Le meurtre fondateur, Monographies et débats de la revue française de psychanalyse, P.U.F., Paris 2015, ISBN : 978 2 13 062838 5.
Cette monographie est le prolongement du colloque éponyme de 2014. Entre Totem et Tabou avec l’idée d’un meurtre du « père de la horde primitive » à l’origine de la société et de la loi et L’homme Moïse et le monothéisme où le meurtre de Moïse par son peuple serait l’acte princeps du mythe organisateur de la religion, entre les deux donc, Au-delà du principe du plaisir où la dialectique Eros /pulsion de mort s’articule au jeu du masochisme primaire et du sadisme. La psyché naît du meurtre : « Au commencement de la mentalisation était l’acte du meurtre fondateur » dit Freud. Le sacrifice des fils, effectif ou retenu, en est la version ritualisée dont on peut retrouver des traces dès les cultures primitives. La domestication des animaux et des plantes est un point de rupture. Au paléolithique, les traces de violences humaines sont infimes et les représentations humaines essentiellement féminines et sexuelles. Avec le néolithique apparaissent les premières tombes et l’activité symbolique tandis que les sociétés se hiérarchisent. Les inégalités sociales s’accompagnent de représentations masculines liées au pouvoir. Le contrôle de la sexualité féminine continue de hanter toutes les religions. Autour des sacrifices humains, les religions à sacrifice, puis les monothéismes, s’organisent. Ceux-ci témoignent d’un changement de considération : les dieux des ennemis y sont niés. Jean Paul Demoule distingue les peuples dont le roman national s’assoie sur une défaite, (Grèce antique, Israel) de ceux construits sur une victoire (Etats-Unis). La France est dans une position intermédiaire, le scénario christique lié au meurtre ritualisé du Roi, sacrifice fondateur, est en même temps au cœur d’une culpabilité collective transcendée par le don universel des valeurs de la révolution (ce qui justifiera les guerres napoléoniennes).
Le processus de symbolisation est passage de l’acte meurtrier à sa représentation totémique. Alain Gibeault distingue l’originaire, fondement de l’existence qui est de l’ordre de la structure, de l’originel, qui est premier dans le temps et fonde l’histoire. Le mythe est le produit indissociable des deux. L’originaire serait une condition de la représentation de l’origine, son pouvoir magique tient au fond hallucinatoire où il s’organise. La représentation témoignerait de la lutte contre des angoisses de non-représentation ; angoisses annihilantes de dé-différenciation ou de fusion confusionnante avec l’objet et cause d’une violence destructrice. Les rituels, où la mémoire s’inscrit, et les représentations de mise à mort, permettraient de conjurer le danger en soulignant les différences (sexuelles, sociales etc.), aidant à « surmonter le désir profond d’une unité indifférenciée avec le monde », source d’angoisse. Le prix de cette lutte est la culpabilité. L’enfant doit se séparer psychiquement du monde pour en produire des images qui le représentent en son absence, d’où le plaisir de la recherche « infinie » des formes plastiques.
Jean Pol Tassin propose une analogie entre la neurobiologie et la deuxième théorie des pulsions, idée poursuivie par Claude Smadja, d’un équilibre instable du vivant entre ses deux pulsions organisatrices. Le meurtre « mythique » du père de la horde primitive est cause dans cette perspective d’une tendance dé-sexualisante au profit de l’identification et du surmoi. César Botella explore une autre analogie entre la reconstruction par l’historien de la préhistoire et une mémoire individuelle irreprésentée qui ne reviendrait au jour que par le réinvestissement des traces motrices et perceptives des expériences d’avant le langage. La préhistoire individuelle se fait alors histoire. Poursuivant, Jean Louis Baldacci souligne l’ambiguïté de cet objet emblématique qu’est le biface, à la fois arme et outil. Ambiguité aussi de la sépulture qui par la mise en scène de l’énigmatique de la mort permet sa transformation en un souvenir et un récit. De même, du pouvoir magique accordé aux lieux cachés procède une créativité qui sourd d’une sorte de scène primitive négativée. Autre analogie avec Daniel Kunth, astrophysicien, qui brosse une histoire de l’univers faite du meurtre et de la dévoration permanente les unes par les autres des étoiles et galaxies. L’énergie absorbée d’un coté par le trou noir est créatrice de nouvelles formes par le biais des dites « fontaines blanches ». Cette histoire du Big Bang racontée aux simples par le biais du meurtre stellaire lui permet de réinterroger le thème du colloque : tous les meurtres ne sont pas fondateurs. Jean Michel Baunschweig enfonce le clou dans une étude du passage de la captation de la violence dans le champ social, depuis la vendetta familiale à l’exclusivité du prince puis de l’état. Quant à la peine capitale dont l’abolition n’a pas changé les niveaux de criminalité, elle ne paraît ni fondatrice ni destructrice d’un ordre social nouveau.
Face aux contestations de la thèse de Freud quand à un Moïse assassiné par son peuple, la plupart des analystes ont abandonné l’idée d’un surmoi culturel. Et pourtant chaque progrès de civilisation entraine l’adoption d’un nouvel idéal collectif. Et l’individu qui transgresse cet idéal, est puni par son surmoi sous forme d’angoisse. Les idéaux sont collectifs mais le surmoi reste individuel conclut Gilbert Diatkine. L’action inhibitrice qui en résulte provoque des identifications contradictoires : à ceux qui ont promu ce progrès et à ceux qui s’y sont opposés. Un interdit de penser en découle : des violences épouvantables ont eu lieu, l’état de civilisation qui les a rendues possibles n’est plus, il ne faut plus y penser. Interdit qui fait le lit de la répétition y compris dans le symptôme. D’autant que les idéaux ne résistent pas à « la banqueroute de la civilisation ». Et Laurence Kahn souligne l’ambiguïté du Weltanschauung, vision du monde, par lequel Freud justifie l’espoir d’une dictature de la raison, terme qui est par ailleurs un leitmotiv du Mein Kampf hitlérien.
Si le passage à l’acte meurtrier implique toujours un certain degré d’obnubilation de la conscience, le caractère fondateur du meurtre dépend de l’instauration d’une « liturgie conciliatrice ». Raphael Draï en veut pour preuve le meurtre de Remus par Romulus au moment où celui-ci franchit délibérément la frontière de la future cité que son frère vient de tracer dans le sol. Provocation désacralisante qui contient en germe l’inscription liturgique après coup dans le registre du sacré. Revenant à Moïse, il note que l’hypothèse du meurtre de Moïse est précédée du meurtre par Moïse d’un égyptien. Acte qui lui est rappelé à un moment où sous l’emprise de la colère il pourrait récidiver. Aucune loi ne peut véritablement réguler l’inceste et le meurtre, d’où leur inévitable répétition. Freud faisait l’hypothèse d’un gain dans la culture accompli par le peuple juif par le dégagement de la fusion à la mère, d’une pensée sensorielle (en particulier visuelle) qui pousse au repentir, à la pensée réflexive, à l’après coup (cf. sur ce point le texte sur Dostoïevski). Draï remarque que l’injonction décalogale est au futur, indiquant l’aboutissement d’un processus. Temps de l’après dont procède la liturgie, temps de la prise de conscience collective, qui permet la transformation de la pulsion par la retenue de l’agir de rétorsion. (La survalorisation de l’héritage symbolique, implicite ici, ne cacherait-elle pas le maintien envers et contre tout d’un attachement libidinal à un maternel originaire, sur le modèle bien connu du Tartuffe : « cachez ce sein que je ne saurais voir… » ?).
Gerard Lucas, enfin, s’étonne de « la désinvolture » de Lévy Strauss vis-à-vis des « implications inconscientes du matériel ethnographique » qui lui ferait méconnaitre la transmission des traumas, des éléments historiques, des deuils, au cœur de l’organisation symbolique elle-même.