Je reçois heureusement le commentaire de mon vieil ami, Bernard Penot. Il apporte à notre débat un point de vue lacanien que je trouve valable. Je suis tout à fait d’accord avec la définition de la cure psychanalytique proposée par Bernard : un processus d’appropriation subjective de l’expérience vécue. Ceci me semble bien prendre en compte, de manière succincte, la relation entre les dimensions intrapsychiques et intersubjectives dans le travail psychanalytique.
Comme le dit Bernard, je souhaite contester la position de l’analyste qui se situe comme « expert en soi », et dans laquelle le moi de l’analyste est supposé être une référence de réalité. Il est vrai qu’on rencontre cette position parmi les collègues ego-psychologiques aux Etats-Unis. Mais pas seulement parmi eux. Je viens de noter, ci-dessus, un exemple type de cette position, fourni par Delourmel, pas du tout ego-psychologique, qui déclare que je n’ai aucune notion de processus analytique, pas plus que du conflit intrapsychique ou du fonctionnement mental du patient. Ce n’est pas que Delourmel soit en désaccord avec mes notions, c’est plutôt qu’il ne les reconnaît pas du tout. Parce que mes notions ne sont pas en conformité avec les préférences de Delourmel, du coup, pour lui, mes notions n’existent pas !
Bernard parle du concept de Lacan : l’offre de transfert. Cette idée m’intéresse beaucoup et j’aimerais mieux la comprendre. Bien sûr, l’acte de l’analyste doit soutenir le transfert. Bien sûr, la question fondamentale est comment procéder pour mettre en route le processus du [obtenir le] transfert. Et bien sûr, le rôle joué par le désir de l’analyste est fondamental. Nous pourrions dire que les dispositions théoriques de l’analyse et son organisation conditionnent le transfert (je ne voudrais pas banaliser ces éléments en parlant de subcultures psychanalytiques, mais seulement mettre l’accent sur leur construction sociale. C’est dire la manière dont les différentes subcultures psychanalytiques influencent la façon de penser le processus analytique), mais est-il possible de faire complètement la distinction entre ces traits de l’attente de l’analyste et les réactions secondaires produites chez l’analyste par les projections des fantasmes du patient ? N’est-il pas vrai que nous ne connaissons les secondaires qu’à travers les primaires et vice-versa ? (J’hésite à utiliser le concept bien français de l’après-coup).
J’apprécie beaucoup le commentaire du cas d’Ethan fait par Bernard. Je crois que Bernard a raison lorsqu’il décrit un transfert croisé comprenant le mien vers ma mère et celui d’Ethan vers son père ; et, je suis d’accord avec le fait que la manière dont nous nous sommes débrouillés rappelle l’analyse mutuelle de Ferenczi. Je dirais que la différence la plus grande entre le projet de Ferenczi et le nôtre est que Ferenczi voulait analyser deux personnes à la fois, un but impossible et mal conçu. Il [va sans dire] est évident que l’analyse du patient est l’unique but du travail clinique. Je suis heureux que Bernard ait souligné le fait que la réalité qui nous concerne est toujours la réalité (psychique) du patient. Ainsi, lorsque je parle d’un fantasme sans réalité d’Ethan [Nathan], je me réfère à une opinion qu’Ethan s’est faite de son propre éprouvé. Je ne me réfère pas du tout à un jugement que j’aurais fait sur le réalisme d’une pensée d’Ethan [Nathan].
Christian Delourmel commence par déclarer que je présente un parti pris théorique réducteur, un parti pris qui ramène la pratique analytique à une démarche banale. Cette déclaration condescendante et dédaigneuse indique que Delourmel se sent insulté. Selon Delourmel, qui parle au nom de la psychanalyse, j’ignore tout ce qui est essentiel dans la psychanalyse. Il dit que je n’ai aucune notion du processus analytique, pas plus que du conflit intrapsychique ou du fonctionnement mental dans la séance ! Pourquoi Delourmel décrète-t-il que je suis tellement vide de compréhension ? De toute évidence, parce que certaines de mes conceptions ne s’accordent pas avec celles de Green, que Delourmel tient pour l’autorité suprême. Delourmel, également, est persuadé que j’ai constitué mes idées en réaction au solipsisme de Freud – une curieuse certitude, vu que je n’estime pas que Freud soit solipsiste.
Delourmel pense que ma logique refuse la dimension intrapsychique de la relation analytique. Il ne comprend pas que ce que je refuse est l’illusion d’une observation directe, non subjective, de cette dimension. C’est une erreur de Delourmel, parmi beaucoup d’autres, mais peut-être la plus importante.
J’apprécie beaucoup la discussion riche et vigoureuse de Bernard Brusset. Je crois comprendre que Brusset fait l’effort de chercher celles parmi mes idées qu’il puisse trouver valable et [Il me semble que Brusset ne veuille retenir de mes idées que ce qui lui semble valable.] s’il critique, sa critique est constructive. Brusset pose immédiatement la question de la scientificité de la psychanalyse. Il est vrai, comme le dit Brusset, que je recherche dans le travail clinique à être avant tout utile et à faire en sorte que le patient apprenne quelque chose sur lui-même. Mais, Brusset me comprend mal lorsqu’il suppose que mon but est axé contre la poursuite de la recherche de la vérité et de l’exactitude. Au contraire, comme je viens de l’expliquer plus haut, utiliser la cure comme critère de validation du travail analytique est un élément constitutif de la recherche de la vérité et de l’exactitude.
Brusset pose la question de savoir si l’analyste qui s’insère dans le tumulte que produit une technique interactive peut [garder une] préserver son écoute des effets [et] des représentations inconscientes. A partir de cela[moment-là], comment peut-il éviter la mise en acte ? Ma réponse est que, bien sûr, il ne le peut pas. Mais il faut dire, en même temps, que toutes techniques sont interactives. L’analyste silencieux est aussi interactif que celui qui parle. Penser autrement serait faire preuve de naïveté. Par conséquent, l’analyste ne peut jamais éviter la mise en acte continue, quelle que soit sa technique. L’analyste ne dispose que d’un seul choix, en théorie et en pratique, celui de se rendre compte de cette condition ou de la nier. Quant à l’écoute des effets [et] des représentations inconscientes, il faut souligner qu’une telle écoute n’existe pas. C’est-à-dire que l’analyste ne peut qu’écouter sa propre imagination – ses constructions des effets [et] des représentations inconscientes du patient. L’action n’empêche pas cette écoute. De même que le prétexte d’inaction ne facilite pas cette même écoute. De ne pas communiquer explicitement ses réactions personnelles constitue un évitement d’action qui est en soi une action « négative » remplie de sens et de conséquences pour le patient.
Quelques mots sur le commentaire de Brusset à propos de mes cas cliniques. Il va de soi [sans dire] que les vignettes que je présente dans mes articles sont sélectionnées afin d’illustrer certains points de la discussion. Si je désire mettre l’accent sur la possibilité d’une ouverture personnelle, mes rapports cliniques sont consacrés aux descriptions des moments où j’effectue cette ouverture. Peut-être cela donne-t-il une fausse impression : comme la plupart des analystes, je suis curieux et respectueux et à cause de cela, le plus souvent j’écoute le patient sans parler ! Et ma technique n’est pas du tout pédagogique, comme le dit Brusset. Si j’explique au patient en détail ce que je pense et comment je suis parvenu à mes conclusions – même en me référant à mes expériences personnelles -, ce n’est pas en vue de persuader le patient de mon point de vue. Au contraire, je renseigne le patient afin qu’il puisse mieux évaluer mon interprétation, afin qu’il reçoive mon interprétation plus comme une opinion qu’une observation objective. En fait, c’est tout le contraire de la pédagogie. A ce propos, ce qui m’intéresse c’est la distinction que Brusset fait entre deux de mes interventions. Il ne s’oppose pas au fait que j’ai pu exprimer à une patiente mon opinion sur le fait qu’elle ait le droit d’obtenir de meilleurs soins de ses parents, mais il s’oppose au fait que j’ai pu exprimer à une patiente qu’elle ait le droit à plus de satisfaction sexuelle. Qu’est-ce qui fait la différence ? [De toute évidence, ne] Il ne s’agit certainement pas de la pudeur ?
Brusset croit que je valorise l’alliance du travail. En fait, je critique ce concept parce qu’il établit une séparation illusoire entre la relation réelle et la relation de travail analytique. Le concept d’alliance de travail a été développé pendant les années soixante afin de maintenir le mythe d’une technique analytique non-personnelle. A cette époque-là, les analystes commençaient à se rendre compte que, pour réussir cliniquement, ils devaient agir vis-à-vis de leurs patients d’une manière qu’ils ne pouvaient concilier avec leur théorie de la technique. Par exemple, d’être cordial, de montrer un intérêt personnel, d’être chaleureux, etc. D’où l’idée de créer une alliance thérapeutique « à côté de », mais « désunie » de la relation de travail. C’est comme les règles du kashrut : on a besoin de lait, [mais] et également de viande, mais il faut que les deux ne se touchent jamais.
Je trouve très stimulantes les réflexions d’Anna Potamianou. Je suis d’accord avec sa conception d’une psychanalyse clinique qui ouvre un horizon d’infini et de multiplicité. Mais, j’ajouterai que nous avons besoin de critères pour valider le travail fait au cours de l’itinéraire vers cet horizon. Par conséquent le bienfait vécu par le patient comme point de repère. Par bienfait je veux dire l’expérience du patient du bienfait thérapeutique ; son jugement subjectif de comment le traitement a amélioré sa vie. Je ne fais aucune distinction entre un résultat positif et une réaction transférentielle. A mon avis, une analyse réussite est toujours fondée sur des réactions transférentielles positives, parmi lesquelles seulement quelques-unes sont examinées consciemment.
Potamianou s’est posé la question de savoir quelle est ma définition du sujet. Est-ce que je pense à un sujet déjà là ? A mon sens, on ne peut pas parler d’un sujet déjà-là puisqu’il n’y a qu’un sujet dans un champ analytique : c’est ce que veut dire l’intersubjectivisme. Mon expérience clinique me montre que presque tous les patients ont un sentiment durable de leur propre subjectivité. Les particularités de ce sentiment font parties de l’exploration analytique.
Quant à la production d’un axe dans la situation clinique, comme le décrit Potamianou, c’est vrai qu’il s’agit de deux pôles épistémologiquement différents ; mais, en même temps il s’agit d’une influence structurellement réciproque due à la communication à travers l’axe. Potamianou pose la question de savoir si le patient est agent d’échanges autres que ceux produits essentiellement par ses clivages et ses projections. Peut-être n’ai-je pas bien compris la question, mais je dirai que ni le patient ni l’analyste ne sont agents d’échanges et que les clivages et les projections des deux membres du couple en font également partie. L’échange entre l’analyste et le patient dans un travail clinique qui marche est fondé sur une communication dont l’impact est mutuel et dialectique. Lors de cet échange, chacun des deux protagonistes décrit son expérience subjective de la rencontre. Les descriptions peuvent inclure ce qui est clivé ou projeté, aussi bien que des constructions que l’autre ne peut pas entendre. De ce point de vue, la relation analytique est plus symétrique que celui d’autres collègues qui, à mon avis, idéalisent la position de l’analyste.
Je crois que Potamianou s’approche d’un point théorique très important concernant notre conception de l’inconscient. D’habitude, nous mettons l’accent sur l’inconscient dynamique. Selon Freud, on découvre lors d’une analyse un contenu déjà là ; le patient est motivé d’empêcher que ce contenu devienne conscient. A mon avis, les découvertes font lors de l’analyse sont des « co-créations » (Les scientifiques savent depuis longtemps qu’il y a une dichotomie trompeuse faite entre la création et la découverte : les deux sont pareilles, simplement c’est des perspectives différentes.) Donc, rendre l’inconscient conscient exige plus que de faciliter l’accès chez le patient des contenus mentaux inaccessible jusqu’alors pour le patient. Mais si nous acceptons que ce qui est découvert est co-créé, nous devons prendre en compte que le travail analytique inclut ce qui n’avait jamais été rencontré auparavant aussi bien que ce qui est refoulé, dénié et clivé voire forclos. A travers les contributions de l’analyste, le patient peut devenir conscient de ce qui n’a pas été, voire ce qui n’a pas existé à priori auparavant, avant cette rencontre avec l’analyste.
Réponses à Ellen Sparer et Cesar Botella
Je suis honoré par l’attention de la SPP et je m’attends à un échange aussi instructif qu’agréable. Pour commencer, je remercie Ellen Sparer et Cesar Botella de l’excellente introduction qu’ils ont faite à notre débat. Je suis en accord avec eux en ce qui concerne l’histoire de la pensée psychanalytique américaine, ainsi que de la manière dont mes idées y sont situées. Je ne voudrais clarifier que certains points.
Comme l’a dit Sparer, le travail d’Alexander et French était très important pour la psychanalyse aux États-Unis, mais il convient d’établir une distinction entre leur concept de l’expérience émotionnelle correctrice et la technique qu’ils ont proposée. Cette dernière a été rejetée par la plupart des analystes américains, pour la bonne raison qu’elle accuse une attitude présomptueuse et hypocrite envers le patient. Mais, pour de nombreux collègues, l’idée reste valable qu’une réussite analytique clinique est fondée sur une série d’épreuves où certaines attentes pathogéniques (transferts) du patient sont rejetées. C’est dire un processus d’apprentissage fondé sur une série d’expériences émotionnelles correctrices.
Sparer dit justement que l’analyste moyen américain ne pense plus beaucoup à la théorie des pulsions. Selon moi, c’est parce que la théorie des pulsions ne donne aucun avantage clinique. En même temps, il faut séparer la théorie des pulsions du principe de plaisir-déplaisir, qui reste extrêmement utile pour le travail clinique. Ici, de même que chez Alexander et French, nous touchons à l’importance du pragmatisme — c’est à dire à l’importance du résultat clinique comme point de repère pour la théorie.
Donc, Botella, qui d’habitude me comprend parfaitement, n’a pas raison quand il dit que je minimise la référence au transfert, aux conflits internes, et à la sexualité infantile. Plus exactement, ce que je dis c’est qu’il faut reconsidérer notre méthode afin d’apprécier ces facteurs très importants : il s’agit justement de prendre en compte l’épistémologie de la rencontre clinique dans la théorie et la pratique psychanalytiques.
Parallèlement, Botella dit que je donne la priorité à la réalité matérielle et à sa modification. Cela n’est pas vraiment exact. Plus exactement, je donne la priorité à la construction du patient de la réalité matérielle et de sa modification – ce qui est une toute autre chose. Et j’insiste sur le fait que, pour évaluer le succès d’une telle modification, il faut utiliser un critère le plus éloigné possible de la théorie de l’analyste, afin d’éviter le problème de la circularité dans le travail clinique (on trouve ce qu’on croyait, a priori, exister). C’est pour cela que je mets l’accent sur les buts thérapeutiques spécifiques.
Quant à la découverte de l’inconscient, elle est pour moi de la première importance. Mais je comprends cette découverte comme étant une construction. En psychanalyse, comme partout en science, la distinction entre découverte et construction serait illusoire. (Peut-être aurai-je ci-après l’occasion de m’expliquer) Alors, pour moi, la seule distinction entre “la psychanalyse” et “la psychothérapie psychanalytique” consiste en certains détails concrets du cadre : fréquence des séances, utilisation du divan, etc., et non en principes méthodologiques.