente en fait une spéculation métapsychologique du masochisme, qui certes n’est pas sans intérêt, Rosenberg lui-même écrit dans son ouvrage : « Je me suis proposé, au début de ce travail, de ne pas faire de plaidoirie pour la pulsion de mort. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi. » (p. 141). Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le masochisme a-t-il quelque chose à voir avec la pulsion de mort ?
Nous assistons là à la grande scission théorique de la vision du phénomène masochiste qui continue à demeurer une énigme pour la théorie analytique. Pour les auteurs ayant traité le sujet, la cassure se situe à ce niveau. Rejet ou acceptation de la pulsion de mort. Sacha Nacht rejette la «pulsion de mort» : “Alexander, Reik, Nunberg, E. Weis etc, tentèrent d’appliquer ces nouvelles conceptions en clinique, au risque de modifier toute la théorie explicative des névroses. Il ne semble pas que leurs tentatives aient été fructueuses. Peut-être en est-il sorti, malgré certains travaux d’un grand intérêt, plus de confusion qu’autre chose.” (S. Nacht, Le Masochisme, éd. Payot.)
W. Reich rejette également cette pulsion de mort : « Soudain on prétendait savoir que la névrose découlait d’un conflit entre les instincts et un besoin de châtiment. C’est exactement le contraire ! La nouvelle formule était fondée sur la nouvelle hypothèse d’une opposition entre Éros et Thanatos, reléguant de plus en plus à l’arrière-plan le rôle de la frustration et de la répression exercée par le monde extérieur. A la question sur l’origine de la souffrance on répondait maintenant : “La souffrance a son origine dans la volonté biologique de souffrir, dans la pulsion de mort et dans le besoin de châtiment” ». (W. Reich, L’Analyse Caractérielle, éd. Payot)
Si l’orientation idéologique de Reich permet de comprendre ce rejet pour des raisons, justement idéologiques, il n’en est pas de même pour Nacht qui entreprit une analyse avec Freud. Il convient de noter également que Nacht est un des rares auteurs ayant traité du masochisme qui souligne l’insatiable besoin d’amour du masochiste.
Quant à Theodor Reik qui écrivit un ouvrage volumineux sur le sujet, il ne prend pas de position par rapport à cette pulsion de mort : « Comment cette hypothèse se compare-t-elle à l’hypothèse de Freud, le contraste de l’Instinct de mort et d’Éros ? Elle en est indépendante, ne la touche pas, ne l’infirme ni ne la confirme. » (p. 174, Le Masochisme, éd. Payot).
C’est là que les choses se compliquent et deviennent intéressantes et que s’aborde la deuxième partie du texte : une entité sadomasochiste. Car si les auteurs précités commencent à faire date dans la littérature sur le sujet, ils ont eu le mérite de déblayer le terrain, les modernes n’ont pas résolu le problème. En 2000 paraissait un ouvrage collectif dont le titre évocateur était « L’Énigme du masochisme » éd. PUF.
La référence au travail de G. Deleuze, qui introduisit une rupture entre sadisme et masochisme, travail peu reconnu par les analystes demeure une grande avancée. Bien que comme l’écrit R. Roussillon, on ne puisse le suivre entièrement ; on ne peut renvoyer comme le fait G. Deleuze le sadisme à l’institution et le masochisme à la Loi. Mais, à mon sens, l’erreur de Deleuze est d’être parti de Masoch, qui avait comme forme de masochisme le « pagisme » et d’avoir englobé le masochisme à travers l’écrivain et donc son expression masochiste. Nous avons là une conception d’une forme de masochisme et non du masochisme, car on ne peut « unifier » les différents modes d’expression du masochisme et le ramener à Un masochisme originaire, essentiel.
Mais ce qu’il nous faut aborder dans un pareil débat c’est la position de Freud lui-même. On peut effectivement constater la grande différence de formulation entre les articles : « Un enfant est battu » et « Le Problème économique du masochisme ». La Pulsion de mort ayant entre les deux fait son apparition. Ce qui me paraît important dans le dernier texte (Le Problème…) sont ses dernières phrases, dont le contenu est amené à deux reprises :
« Mais si l’on a l’occasion d’étudier des cas dans lesquels les fantasmes masochistes ont connu une élaboration particulièrement riche, on découvre facilement qu’ils placent la personne dans une position caractéristique de la féminité et donc qu’ils signifient être castré, subir le coït, ou accoucher. » (« Le problème économique… », in Névroses psychoses et perversions, PUF,
A deux reprises Freud, dans cet ouvrage, qui peut être considéré comme son « testament » sur le masochisme, va insister sur ce désir d’enfanter du masochiste :
« … le stade d’organisation phallique introduit dans le contenu des fantasmes masochistes son précipité, la castration, bien que celle-ci soit plus tard l’objet d’un déni ; de l’organisation génitale définitive dérivent naturellement les situations caractéristiques de la féminité, subir le coït et accoucher. » (ibid, p. 292).
Mais, et c’est là le travail théorique à faire qu’il nous laisse, pour Freud, la pulsion de mort ne va pas rester longtemps une hypothèse spéculative : "ainsi le masochisme moral devient-il le témoin classique de l’existence de l’union pulsionnelle. Son caractère dangereux provient du fait qu’il a son origine dans la pulsion de mort, qui correspond à la partie de celle-ci qui a évité d’être tournée vers l’extérieur sous forme de destruction." (ibid., p. 297).
À ces derniers propos de Freud, il y a trois remarques qui s’imposent :
1) la pulsion de mort est pour lui une réalité et non plus une spéculation, au moins dans le masochisme moral, donc, elle est inhérente au sujet.
2) il nous dit que le masochiste, dans ses phantasmes élaborés veut subir le coït, être enceinte et accoucher, mais il ne dit pas par qui ! Et c’est là que demeure toute la problématique du masochiste pervers. Car comme le souligne Reik, avec raison : « L’idée de la punition est admise, même bien accueillie, à condition qu’elle soit infligée par une femme, pas par l’homme. Celui-ci reste exclu de la surface de la pensée consciente tout au moins ; quand il parait, l’excitation sexuelle s’évanouit. » (T. Reik op. cit.). L’idée d’un refoulement homosexuel chère à Nacht (sa position théorique demeurant celle de l’Œdipe inversé) ne tient pas la route longtemps, nous savons qu’il est des masochistes hétérosexuels et d’autres homosexuels.
3) Aucun « théoricien » ne s’est jamais hasardé à parler clairement de cette pulsion de mort, de la partie de cette pulsion à l’intérieur du sujet avant la maîtrise de la musculature, souvenons-nous de la définition qu’en donne Freud lui-même : « La libido rencontre dans les êtres vivants (pluricellulaires) la pulsion de mort ou de destruction qui y règne et qui voudrait mettre en pièces cet être cellulaire et amener chaque organisme élémentaire individuel à l’état de stabilité inorganique (même si celle-ci n’est que relative). La libido a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et elle s’en acquitte en dérivant cette pulsion en grande partie vers l’extérieur, bientôt avec l’aide d’un système organique particulier, la musculature, et en la dirigeant contre les objets du monde extérieur. Elle se nommerait alors pulsion de destruction, pulsion d’emprise, volonté de puissance. Une partie de cette pulsion est placée directement au service de la fonction sexuelle où elle a un rôle important. C’est là le sadisme proprement dit. Une autre partie ne participe pas à ce déplacement vers l’extérieur, elle demeure dans l’organisme et là elle se trouve liée libidinalement à l’aide de la coexcitation sexuelle dont nous avons parlé ; c’est en elle que nous devons reconnaître le masochisme originaire, érogène. » (S. Freud, Le problème économique du masochisme, in Névrose, psychose et perversion, éd. PUF)
Quid donc de cette pulsion de mort avant la maîtrise de la musculature, que devient-elle, quel est son devenir avant cette maîtrise comment se manifeste-t-elle, existe-t-elle avant cette maîtrise ?
Propositions :
Il est évident que l’on ne peut reprendre dans un cadre aussi succinct tous les écrits concernant le sujet, cependant, en admettant théoriquement cette pulsion de mort, on peut s’interroger et ne rester que pantois devant son mode d’expression tel que le définissait Freud : que peut-on penser d’une pulsion de mort mimant la reproduction de la vie dans son élaboration même et sa continuité : « subir le coït, être enceinte, et accoucher » ?
L’énigme du masochisme demeure une énigme parce que effectivement peu de gens viennent en analyse pour leur "masochisme", quand ils y viennent, c’est qu’un autre problème les perturbe (impuissance sexuelle, phobies, obsession etc) c’est donc en appliquant le fameux adage « si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi » que nous pourrons avancer, en connaissant leurs pratiques et leurs mœurs que nous en saurons d’avantage. En partant de là. Du phantasme, de la pratique et de leurs sens. Et là, nous ne sommes pas au bout de nos surprises…
Prenons deux clichés masochistes types : celui du sujet à quatre pattes. Le premier est un masochiste chevalin, le second un porte-revues. Est-ce bien la même « pulsion » qui s’exprime ? Le premier ira au trot dans un mouvement rythmé qui est l’expression même de la vie, le second visera une immobilité rigide exprimant le retour au non être. Partant de là, peut-on conceptualiser une théorie du masochisme ou divers modes d’expression d’origine différentes ? Il est évident que ce n’est pas la même pulsion qui s’exprime, la même valeur, la même origine de la jouissance.
Il est évident que le rapport à la mère demeure primordial chez pareils sujets, et que les « jeux masochistes » méritent à être « fractionnés » tel celui répandu de la « maman et la soubrette » avec tous ces stades de fonctions différents (je ne reproduis pas ici cette hypothèse et mon travail là-dessus). Il est également évident que ces sujets traversent un Œdipe dont la fonction phallique de la mère demeure le centre, mais cela n’autorise pas une conception générale du masochisme dans une économie libidinale qui serait universelle. En fait, le masochisme est l’empêcheur de théoriser en rond une conception analytique, post-psychanalytique ou métapsychologique, leurs phantasmes deviennent nos cauchemars conceptuels et je dirais que pareils provocateurs méritent pour le moins une bonne fessée !
Bernard Chervet
Le sadomasochisme, un couple d’opposés asymétrique.
« Fais-moi mal – Non »
mardi 11 juin 2002
Les lecteurs de René Roussillon peuvent retrouver avec plaisir dans ses «Deux propositions sur le concept de masochisme» l’une de ses caractéristiques, son goût pour redynamiser les fondements mêmes de la terminologie psychanalytique, pour éviter que les concepts psychanalytiques ne subissent les seuls effets de l’entropie et ne s’immobilisent dans des usages répétitifs, voire automatiques ; usages s’apparentant plus à des habitudes comportementales qu’à des processus de théorisation ; une dite seconde nature, figurée par une langue de bois, privée donc de toute sensibilité.
Ainsi dans le petit texte que René Roussillon nous propose, il nous incite à réanimer la réflexion sur le masochisme en soulignant à juste titre la polysémie d’usage du terme lui-même. En effet quelles différences de signification selon que le terme appartient et se réfère au langage populaire (être maso), à l’érotologie (le masochisme physique, verbal, affectif, moral), au marché commercial (les maisons spécialisées en flagellation), au comportementalisme de la pornographie (les clubs et instrumentations sado-maso), aux aspirations mystiques (les exercices, véhicules de l’élation), au corpus de la métapsychologie (la conversion érogène des opérations psychiques impliquées dans la coexcitation sexuelle), enfin à la condition humaine (les souffrances psychiques, somatiques, mais aussi thérapeutiques).
C’est aussi par un tel abord de cette polysémie que Sigmund Freud révisa sa conception du masochisme. Il en proposa trois figures, les masochismes érogène, féminin et moral, tout en précisant que le premier était «à la base des deux autres».
Mais c’est surtout la deuxième interrogation de René Roussillon que je voudrais poursuivre, tellement elle apparaît pertinente et potentiellement féconde. René Roussillon veut briser un consensus ; celui qui consiste à effectuer dans la théorie un simple glissement de la phénoménologie et ceci par une reprise tel quel du couple érotique sadomasochiste pour l’inscrire en une entité dans la métapsychologie. Ce faisant, il invite à re-questionner les sources respectives du sadisme et du masochisme, mais aussi les raisons qui les amènent à faire couple.
Certes, il s’agit d’un couple d’opposés ; et comme tous les autres couples d’opposés composant l’espace auto-érotique, il est lié à une fonction générale qui revient au narcissisme, tant primaire, d’origine corporelle, que secondaire, d’origine objectale ; fonction consistant à assurer un contre-investissement envers l’attraction régressive exercée par les prototypes inconscients du ça, ceux de l’inconscient originaire, qui en fait traduisent la tendance la plus élémentaire de la pulsion, sa régressivité extinctive.
Sadisme et masochisme ont donc cette fonction en commun ; et c’est ce en commun qui les relie en un couple, au sens de l’unité de base de la psychologie collective. C’est la réussite à deux de cette fonction, et cela grâce aux identifications mutuelles, qui cimentera ce couple d’un amour conséquent ; ils s’en aimeront. Le « plaisir à la répétition » se trouve issue de ce succès. En ce sens, il existe une symétrie entre le sadisme et le masochisme qui sont alors identifiables et transposables l’un à l’autre eu égard à leur fonction contre-investissante et à leur but, la jouissance sexuelle. Cette équivalence fonctionnelle et de but s’inscrit par le couple actif-passif tant au niveau du corps (le couple sensation-motricité) qu’au niveau des objets le couple identités directes-identifications mutuelles).
Par contre leurs voies pour réaliser cette fonction, sont totalement asymétriques ; et si par leur fonction, ils peuvent être conçus comme une entité métapsychologique, par leur utilisation respective de la douleur et de la haine, par le déséquilibre douleur-haine qui existe en chacun d’eux, ils se différencient nettement. En effet, le masochisme se décompose principalement en douleur et désir ; il est plaisir à la douleur. Quant au sadisme, il réunit plus spécifiquement le désir à la haine. Certes le terme mal – utilisé dans mon titre – dissimule-t-il cette différence en offrant une condensation qui privilégie le seul but pulsionnel, le but mâle de la décharge, au dépend du jeu érogène des préliminaires et donc de la satisfaction. Celle-ci exige un contact prolongé avec la régressivité pulsionnelle, contact fait de divers déplacements et condensations, les frayages, sur le corps.
Un autre terme rend compte également d’une telle condensation avec uniformisation, la souffrance. Le sadisme est souvent défini par rapport à elle ; il est alors plaisir à faire souffrir et le masochisme plaisir à souffrir. Mais la souffrance entretien des liens étroits avec une autre occurrence, celle de l’angoisse, cette sensation d’un danger d’origine pulsionnelle. Et quand il s’agit du sadisme-faire souffrir, c’est bien la douleur qui est alors nommée souffrance de par une incertitude angoissante quant à la capacité à pouvoir maintenir la solution masochiste ; le risque ressenti et contré par l’angoisse étant la tentation de rechercher et de s’offrir, au-delà du masochisme, à l’attraction de l’extinction pulsionnelle par toutes formes de mutilations. Cet enjeu, le mystique le fait sien grâce à une théorie inconsciente comme quoi la partie manquante est présence à Dieu ; ou à l’Autre si l’on préfère. Le président Schreber tenta une telle issue à sa persécution.
Les implications, les raisons d’être, la significativité de la douleur et de la haine sont à la base de cette asymétrie et elles mériteraient plus de développements. Leur lien évoqué à l’angoisse, en la souffrance, témoigne de leurs racines au sein du travail le plus élémentaire de l’appareil psychique, travail responsable de l’économie libidinale. Ce propos annonce un autre article déjà rédigé. Je m’en tiendrai ici à souligner cette asymétrie autour de la douleur et de la haine.
Certes, il existe bien un plaisir à infliger de la douleur, mais ce but n’est pas l’essentiel de la cruauté ; il apparaît surtout être le moyen le plus proche du but spécifique de la haine, éliminer ; et le sadique, par le biais de sa musculature, va d’abord chercher à obtenir un soulagement de sa haine et de sa rage. C’est l’objectalisation de son sadisme qui va l’amener à prendre en considération la douleur ressentie par son partenaire masochiste ; et de cette façon établir le couple d’opposés, travaillant en commun, par leur satisfaction mutuelle, la fonction contre-investissante ; et c’est de cette solution érotique en commun qu’ils vont pouvoir s’aimer et renoncer à cette élimination par destruction. Cette limitation de la haine au fait d’infliger de la douleur tient à cette fonction commune. Dans le cas des couples érotiques c’est cette fonction qui va réclamer l’absence de toute destruction ; seules des atteintes minimes seront acceptées. Freud lui-même rappelle cette condition d’exclusion de l’effroi de la castration, tant dans son article de 1919, Un enfant est battu, que dans celui de 1924, Sur le problème économique du masochisme.
De même, le masochiste n’est-il pas non plus sans rapport à cette haine dont il peut chercher à être l’objet par la torture. Toutefois, privé qu’il est de la voie de la musculature au profit de la seule voie des sensations, il affirme plus nettement que le sadique son ancrage à la douleur physique. Certes, là aussi, certains glissements et échappements, au profit de la haine, amènent-ils le masochiste à s’engager sur la voie des mutilations ; le corps propre, lieu des sensations déplaisantes, des malaises, est alors l’objet même de cette haine, et en ce sens-là à supprimer.
Cette articulation haine-douleur n’est pas sans donner quelques indications quant à cette fonction que sadisme et masochisme ont en commun. Ils s’accordent dans cette lutte contre le déplaisir lié à la régressivité extinctive, traumatique, inhérente aux forces pulsionnelles élémentaires et qui reste toujours efficiente au-delà du principe de plaisir. Sadisme et masochisme fondent ainsi l’ultime couple, le plus spécifique de cette opposition au traumatique ; ils sont le pas d’entrée dans le principe de plaisir et aussi son verrou de régression. C’est ainsi que la sexualisation de la douleur et de la haine s’avèrent deux moyens privilégiés pour atténuer le déplaisir et le travail psychique de coexcitation que ce dernier exige pour réduire la régressivité pulsionnelle.
Remarquons encore que la douleur est la sensation et l’affect les plus spécifiquement liés à la perte ; elle rend compte de la réalité d’une perte. Or c’est elle qui est utilisée pour lutter contre le déplaisir, parfois seule sans la haine, voire à la place de l’angoisse. C’est sur ce paradoxe que la solution mystique permet de jeter quelques lumières, puisque la sexualisation de la douleur permet, non pas de supprimer tout rapport au perdu comme dans le cas de la manie, mais d’articuler l’impuissance humaine à ce perdu, d’assurer une présence au perdu. Cette sexualisation intensifie le processus banal de coexcitation et puise dans l’érogénéité d’organe la présence originelle en celle-ci de la douleur. Pour le Brahmanisme c’est l’extinction de la douleur qui est appelé nirvana. Cette présence originelle peut être considérée comme une conséquence de l’histoire même de la genèse de la libido, de la réduction d’Eros en libido vivante. Il devient compréhensible que le masochisme puisse offrir bien d’autres perspectives que toutes les formes de sadisme vouées elles, à devoir reconnaître l’inanité, la vanité de leurs tentatives de puissance et d’emprise. La puissance du masochisme est située au-delà ; elle est perspective.
Pour enrichir cette réflexion sur l’asymétrie du masochisme et du sadisme, rappelons que chacun de ces termes a eu une temporalité d’émergence différente, bien qu’ils aient été portés sur les fonts baptismaux en même temps, en 1886, par Krafft-Ebing. Ils sont en effet tous les deux nés d’œuvres littéraires, mais celles-ci sont séparées d’un intervalle d’un siècle ; l’œuvre du Marquis de Sade ayant la préséance par rapport à celle, plus sobre, de Sacher Masoch. La même précession s’est reproduite à l’intérieur des élaborations méta psychologiques de Freud. Et c’est cette asymétrie engageant le couple haine et douleur qui a fait que les termes proposés en 1899 par Schrenck-Notzing, termes dérivés de algie, tels que algolagnie, algophilie et algophobie, donc tous liés uniquement à la douleur, n’ont eu aucune postérité. De même, dans les ouvrages respectifs de Sade et de Masoch, ce sont des hommes qui représentent pour le premier le pôle sadique, pour le second le pôle masochique. L’association repérée par Freud entre le masochisme et le féminin, association basée sur une théorie sexuelle infantile censée rendre compte de l’existence de la castration, a probablement été à l’origine de ses choix masculins assurant un contre-investissement plus certain. C’est aussi cette théorie sexuelle infantile qui est à notre époque, à l’origine de la tonalité de jugement, négative, porté par l’expression « être maso », expression issue d’une idéologie de fonctionnement mental désignant comme idéale l’identité de battant ; être un battant.
L’histoire de ces termes ne fait donc que corroborer et compléter les apports de la métapsychologie que nous avons très succinctement rappelés précédemment. Cette asymétrie est le reflet du fait que le destin ultime de toute pulsionnalité est bien sa propre extinction, au-delà de la douleur et au-delà de la haine et du déplaisir, tant pour le masochiste que pour le sadique ; parfois il s’agit même d’épuiser le sujet avant qu’il ne soit advenu.
Ces quelques notes, certes succinctes, se sont voulues, d’abord et avant tout, être un signe d’amitié adressé à René Roussillon.
Marcel Catalan
Un sujet débattu
mardi 11 juin 2002
Vis-à-vis du texte de Monsieur Roussillon sur le masochisme quelques questions continuent à m’interroger sans que je ne puisse en avoir quelque intuition de direction de réponses :
1. Quels sont les enjeux, notamment cliniques, du propos ?
2. Il me semble que là où René Roussillon parle de masochisme et d’endurance (pour la symbolisation primaire), d’autres auteurs (Mélanie Klein) parlent de sadisme (notamment oral) et d’angoisse (notamment de capacité à supporter l’angoisse) comme contexte dans lequel émerge la capacité à symboliser. Pourquoi ne pas se référer à ces notions là ?
3. Pourquoi ne pas envisager une perspective de développement libidinal (que l’on trouve me semble-t-il dans tous les textes de Freud traitant du masochisme) ; ce qui déjà permet de considérer le masochisme comme une notion avec un certain caractère de plasticité ?
4. Toutes les fois que Monsieur Roussillon dans ses différents écrits utilise le terme de “primaire” est ce synonyme “d’oral” ?
Sinon, comment situer le “primaire” (symbolisation, narcissisme, refoulement, masochisme…) vis à vis de “l’oral” ?
Claire Maurice
Masochisme(s) différentiel(s)
mardi 11 juin 2002
Étant donné la richesse et la complexité du texte de René Roussillon, c’est avec une très grande prudence que je souhaite m’associer au débat -plus par association d’idées- que par réflexion poussée : tout d’abord, comme l’évoque R. Roussillon, la notion de masochisme contient en elle-même une polyphonie de sens qui diffère selon le point de vue où l’on se place. Et ceci, y compris d’un point de vue psychanalytique selon la manière dont on va envisager la problématique en question. R. Roussillon insiste beaucoup, me semble-t-il, sur le point de vue économique (à l’instar de S. Freud dans son texte de 1924) du masochisme cherchant à dégager “la qualité” de l’équilibre narcissico-objectal sollicitée par cette problématique et associée au sadisme. En accord et en écho avec l’ensemble de ses différents travaux, il propose au fond une théorisation processuelle du masochisme qui va du masochisme pervers que l’on ne rencontre qu’au coin de la rue (et jamais en cabinet) en passant par le masochisme “paradoxal” voire mortifère des situations dites limites où s’inclut la question du traumatisme (primaire) jusqu’au masochisme tempéré des problématiques névrotiques au sein desquelles le fantasme de séduction reste prévalent (cf On bat un enfant, 1919). Dès lors, la question de savoir s’il faut utiliser la même catégorie conceptuelle pour nommer ces différentes formes de masochisme se pose plutôt en termes de "comment utiliser l’économique de l’économie du masochisme pour rester ouvert à l’écoute de la clinique (sans idéologie)" ? Autrement y a-t-il une histoire ou plus exactement une historicisation du masochisme ?
L’autre association d’idée a quelques rapports avec la première : elle concerne l’utilisation du terme pour nommer aussi bien les problématiques féminines concernant le masochisme et les problématiques masculines. N’y aurait-il pas lieu de ne pas confondre les deux (le texte “On bat un enfant” qui reste tout à fait pertinent a été écrit dans une situation “limite” (Freud/ Anna) et si oui, dans quelle mesure la question du masochisme ne va pas de pair avec l’inéluctable différence des sexes et sa manière différentielle de l’aborder pour un homme et pour une femme (notamment au seuil de l’adolescence). N’y aurait-il pas un scandale du masochisme lié peut-être davantage à la sexualité maternelle dont il est parfois bien difficile de se remettre (l’on pense à “la folie maternelle primaire” de D. W Winnicott qui ne doit durer qu’un temps) et qui dans le meilleur des cas s’élabore du côté du masochisme érogène (au niveau primaire) et du côté du masochisme dit féminin (de façon différentielle) au niveau des identifications secondaires (voire tertiaires: homme/ femme) ?
Anne Deburge
Coexcitation et capacité de rétention.
Discussion du texte de René Roussillon sur le masochisme.
vendredi 28 juin 2002
Proposition : la coexcitation sexuelle pourrait-elle être mise au service de la capacité de rétention et de maintien des tensions intrapsychiques?
René Roussillon se demande si le masochisme ne doit pas être démembré et si on peut dénommer de la même manière tous les masochismes. Je ne reprendrai pas sa discussion sur le masochisme pervers, ni celle sur le masochisme moral et féminin sauf pour souligner, comme lui, qu’il convient de les distinguer et de déplorer que le même terme recouvre tant de sens aussi différents.
C’est son élaboration sur le masochisme primaire que j’ai retenu ainsi que son argumentation sur la place considérable qui lui est dévolue actuellement dans les théories psychanalytiques contemporaines et notamment celle de gardien de la vie.
S’intéressant au système décharge/rétention, il est clair pour lui, qu’il est à la base du moi défini comme un ensemble de neurones investis et il relativise l’équation décharge = principe de plaisir. Il pose ainsi le problème de la liaison : est-elle un premier temps nécessaire à l’instauration du principe de plaisir ou plutôt un plaisir en soi ?
Dans une optique où l’excitation constituerait un danger pour la vie de l’individu en train de se constituer, celui-ci n’aurait d’autres possibilités que de l’évacuer, de la décharger ou de la lier (cf l’Esquisse avec l’arc réflexe et le réseau de neurones) ou encore de recourir au masochisme primaire.
La part de pulsion de mort qui n’est pas projetée à l’extérieur doit être liée sur place, in situ. C’est à cette opération de liaison in situ que s’attache le masochisme de vie.
Roussillon critique l’aspect tautologique de cette pensée. Il faudrait faire appel à un masochisme, donc à une formation déjà constituée pour rendre compte de phénomènes qui se situent à une période initiale de l’individualisation.
On sait que les psychosomaticien, après Freud, voient dans la mise en jeu de la musculature le premier modèle de rétention. Ainsi, Daniel Rosé a tenté une autre théorisation pour rendre compte de la capacité de rétention, avec son concept d’endurance primaire.
La notion de coexcitation libidinale n’est pas explicitement utilisée par Roussillon. Mais elle me parait présente dans son texte dans ce qu’il appelle la liaison in situ. La question qui se pose alors est de savoir si on peut donner à la coexcitation un rôle de premier lien, de première intrication de la pulsion? En somme en faire un modèle de la capacité à retenir ?
La coexcitation est une notion peu élaborée sur le plan métapsychologique. Contrairement au masochisme primaire qui est une entité abstraite, une nécessité théorique, un axiome, la coexcitation est un phénomène d’observation immédiat et banal. Elle est d’abord décrite (1905) comme une réaction physiologique sexuelle sensori-motrice qui accompagne toute manifestation corporelle ou psychique, y compris la douleur, dès qu’elle atteint un certain seuil. Elle trouve sa place dans la première théorie des pulsions intriquant autoconservation et pulsion sexuelle.
En revanche, on n’en trouve pas de trace dans l’élaboration de la théorie du narcissisme. Par la suite, quand Freud revisitant ses différents concepts à propos de sa nouvelle théorie des pulsions mentionne, à nouveau, la coexcitation en 1924, il ne retient que son association au développement de la douleur et il en fera la base physiologique du masochisme primaire et la première intrication des pulsions de vie et de mort.
Activité intellectuelle et musculaire, réaction aux mouvements occasionnés dans les différentes variétés de transport, etc, ces autres causes de la coexcitation ne sont pas reprises lorsqu’il privilégie le rôle de la douleur dans sa nouvelle théorie. C’est sans doute, non plus la variété et la qualitatif, mais le quantitatif, le trop d’intensité, alors assimilé à la douleur, au trauma, qui sont retenus comme déclencheurs de cette coexcitation essentiellement définie par le point de vue économique.
C’est aussi un processus infantile qui s’épuiserait par la suite. Est-ce à dire qu’il s’agirait d’un privilège des jeunes constitutions ? Freud pense-t-il que, par la suite, les individus ont d’autres moyens de réponse plus élaborés, notamment le masochisme, pour lier le trop plein ? Dans la clinique des Cinq psychanalyses, Freud y fait référence notamment chez Dora et l’homme aux loups. Il s’agirait d’une réaction au traumatisme de la scène primitive. L’homme aux loups, au plus fort de l’excitation du spectacle de la scène primitive, émet une selle qui constitue une expression sexuelle en accord avec ses capacités de l’époque. Pour Dora, la réaction est plus élaborée. Freud fait l’hypothèse qu’elle abandonne ses décharges d’excitation par la masturbation (circuit court) au profit de l’angoisse quand, elle aussi, se trouve confrontée à la scène primitive. Il s’agit donc d’une opération de psychisation.
Avec des auteurs comme Catherine Parat et Bernard Chervet, je pense que c’est à travers l’ancrage sur le corporel que se dégage une dimension narcissique identitaire au phénomène de la coexcitation. Délimitation, partage entre dedans et dehors, entre soi et non soi. Ces ouvertures iraient bien dans le sens d’un accroissement de la capacité de rétention de l’investissement. En somme améliorer l’outil, le contenant, en raffermissant ses frontières, pour mieux qualifier le contenu.
Peut-être faudrait-il mieux interroger la clinique des états limites pour voir si à l’instar des enfants, ils gardent plus longtemps leur capacité d’utiliser leur coexcitation ? Devant une notion aussi floue sur le plan théorique mais aussi expressive qu’elle fait immédiatement image pour tous, la tentation est grande d’en faire un sésame, une clef théorique facile. Je pense que la coexcitation n’a aucune vertu en soi, autre que d’être cette modeste réponse physiologique face au bruit, à l’évènement. Elle serait une réponse physiologique, sexuelle, à toute excitation, tant que son seuil demeure raisonnable.
Je me souviens de cette patiente déportée à Bergen Belsen à six ans, qui, confrontée à la mort et à l’accumulation de cadavres, poursuivait, telle la mathématicienne adulte qu’elle allait devenir, avec une sorte de jubilation qui l’étonnait encore des années après, une observation détaillée des différents appareils sexuels qui apparaissaient sous ses yeux et qu’elle cherchait à classer : hommes, femmes, enfants, mais aussi forme, taille, couleur etc. Il me semble que, à l’instar de Dora, c’est la coexcitation qui avait permis cette activité de liaison.
Je propose donc à René Roussillon une hypothèse à mettre au travail : la coexcitation agirait sur l’oscillation des quantités d’investissements dans une unité de temps. Son action se porterait au niveau du principe plaisir/déplaisir dont l’application pourrait non seulement être retenue, retardée, mais aussi dédiée à l’investissement de la variation. Voire, comme ici, chez cette survivante, à une variété de perceptions et de représentations inélaborables autrement, et qui ont certainement permis la survie psychique.
Alain Ksensée
Et l’objet ?
dimanche 30 juin 2002
Ce n’est qu’un point particulier qui a surgi lors de la lecture du texte de René Roussillon : peut-on évoquer un masochisme sans “objet” ?
Marcel Catalan
Question de sens
samedi 6 juillet 2002
« Là-dessus elle releva sa manche parée d’hermine avec des gestes d’une grâce sauvage, et se mit à me frapper sur le dos. Je fus saisi d’un tremblement saccadé, le fouet pénétrait dans ma chair comme un couteau.
– Alors ça te plaît ? criait-elle.
Je me taisais.
– Attends seulement, que tu chiales comme un chien sous le fouet, menaça-t-elle.
En même temps elle avait recommencé à me fouetter. Les coups pleuvaient dru, d’une force effrayante, sur mon dos, sur mes bras, sur ma nuque. Je serrais les dents pour ne pas crier. Maintenant, elle me frappait au visage, j’étais inondé de sang chaud, mais elle, elle riait et continuait à me fouetter.
– Maintenant seulement je te comprends ! clamait-elle ; c’est vraiment une jouissance d’avoir un homme en son pouvoir de cette façon, et par-dessus le marché un homme qui vous aime…, car tu m’aimes, n’est -ce pas ? Non ? Je finirai par t’arracher les chairs, car chaque coup augmente mon plaisir ; mais tords-toi donc un peu, crie, gémis ! Ce n’est pas chez moi que tu trouveras de la pitié. »
Léopold Von Sacher Masoch La vénus à la fourrure, Edition Press Pocket 1990, p 119
« L’organisation des comportements masochistes, donc des formes de sexualité perverses, ne confronte pas à un “sadique” mais à un maître, ou plutôt une maîtresse, froide, cruelle, indifférente plus que “sadique”.
René Roussillon