1. La valeur de la notion d’écoute en Psychanalyse est indissociable des autres moyens de la méthode, et de la théorie qui en répond. Pourtant, Il faut constater qu’en France, le terme « écoute analytique » est employé de manière si extensive qu’il paraît souvent résumer l’ensemble de la fonction analytique. Sans doute peut-on y voir la trace la plus répandue ou la mieux partagée du retour de Lacan à Freud il y a maintenant plus d’un demi-siècle, et de la primauté par lui reconnue à la fonction de la parole et au champ du langage dans la cure.
Par la suite, Lacan a poursuivi sa recherche, toujours centrée sur le signifiant langagier et le discours dans leurs rapports avec la structure du sujet. En dehors de son école, mais à partir de son impulsion première, et à travers la mise en question du privilège excessif conféré au signifiant langagier, l’exploration des enjeux de la parole a donné lieu à une gerbe impressionnante de travaux d’inspirations diverses. On en trouvera, par exemple, un large aperçu dans le numéro de la Revue Française de Psychanalyse consacré aux actes du dernier congrès CPLF, dont le thème était « La cure de parole ». Toujours est-il qu’il y a là une tradition, inscrite dans la Psychanalyse française, qui explique comment, pour le meilleur ou, parfois, pour le pire, le terme d’écoute en est venu à représenter l’identité même de l’analyste.
De fait, il couvre un éventail très large d’acceptions dont les formes extrêmes seraient d’un côté le sens plutôt vague d’une écoute « humaniste », attentive et compréhensive ; de l’autre, celui d’une écoute qui se définirait, au nom d’un lacanisme radical, par ce qu’elle négative : l’activité de pensée de l’analyste et l’interprétation à laquelle cette activité risquerait de le conduire. L’existence d’un tel éventail trouve une justification immédiate dans le constat banal mais indubitable des effets sur un sujet de la simple écoute de sa parole spontanée. Mais elle renvoie sans doute, plus profondément, à la célèbre formule de Lacan selon laquelle : « Il n’est pas de parole sans réponse, même si elle rencontre le silence, pour peu qu’elle ait un auditeur ». Par delà la résonance de cette sentence, comment rendre compte de l’aura parfois quasi-fétichique dont s’est trouvé chargé le terme d’écoute ? Je suggèrerai que cette aura est liée à l’exigence contra-suggestive de la méthode per via di levare inventée par Freud : si l’écoute est purement réceptive, si elle fait seulement écho, elle ne risque pas de « suggestionner », d’opérer per via di porre. On entrevoit aussitôt à quels enjeux techniques renvoie le positionnement de l’écoute, et quelle diversité des conceptions de l’action analytique se profile derrière lui.
2. La modalité la plus spécifiquement psychanalytique d’écoute est liée à ce que Freud a désigné comme une « attention en égal suspens ». Il la décrit dans « Conseils aux médecins », en 1912, comme la réponse à ceux qui se demandent comment le psychanalyste fait pour garder en mémoire la masse infinie de données que le patient lui apporte au fil des séances ; il ne recourt à aucune aide technique, pas même à la prise de notes ; il s’efforce « à ne vouloir porter son attention sur rien de particulier, mais à accorder à tout ce qu’il nous est donné d’entendre la même ‘attention en égal suspens’ ».
Freud montre en quelques phrases comment une attention intentionnelle serait nécessairement sélective, marquée par des attentes et des inclinations. Il affirme ainsi que la mise en jeu de cette attention, qui suspend toute représentation de but, et même toute réflexivité, permet le fonctionnement d’une mémoire inconsciente – plus tard, il précisera : préconsciente.
Dans cette présentation apparemment simple, Freud ne semble d’abord concerné que par l’enjeu de la mise en mémoire, et il souligne même l’étonnement admiratif que la restitution après-coup d’un détail peut susciter. Il se trouve cependant aussitôt devant l’obligation de dire comment cette mémoire inconsciente entre en résonance avec, et capte, l’ICS du patient. Il fait d’emblée valoir que, le plus souvent, la significativité n’est reconnue qu’après-coup, ce qui justifie le suspens dans l’attente. Mais il écrira aussi que « les pensées incidentes semblent avancer par tâtonnements, en quelque sorte par allusions vers un thème déterminé, et on n’avait plus soi-même qu’à oser faire un pas de plus pour pouvoir deviner et communiquer ce qui lui était resté à lui-même caché ». La complexité de l’opposition continuité-discontinuité –dans l’intra-psychique et dans l’inter-psychique- est ainsi présentifiée avec l’opposition entre la poussée du refoulé vers le devenir conscient, assimilé au devenir parlé, qui dessine un thème, et l’effectuation d’un après-coup, qui réorganise soudain l’entendu pour faire surgir un fragment signifiant. Autant l’attention en égal suspens paraît une consigne provisoirement applicable, autant l’enjeu du moment du suspens de son suspens paraît délicat puisqu’il exige de l’audace pour franchir le pas, pour « deviner et oser ». « L’interprétation ne peut faire l’objet de règles », écrit Freud, sa mise en jeu passe par le tact, la sensibilité de l’analyste ; c’est dire que, en dépit de l’évocation des progrès à venir, elle engage la position subjective de l’interprète. En fin d’article, Freud en viendra à affirmer que le psychanalyste doit se soumettre à une « purification analytique » – qui deviendra la deuxième règle fondamentale !
Surtout, il aura posé avec force que, si l’attention en égal suspens est la seule véritable règle pour l’analyste, c’est parce qu’elle est le pendant de la règle fondamentale que le patient s’est engagée à observer : quelle inconséquence ce serait, pour l’analyste, de ne pas répondre à l’engagement du patient par le mode d’attention qui, seul, peut donner sens à l’association libre. Le couplage de l’association libre et de l’attention en égal suspens est bien l’assise de la méthode ; cependant, la négativation des attentes et inclinations de l’analyste implique, je le souligne, qu’il soit habité par une confiance totale faite au postulat d’un après-coup signifiant . De fait, la règle instaure un jeu processuel qui exige la structuration d’une situation analytique, avec son dispositif et son cadre. C’est au sein de cette situation cadrée que l’attention en égal suspens et l’écoute qui la prolonge trouvent les conditions qui leur permettent d’être le point de départ de chaque séance, et, indéfiniment de le redevenir. Mais, pour cela, elles devront se lier aux autres paramètres qui définissent la position de l’analyste : neutralité, réserve silencieuse, refusement.
3. Il est utile de rappeler que le procédé de l’association libre a été utilisé par Freud avant l’instauration de la situation analytique. Dans sa pratique antérieure, le procédé a servi de manière focale, pour l’élucidation d’un objet énigmatique délimité : rêve, mais aussi acte manqué, lapsus, symptôme ; dans ce cas, le couple association libre/attention flottante était mis en jeu sur un mode conventionnellement conjoint, pendant le temps nécessaire à l’interprétation de l’objet prédéterminé. Les deux associés se partageaient la tâche sur un mode strictement co-associatif, qui ne se présentera pas de manière aussi claire dans la situation analytique.
4. En effet, c’est l’ensemble du discours du patient que la règle fondamentale place sous l’égide de l’association libre en accentuant la dissymétrie constitutive de la situation. L’ambiguïté qui surgit découle de la disparition de la convention qui distinguait, dans l’usage du procédé le moment où le sujet associait et celui où il parlait sans guillemets, en son nom. Maintenant, le patient parle sans marquer cette différence, sauf lorsqu’il annonce une pensée incidente. L’analyste, lui, se trouve aussitôt en position de prêter au discours une attention en égal suspens, de l’entendre comme de l’association libre : en un sens, c’est l’écoute qui associe, que le patient se sache, se veuille en train d’associer ou pas. L’analyste averti est parfois en mesure d’entendre un contenu associatif limpide dans un discours dont le patient n’a pas douté un instant qu’il ne disait que ce qu’il voulait dire. On mesure alors le risque virtuel d’aliénation qu’implique la dissymétrie structurelle de la situation. La menace d’une écoute se confondant avec une interprétation en traduction simultanée, n’est pas purement abstraite ; la seule écoute peut ainsi prendre une valeur activement pénétrante, avec un patient qui se sentirait « placé sur écoute ».
Ce risque souligne l’importance d’une attention qui revient sans cesse au non-savoir, d’une écoute attentive aux rapports fluctuants que le patient entretient avec ses énoncés, à l’incidence sur sa position subjective des interférences entre énonciation et énoncé. Dans « La négation », Freud souligne que « nous prenons la liberté de négliger », dans le discours du patient, la dénégation. Mais cette liberté, pour n’être pas sauvage, suppose un analysant qui est en mesure de lui donner sens.
Toute l’éthique de la situation analysante pourrait se résumer dans cet enjeu : l’écoute n’entend pas que la signification inconsciente, elle apprécie un fonctionnement psychique avec ses défenses et ses fluctuations. Elle est d’emblée concernée par les conditions d’un échange à travers lequel le patient devient un analysant, quelqu’un qui a subjectivé le jeu de la règle, qui a suffisamment introjecté « l’analytique de situation ». Chez l’analyste, les processus primaires implicitement mis en jeu dans l’attention flottante supposent l’étayage sur les processus secondaires « pourtant mis en suspens ; la « pensée associative » à l’œuvre n’exclut pas une « pensée clinique » qui prend intuitivement en compte l’ensemble de la situation.
5. La conviction qui sous-tend l’attention en égal suspens et l’écoute de l’analyste repose sur le postulat d’une dynamique de la rencontre entre la souffrance-demande du patient et le site analytique. La gageure de la règle fondamentale est qu’en faisant disparaître tout objet d’investigation préalablement défini, convenu, elle laisse à la séance le soin d’assurer simultanément la production et l’investigation de « l’objet inconscient ». Cet objet est donc d’abord le processus même de la séance. Lorsque l’analysant se prête au jeu de l’association libre, la co-associativité permet à l’attention en égal suspens d’accompagner l’activité psychique et discursive hic et nunc, la dérive associative partagée revêtant par elle-même une valeur élaborative. Mais souvent, c’est à l’écoute qu’il revient de tenter d’entendre comme de l’association libre le discours du patient, ou ce qui se joue en deçà de lui. C’est l’écoute qui, en opérant à un moment donné, un choix, constitue rétroactivement l’objet d’interprétation. La logique de l’écoute est de privilégier ce qui relève de la manifestation de processus inconscients : idéalement, l’hétérogénéité des signifiants qui entrent dans la trame processuelle (représentations de mots, de choses, d’affects, comportements, états du corps propre, etc…) se trouve comme homogénéisée par l’écoute qui subsume l’ensemble des éléments narratifs sous le registre de faits de parole. Ainsi se dégage la réalité psychique-discursive du patient, seul véritable objet d’une interprétation transformatrice. Mais cette découpe de l’écoute se heurte, chez des patients trop loin d’une associativité réflexive, à la nécessité de prendre en compte l’hétérogénéité des réalités concernées -traumatiques, factuelles, existentielles, etc. Dans le travail avec les patients-limites, l’analyste devra « prêter attention » à des comportements, des somatisations, des phénomènes de vide psychique, des logiques paradoxales. Cette clinique implique la concomitance de registres différents d’écoute, parfois peu compatibles entre eux, et surtout rendant presque intenable l’attention en égal suspens.
6. Mais la problématique la plus cruciale de l’écoute découle de la prise en compte du transfert, ou, plus exactement, de la nécessité processuelle de son actualisation. Il s’est avéré que l’objet produit/découvert par le processus de la séance était le transfert ; la situation analytique s’est donc trouvée devant l’exigence d’assurer la concomitance de son déploiement et de sa résolution interprétative. Il y a lieu de distinguer le registre où le transfert se présente, comme dans le rêve par exemple, sous la forme d’un déplacement représentationnel, repérable sur la scène intra-psychique ; et le registre de l’agieren, la répétition agie, qui, sur la scène inter-subjective, manifeste une confusion inconsciente entre le présent et le passé, l’analyste et l’objet primaire. Dans le premier cas de figure, l’écoute reste aisément branchée sur une parole porteuse d’un message ; dans le second, elle se trouve directement affectée par « l’adresse » comme instrument d’une action (Benveniste). De fait, Freud décrit une véritable alternative entre le « remémorer » (représenter) » et le « répéter » : l’agieren apparaît d’abord affecté d’une moins-value psychique en fonction de sa dimension de décharge pulsionnelle ; il tend à négativer la scène de la représentance intra-psychique. Il en résulte alors que l’écoute se trouve souvent dans l’obligation de renoncer assez vite à son suspens pour soutenir une construction visant à restituer à la scène agie son potentiel mnésique.
Dans un deuxième temps, cependant, Freud reconnaît pleinement la valeur structurale de l’agieren : « nul ne peut être abattu in absentia ou in effigie ». L’alternative ouvre alors sur une perspective plus profonde : qu’un patient ne puisse simultanément se remémorer et répéter découlerait d’une incompatibilité entre représentation refoulée et identification inconsciente du Moi, une identification empruntant la voix du patient. De telle sorte que le processus de la séance doit se décrire comme une dialectique déliant et reliant la scène intra-psychique de la représentation et la scène inter-subjective de la mise en acte du transfert. Ce qui fait la valeur irremplaçable de l’interprétation de l’agieren, c’est qu’en donnant sens, après-coup, à la scène agie, elle réalise, pour l’analysant, la conjonction des deux scènes intra-psychique et inter-subjective, conjonction suspendue, dans l’entre deux temps, à la seule écoute de l’analyste. Un risque découle alors de l’anticipation requise de l’analyste, qui peut contrarier le principe de l’attention en égal suspens. Certes, il est indiscutable que l’exploration par la parole de l’expérience du transfert est devenu l’axe du processus. Mais, la visée de son intégration processuelle tend à lui conférer une dimension quasi-programmatique ; et on a pu reprocher à une préoccupation trop exclusive pour le transfert et sa maîtrise de faire oublier le privilège du couple association libre-attention en égal suspens.
7. L’enjeu du transfert se combine donc avec celui de la parole, une parole dont l’adresse à un interlocuteur invisible fait qu’elle est toujours déjà transférentielle, et l’égide de la règle qu’elle postule un transfert sur la parole. La formulation freudienne de la règle, « dites ce qui vient », signale, en effet, un écart entre la dimension volontaire de l’énonciation et le caractère passif-réceptif de l’événementialité de « ce qui vient » : typiquement, l’einfall, la pensée incidente que le patient désigne comme telle. Il est vrai qu’à bien des moments, l’association libre devient essentiellement verbale, les mots semblant appeler les mots. Lacan évoque ainsi « le travail forcé de ce discours sans échappatoires « et propose une définition du sujet de l’ICS comme « représenté par un signifiant pour un autre signifiant ». Mais l’écart évoqué reste crucial en tant que témoin d’un transfert sur la parole opérant aussi bien au niveau intra-psychique qu’inter-subjectif. Les conditions de cadre-dispositif confèrent à la parole couchée son statut spécifique, sa capacité à accompagner le fonctionnement régressif de la psyché, à se charger de la conflictualité pulsionnelle qui donne son sens au jeu de la règle fondamentale. L’écart entre l’événementialité psychique et la parole réapparaît chaque fois qu’une ponctuation signifiante se produit, avec son effet de subjectivation, et son temps de perlaboration silencieuse. Je retrouve ici la nécessité, pour l’écoute, d’être attentive aux scansions de l’énonciation, à la signifiance des silences.
8. Il semble logique de supposer que l’utilisation de la parole telle que la saisit l’écoute n’est pas la même selon que l’analysant est en train de se remémorer-représenter, ou de répéter en acte. Or, dans son rapport au dernier congrès, « La force du langage », L. Danon-Boileau a fait état d’une distinction, décelable dès les origines du langage, entre paroles associative et compulsive, qui semble illustrer cet enjeu. Le patient en train de se remémorer est aussi celui qui en accord avec l’esprit de la règle, se saisit de la pensée incidente ; qui investit l’écart variable entre l’événementialité psychique et son dire, qui perçoit en lui le clivage entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé ; qui s’entend parler, pressent ainsi le double sens, le latent sous le manifeste, accepte d’aventurer sa parole ; on pourrait dire que la disponibilité ouverte de la position réflexive lui permet de rester un analysant actif jusque dans la régression-régrédience la plus intense. A l’opposé, le patient qui agit la répétition semble souvent faire corps avec ce qu’il énonce au « premier degré » ; sa parole est univoque, semble récuser toute ambiguïté ; elle est comme sourde à elle-même – « il n’est pire sourd que celui qui ne peut pas s’entendre » ; elle s’accroche à l’autre, l’analyste à qui elle s’adresse « en personne » ; elle vise à agir sur lui, à l’actionner. C’est donc à l’analyste qu’il revient habituellement de l’entendre dans le transfert et d’en effectuer en lui un premier après-coup transformateur.
9. L’écoute de la parole associative se centre spontanément sur le registre sémantique du discours, attentive au double sens des mots, aux lacunes du récit, aux phénomènes de censure, au surgissement d’une analogie, d’un signifiant ; le registre de l’intonation, du phrasé, du rythme vient naturellement colorer l’écoute de modulations affectives. L’essentiel est que l’image motrice des mots et des phrases se lie au retour auditif des mots entendus pour donner à l’activité de pensée la consistance animique nécessaire. L’écoute de la parole compulsive ou impulsive doit tenir compte du caractère incertain dudit retour, qui peut empêcher le patient de reconnaître son propre dire dans ce que lui en renvoie l’analyste. L’écoute se trouve souvent prise dans l’expressivité passionnelle, et doit tolérer suffisamment son emprise. Elle est alors particulièrement sollicitée intérieurement par la tentation d’agirs de contre-transfert. Il apparaît que les moments cruciaux où la scène inter-subjective du transfert agi se trouve réintégrée dans la scène intra-psychique de la représentation correspondent à un rétablissement de la continuité entre images motrices et images auditives des mots, réalisant ce qu’on peut appeler une parole introjective. À vrai dire, la disjonction des deux scènes a rarement cette netteté, et elle concerne plus l’entendement du patient que l’écoute de l’analyste. Celle-ci, pour accéder aux processus inconscients, peut compter sur la capacité de la langue à assurer la pluralité de ses fonctions : signifiance, référence, représentance (A. Green). La conjonction à la fois la plus précieuse et la plus aléatoire pour la séance concerne le fait que le discours puisse assurer la sémantisation des contenus inconscients à travers les déformations imposées par la censure ; et, simultanément, être l’opérateur de l’action transférentielle (L. Kahn). La langue s’avère capable, en régime de régression transférentielle modérée, de soutenir conjointement la réalisation en acte qui confère à l’adresse sa charge pulsionnelle, et grâce à la plasticité de son matériau, les déguisements qui traduisent l’ICS en mots signifiants. L’écoute peut accompagner la régression en se faisant elle-même « régrédiente », consentant à la pensée en images, et au flou des limites identitaires. Dans le registre de la déformation, l’écoute se trouve ainsi branchée sur la régression formelle du penser, et le potentiel hallucinatoire des représentations de mots sur le modèle du travail du rêve. Dans le registre projectif du transfert agi en parole, l’écoute est saisie par la valeur quasi-hallucinatoire que la régression confère à l’affect passionnel. En régime tempéré, les deux fonctions de la parole s’exercent de manière concomitante, de telle sorte qu’elle peut se situer dans une oscillation entre l’agir transférentiel et les mots signifiants, sous le signe de la co-associativité. Elle passe d’un registre à l’autre sans discontinuité, de la même façon que le récit d’une scène se prolonge dans la scène du récit, les liant comme l’envers et l’endroit d’une bande de Moebius. L’écoute est plus malaisée lorsque l’agieren prend la forme d’un agir de parole, clivé de tout potentiel représentationnel, et paraissant viser une évacuation psychique. L’écoute peut alors se figer, et l’analyste être amené à inventer des constructions qui tentent de rencontrer l’irreprésenté traumatique du patient.
10. Peut-on parler d’une écoute du contre-transfert ? La formule est recevable si l’on considère que l’analyste se parle, tient un discours intérieur (J.C. Rolland). D’autre part, même s’il ne parle pas souvent, ni longuement, l’analyste, à ce moment, s’entend bien parler, et il est vrai que ce qu’il entend, surtout son intonation, lui en apprend beaucoup sur son contre-transfert. Ce temps est d’autant plus crucial qu’il se lie à ce repère précieux que constitue « l’écoute de l’écoute » (H. Faimberg), l’écoute du sens que l’analysant donne associativement à son intervention. Mais ne serait-il pas arbitraire de parler d’écoute quand il s’agit de l’endo-perception de l’événementialité psychique et corporelle que concerne virtuellement le contre-transfert entendu dans son sens le plus large ? On ne voit pas, cependant, pourquoi l’endo-perception de l’analyste ne ferait pas partie de l’attention en égal suspens : d’ailleurs Freud fait d’emblée de la maîtrise du contre-transfert une condition de possibilité de cette attention. Mais la mise en jeu d’une auto-observation reposant sur une capacité aiguisée, développée par l’analyse personnelle et la formation, n’est pas sans entrer en conflit avec le registre idéalement non réflexif de la dite attention. Ce conflit souligne la contradiction qui marque toute évaluation des progrès observés dans l’évolution des conceptions de l’écoute. Ces progrès ne peuvent guère se situer que dans la liaison et la déliaison entre la visée d’une attention en égal suspens et la fonctionnalisation potentielle des phénomènes de contre-transfert accessibles.
C’est la situation de supervision ou d’écoute en second qui se montre véritablement propice à l’écoute du contre-transfert, et c’est pourquoi elle constitue une annexe de la situation analytique, dans laquelle le contre-transfert peut en quelque sorte se parler, et prendre la place du transfert. Plus largement, l’échange inter-analytique doit pouvoir être le lieu d’une certaine forme de co-associativité : les conditions de l’échange ne permettent qu’un usage limité de l’attention en égal suspens ; et l’écoute inter-analytique renvoie nécessairement à une théorisation partageable. Elle explore un écart pratico-théorique dont elle veut vérifier l’irréductibilité dans le moment même où elle paraît chercher à le combler. Dans quelle mesure ce registre inter-analytique est-il présent dans la séance ? Le principe de l’attention en égal suspens suppose, dans la pratique, la négativation suffisante de cette théorisation, comme du savoir établi : à la limite, un analyste « sans mémoire ni désir » (Bion). A travers le parcours que j’ai proposé, il est apparu que le couple association libre-attention en égal suspens reste et doit rester l’assise de la méthode, ce à quoi l’analyste revient comme l’aiguille aimantée à la direction du pôle Nord. Peut-être le progrès de l’écoute réside t-il pour l’essentiel, dans la souplesse avec laquelle l’analyste quitte et retrouve cette assise. A travers son engagement dans la complexité processuelle, l’écoute de l’analyste ne peut s’en tenir à la dimension sémantique et sémiotique du discours. Elle met en jeu non seulement l’identification hystérique qui éclaire la relation inter-subjective, mais des mécanismes identificatoires primaires qui ont pu faire évoquer le branchement de deux appareils psychiques. Comment ne pas reconnaître que l’écoute se fait nécessairement et intuitivement métapsychologique : elle apprécie dans la parole du patient, sa valeur économique, sa position topique, et, plus encore, son potentiel dynamique. C’est ainsi qu’elle servira le projet analytique d’une transformation psychique élaborative, à partir d’un signifiable virtuel dont le processus constitue à la fois la manifestation et l’exploration par la parole.